Le 20 janvier 2016, le Dr Anna V. Stogova, chercheuse à l’Institut d’Histoire mondiale de l’Académie russe des Sciences à Moscou, me plongeait dans la joie et l’impatience avec ce message :
« Cher Monsieur Capron,
Tout d’abord je voudrais vous remercier de votre ressource électronique très informative. Moi aussi j’ai une information qui peut vous intéresser : une lettre autographe de Guy Patin à Christiaen Utenbogard du 18 mai 1652 est conservée aux Archives de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg. À l’appui je vous envoie ces trois photos. Maleureusement, il est impossible de lire la lettre d’aprés ces photos. Il est interdit aux Archives de faire des photocopies.
Cette lettre m’a interressée à cause de la forme insolite de la feuille. Outre cela, la photo no 3 permet de voir que la lettre pliée a été percée par je ne sais quoi de triangulaire. Je vous serais très reconnaissante si vous pouviez donner votre avis, est-ce que vous avez vu des lettres pareilles ? et faire part de votre explication.
Bien amicalement. »
Les trois photos jointes, que la discrétion ne nous autorise pas à reproduire, étaient prises de biais, ne permettant pas de lire la lettre, mais en montrant suffisamment pour garantir sa parfaite authenticité. Je n’ai pas su trouver l’explication des fines perforations qui intriguaient Anna Stogova ; mais nous convînmes qu’elle se vouerait corps et âme à obtenir une reproduction intégrale de ce document tout à fait original, [1] conservé à Saint-Pétersbourg sous la cote :
Архив Санкт-Петербургского Института Истории Российской Академии Наук (СПбИИ РАН), Западно-Европейская секция, коллекция 9, картон 354, №19.
[Archives de l’Institut d’Histoire de l’Académie russe des sciences à Saint-Pétersbourg, Section de l’Europe occidentale, collection 9, carton 354, no 19].
Avec l’aide très obligeante et zélée de M. Guy Cobolet, directeur de la BIU Santé, et à l’issue de bien des péripéties, dont un voyage exprès de notre amie russe à Saint-Pétersbourg (à quatre heures de Moscou, par train à grande vitesse), un courrier électronique du 9 avril 2016 nous communiquait de parfaites reproductions électroniques de cette pièce vivement convoitée :
« Chers Messieurs,
Je suis heureuse de vous envoyer enfin la reproduction tant desirée, en espérant que vous ne serez pas déçus aprés l’attente de si longue durée. […]
Tout amicalement,
Anna Stogova. »
C’est avec un immense plaisir, une grande fierté et une insigne reconnaissance à l’égard du Dr Stogova, [2] que nous en donnons la transcription, la traduction et le commentaire.
Une étiquette imprimée est collée sur le recto de la chemise contenant la lettre :
« 156 Patin (Guy), médecin et célèbre bel esprit du xviie siècle, né à Hodenc près Beauvais, 1602, [3] mort à Paris en 1672.
L. a. s., [4] en latin, à Christ. Utenbogard, médecin à Utrecht, Paris, 18 mai 1652, 1 p. in‑4. Cahet-camée. [5] Rare.
Belle et très curieuse lettre dans laquelle il trace un énergique tableau des désordres de la Fronde, caractérisant en termes vigoureux la reine, Mazarin, les Princes et le Parlement. “ Heureux, s’écrie-t-il, les Bataves qui n’ont ni tyrans, ni princes impertinents, ni cardinaux, ni évêques, ni moines. ” Il termine en demandant des livres imprimés par les Elzevirs [6] et signe : Tuus ex animo Guido Patinus, Bellovacus Doctor Medicus Parisiensis, etc. »
Sous l’étiquette, cette inscription manuscrite en russe :
Аукцiонъ 18 дек. 1909 года
[Enchères publiques 18 déc. 1909].
Le Dr Stogova nous a fourni ces explications :
« La lettre à été achetée par un célèbre historien et collectionneur russe, Nikolaï Petrovich Likhatchev (1862-1936). [1] Likhatchev a fait des voyages en Europe entre 1892 et 1914 (et particulièrement à partir de 1902, quand il a été nommé vice-directeur de la Bibliothèque publique impériale, aujourd’hui Bibliothèque nationale russe) pour acheter des livres, des manuscrits et autres antiquités, et les mettre à la dispositions des chercheurs russes. [7] Likhatchev connaissait bien les commissaires-priseurs européens qui l’ont parfois sollicité comme expert. [8] On peut présumer qu’il a acquis cette lettre de Patin au cours de ces voyages. L’inscription que porte la chemise contenant la lettre atteste qu’elle a été acheté aux enchères publiques le 18 décembre 1909. » [9]
M. Cobolet a trouvé la preuve définitive de cette vente dans le Catalogue d’une intéressante réunion de lettres autographes provenant des collections de plusieurs amateurs, comprenant entre autres une série de manuscrits d’Alfred de Musset, un exemplaire de « La Marseillaise » de la main de Rouget de Lisle, des pièces sur la famille des Arnauld et sur Port-Royal, etc., dont la vente aura lieu le lundi 21 février 1910, à trois heures très précises du soir, à Paris, Hôtel des Commissaires priseurs, rue Drouot, salle no 9, par le ministère de Me André Desvouges, commissaire priseur, rue de la Grange-Batelière, 26, assisté de M. Noël Charavay, expert en autographes, rue de Furstemberg, 3 (Paris, Noël Charavay, 3, rue de Furstemberg). La lettre de Guy Patin qui nous intéresse y est décrite au bas de la page 39, sous le numéro 156, et c’est cette annonce qui a été découpée et collée sur la chemise qui la renferme encore aux Archives de Saint-Pétersbourg. La seule discordance restant à éclaircir concernait alors la date de la vente : même en tenant compte du décalage entre les calendriers julien (russe) et grégorien, celle qu’a écrite N.P. Likhatchev (18 ou 30 décembre 1909) reste antérieure de deux mois à celle qu’annonce le catalogue (21 février 1910).
Pour clore le débat et après maints efforts, le tenace M. Cobolet a déniché à la Bibliothèque de l’Institut le volume 43 (année 1909) de L’Amateur d’autographes (édité par le susdit Noël Charavay). Il contient curieusement deux fois le « Compte rendu de la vente du 18 décembre 1909 » : la première aux pages 31‑33 (sans notre lettre de Patin), la seconde aux pages 95‑98 (avec elle, sous le numéro 156). La bizarrerie s’est dissipée quand M. Cobolet a trouvé cette annotation dans la table des matières (page 408 du volume) : « Compte rendu de la vente du 18 décembre 1909 [lisez 21 février 1910], 95 » (où 95 renvoie à la première page du second compte rendu ci-dessus). La vente a donc bien eu lieu le 21 février 1910 et la plume russe qui a annoté la chemise contenant le manuscrit a simplement reproduit l’erreur qui s’était glissée dans L’Amateur d’autographes.
Lettre latine de Christiaen Utenbogard à Guy Patin, le 18 mai 1652 [2]
Clarissimo viro D. Christiano Utenbogardo, Doctori Medico Eminentissimo, Ultrajectum.
Ecce ad Te scribo, vir clarissime, pauca quidem, sed vera, imo verissima : vivo et valeo, singulari Dei beneficio, bellicis et civilibus nostris tumultibus indolens quidem et ingemiscens, sed quid agerem ? cætera sanus. Isthæc dissidia Reginæ nostræ et purpurati nebulonis Mazarini cum Principibus de stemmate regio, et singulis florentissimi antehac regni Ordinibus ipsi Mazarino inimicissimis ac infensissimis, tandem si Deus volet, componentur.
Si antehac ad Te non scripserim, non est quod mireris : vix enim mihi succurrebat quod scriberem, præter miserias et clades nostras publicas, de quibus nihil ad Te pertinebat : o vos felices ac fortunatos forti pectore Batavos, apud quos nulli Tyranni, nulli Principes fatui, nulli Cardinales et Episcopi, nulli Monachi, civilium et extraneorum bellorum authores nulli ! Neque velim Te de fide mea quidquam dubitare, si a longo tempore librorum nostrorum hic excusorum nihil ad Te miserim : in causa fuit Riolanus noster, qui nobis pollicebatur novorum Opusculorum Anatomicorum editionem, quod tandem præstitit : habebimus enim ante mensem de ea ipsa re varios Tractatus, quos statim at Te mittam cum alijs quæ hic habeo Tibi jamdudum addicta et consecrata. Interea vero scribas ad me velim, si valeas et nostri memineris : quod si feceris, Epistolam tuam mittes ad D. Simonem Moinet (qui hanc Tibi missurus est) Leidæ commorantem apud Elsevirios, Academiæ Typographos, per quem facile tuas recipiam. Collegam et popularem tuum D. Guill. Canterum, meo nomine, si placet, officiosissime salutabis : meque Tui studiosissimum redamare non desines. Vale igitur vir clarissime.
Tuus ex animo Guido Patinus, Bellovacus, Doctor Medicus Parisiensis, et saluberrimæ Facultatis Decanus.
Parisiis die Sabbathi, 18. Maij, 1652.
Traduction annotée
Au très distingué M. Christiaen Utenbogard, éminentissime docteur en médecine, à Utrecht. [a]
Très distingué Monsieur,
Je vous écris peu de mots certes, mais sincères, et même très sincères. Par la singulière grâce de Dieu, je suis en vie et me porte bien, du moins sans souffrir ni gémir de nos tumultes militaires et civils : qu’y pourrais-je donc faire ? Autrement, je me porte bien. Si Dieu voulait, s’apaiseraient enfin ces discordes de notre reine [3] et du vaurien empourpré, Mazarin, [4] avec les princes du sang royal et tous les parlements d’un royaume naguère si fleurissant, qui sont fort contraires et hostiles à ce Mazarin. [10]
Ne vous étonnez pas si je ne vous ai pas écrit plus tôt ; presque rien à vous dire ne me venait à l’esprit, hormis nos misères et nos calamités publiques, qui ne vous concernaient en rien : o vos felices ac fortunatos forti
pectore Batavos, apud quos nulli Tyranni, nulli Principes fatui, nulli
Cardinales et Episcopi, nulli Monachi, civilium et extraneorum bellorum
authores nulli ! [11][5] Je ne voudrais pas non plus que vous doutiez le moins du monde de ma bonne foi quand, de longue date, je ne vous ai envoyé aucun livre imprimé à Paris : la raison en est que notre Riolan a enfin achevé les nouveaux Opuscula anatomica qu’il nous promettait de publier ; [12][6] avant un mois, nous en aurons donc les divers traités ; je vous les enverrai aussitôt avec d’autres livres que j’ai ici gardés depuis longtemps, et qui vous sont voués et consacrés. En attendant, je voudrais pourtant que vous m’écriviez pour me dire si vous vous portez bien et vous souvenez de nous. Si vous faites cela, envoyez votre épître à M. Simon Moinet (qui vous remettra celle-ci) ; [13][7][8] il demeure à Leyde chez les Elsevier, imprimeurs de l’Université, [9] et je recevrai aisément vos lettres par son intermédiaire. Vous saluerez très obligeamment de ma part, s’il vous plaît, votre collègue et compatriote M. Willem Canter. [14][10] Ne cessez pas de me rendre la très ardente affection que j’ai pour vous. Portez-vous donc bien, très distingué Monsieur.
Vôtre de tout cœur, Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur et doyen de la très salubre Faculté de médecine de Paris. [11]
De Paris, ce samedi 18e de mai 1652.
Péroraison
Imprimées ou surtout manuscrites, écrites en français ou en latin, reçues ou envoyées, des milliers de lettres qui appartenaient à la correspondance de Guy Patin ont aujourd’hui disparu. La plupart ont sans doute été détruites, mais quelques-unes demeurent profondément enfouies. En en exhumant une, Anna Stogova fait briller une splendide lueur d’espoir. Puissent d’autres curieux en sortir d’autres au grand jour et nous les transmettre, comme elle a si généreusement fait, car aucune n’est mineure à nos yeux. C’est la plus belle récompense que nous puissions attendre de notre labeur ; car ce faisant, nous prolongeons ce qu’il y a de plus généreux et d’admirable dans la correspondance de Patin.
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