Micheline RUEL-KELLERMANN
Chirurgien-dentiste honoraire,
Docteur en psychopathologie clinique et psychanalyse.
109 rue du Cherche-Midi 75006 PARIS
ruelkellerman@free.fr

Résumé

Le colloque est une forme littéraire en vogue au XVIe siècle. Mais cette forme est unique pour cette première œuvre connue, exclusivement consacrée à l’odontologie. Elle s’adresse à tous ceux qui s’intéressent aux dents.

L’auteur espère par cette publication, protéger les patients des pratiques abusives et dangereuses des charlatans et enseigner les barbiers qui ont beaucoup à apprendre.

Il disserte sur les dents, leurs maladies, la douleur, les traitements possibles et la meilleure façon de les conserver tout au long de la vie. Des préceptes d’hygiène de vie et une insistance pour convaincre de l’importance des dents garantes d’une bonne santé générale donnent à ce colloque des accents incroyables de modernité : la prévention est omniprésente.

Cet ouvrage est d’autant plus précieux qu’il apporte, à côté des théories plus ou moins classiques de son époque, ou d’autres plus personnelles et charmantes de naïveté, le témoignage de l’exceptionnel sens clinique de son auteur qui s’insurge contre des croyances qui perdureront jusqu’au XVIIIe siècle et même, au delà de FAUCHARD. Malheureusement Francisco MARTINEZ ne sera redécouvert qu’à la fin du XIXe siècle.

On pourrait penser que c’est une sorte d’ouvrage scientifique de vulgarisation, il est beaucoup plus que cela, par son ampleur jamais donnée jusque là à la bouche et aux dents, par ses qualités pédagogiques, par sa richesse d’observations des comportements psychologiques et sociaux . Dans un style alerte, non dénué d’humour, sont mis en scène des protagonistes, maris et femmes se disputant, voisins moqueurs etc…Il nous semble les reconnaître parmi les spectateurs des scènes dentaires représentés par les plus grands peintres. Les uns comme les autres témoignant d’un intérêt qui n’a d’égal que l’angoisse qui le sous-tend.

 

Mots-clés : histoire, colloque didactique, odontologie pratique.

Abstract

« Short and digest colloquy on the teeth and the marvellous work of the mouth… ». Original work written by the priest Francisco MARTINEZ (v.1525-1585) dentist at the court of Philippe II of Spain.

The colloquy is a literary form up to date during the XVIth century. But this form is single for this first known work, exclusively devoted to odontology. It is addressed to all those which are interested in the teeth. The author hopes by this publication, to protect the patients from the excessive and dangerous practices of the charlatans and to teach the barbers who have to learn much.

He describes teeth, their diseases, pain, treatments and the best way of preserving them throughout the life. Precepts of hygiene of life and an insistence to convince of the importance of the teeth guarantor of a good general health give to this colloquy an incredible accents of modernity : the prevention is omnipresent.

This work is all the more invaluable as it brings, beside the more or less traditional theories of its time, or others more personal and charming of naivety the testimony of the exceptional clinical sense of its author which rises against beliefs which will persist until the XVIII century and even beyond FAUCHARD.

Unfortunately Francisco MARTINEZ will be rediscovered only at the end of the XIX century. One could think that it is a kind of scientific work of popularization, it is much more than that, by his broadth ever given, until there, with the mouth and the teeth, by his teaching qualities, his richness of observations of the psychological and social behaviors.

In an alert style, not without humour, are staged the protagonists : disputing husbands and women, mockers neighbours … It seems to us to recognize them among the witnesses of the dental scenes represented by the great painters. Ones like the others testifying to an interest which has equal only the anguish which under tightens it.

 

Key-words : history, didactic colloquy, practical odontology

Francisco MARTINEZ est né à Castrillo de Onielo dans la région de Palencia. Ce prêtre qui aura consacré une grande partie de sa vie à l’odontologie, en aura fait une spécialité à part entière en écrivant le premier important ouvrage, traitant exclusivement d’une dentisterie pratique : Colloque court et condensé sur la denture et l’oeuvre merveilleuse de la bouche, avec de nombreux remèdes et conseils utiles pour traiter et prendre soin des Dents , « Dédié au plus haut et puissant seigneur, le Prince Don Carlos, notre seigneur » et « Composé par le Bachelier Francisco Martinez, natif de la ville de Castrillo de Onielo » à VALLADOLID 1557.

De sa vie, on ne sait que très peu de choses. En l’absence de registres paroissiaux, sa date de naissance est située entre 1520 et 1530. Il a peut-être été curé de Saint Munoz (à Salamanque ?) avant les années 50 : (il aurait donné l’Avis sur les deux interprètes de la sainte Écriture, à Don Antonio de Cordoba qui le signale en 1559, lors de son interrogatoire lors du procès de Bartholomé Carranza de Miranda, archevêque de Tolède, accusé, comme bien d’autres, d’érasmisme )Ce qui prouverait qu’il a d’abord été prêtre avant de se vouer à l’odontologie. Nous ne savons rien de ses études ou de ses titres universitaires, ni quand lui est venu cet intérêt pour la dentisterie.

Vers 1555-56 il rentre à Valladolid après avoir voyagé ou guerroyé à travers l’Europe (Allemagne, Flandre, Italie) aux côtés de Philippe II.

En 1557, il publie le « Colloquio breve y compendioso sobre la materia de dentadura y maravillosa obra de la boca ». Il fait état d’un titre de « Bachiller », et de chapelain du fils de Philippe II, le Prince Don Carlos, auquel il dédie l’ouvrage. Il précise qu’il n’est pas médecin et que son ouvrage a reçu l’approbation de Galuez, médecin « licenciado » à la cour.

En 1565, apprécié par le roi, il obtient le titre de «licenciado» et devient dentiste de la Cour. Les comptes royaux attestent d’un versement au Licencié Francisco Martinez de la somme de 60.000 maravedis, de salaire annuel, à l’égal de celui des médecins et chirurgiens de la Maison Royale.

En 1570, fort du succès du Colloque, il publiera un « Tractado breve y compendioso, sobre la maravillosa obra de la boca y denta dura », traité plus strictement scientifique. Il le dédiera à Anne d’Autriche, quatrième épouse de Philippe II.

En 1579, gravement malade, il séjourne à Castrillo d’Onielo et perçoit néanmoins son salaire. En 1583, eu égard à son âge, il obtient l’autorisation de résider à Alameda del Valle, proche de Madrid, à charge de se rendre à la cour en cas de besoin. Il y meurt le 10 septembre 1985. Il lègue sa fortune à un orphelinat de jeunes filles de sa ville natale où il est enterré selon sa volonté.

L’ouvrage, précieusement conservé à Madrid, l’un à la Bibliothèque Royale, l’autre à la Bibliothèque Nationale est resté méconnu pendant près de trois siècles : le Dictionnaire des Sciences Médicales (biographie) Panckoucke de 1824 lui consacre une ligne et demie et dans sa Bibliographie de la Médecine Espagnole, l’historien Morejon signale en 1842 sa rareté.

Un premier article de Julio Endelman de Philadelphie parait au début de 1903 dans la revue Dental Cosmos, puis en France, en 1925, Raymond Boissier, dans la Revue de Stomatologie, évoque ce qu’il sait de sa vie et résume succinctement son œuvre. En Espagne, les études les plus importantes ne se feront que dans la deuxième moitié du siècle ; on retiendra celles de F G. Carmona Arroyo qui lui a consacré une thèse et plus récemment, les nombreux écrits de Javier Sanz.

Ces auteurs, tout en affirmant le caractère précurseur en bien des points de cet ouvrage, se posent la question de savoir si Francisco Martinez a eu connaissance des ouvrages allemands qui ont précédé le sien. Le premier est un opuscule de vulgarisation, probablement publié par un médecin qui, estimant l’odontologie peu valorisée, a préféré garder l’anonymat ; il est écrit, non pas en latin mais dans la « langue vulgaire » du pays. Cet « Artzney Büchlein wider allerlei kranckeyten und gebrechen der tzeen », (Livre des remèdes pour toutes sortes de maladies et de traumatismes des dents ), est une compilation annoncée de 44 pages extraite de Galien, Celse, Avicenne, Mesue etc… ; quinze éditions plus ou moins remaniées paraîtront de 1530 à 1576 (la première, éditée à Leipzig). Les deux autres ouvrages sont signés d’un médecin et chirurgien de Strasbourg, W H Ryff ; l’un parait en 1545 ou 48, « Nûtzlicher Bericht, wie mann die augen und das gesicht, …wie mann den mundt, die Zan und biller frisch…fest erhalten », (Instructions utiles pour garder en bonne santé, pour fortifier et revigorer les yeux et le visage, rendre la bouche plus fraîche, les dents propres et les gencives fermes). Ce livre de 61 pages est, pour la plus grande partie, destiné aux yeux ; il présente peu d’originalité pour la partie réservée aux dents, mais la mention d’une relation possible entre les affections oculaires et dentaires est à retenir. L’autre « La petite chirurgie » de 1551, présente une série d’instruments, à usage exclusivement odontologique, dont les quatorze à nettoyer d’Abulcassis. Certains historiens accusent cet auteur de plagiat.

Rappelons que le savoir odontologique du XVIème siècle est encore bien ancré dans celui d’Hippocrate, Galien, Avicenne ou Abulcassis. Francisco MARTINEZ en gardera lui aussi une grande partie, sans se référer particulièrement à l’un ou à l’autre.

Cependant l’originalité indéniable de cet ouvrage repose sur l’étonnant bon sens clinique et psychologique de l’auteur, doublé d’un don pédagogique sans précédent. Le savoir ou les préceptes ne sont plus doctement énoncés mais adaptés à chacun des interlocuteurs.

Signalons que la dernière page des 304 de l’ouvrage est illustrée par un bois gravé représentant Santa Apolonia. En langue castillane, la forme littéraire de l’ouvrage, directement inspirée des Colloques d’Érasme est unique pour traiter de dentisterie : un dialogue souvent théâtral en quatre parties avec plusieurs protagonistes. Le ton souvent divertissant ne doit pas occulter le savoir scientifique qui, tout en étant encore dans la tradition galénique, innove et dépasse largement le discours de l’époque ; s’alternent conseils pragmatiques, réflexions philosophiques et discussions souvent réjouissantes entre hommes et femmes.

Dans sa préface « Al Rey », Francisco Martinez se dit parfaitement conscient d’être l’auteur d’un ouvrage original, premier de son genre, et pour lequel il demande à son très puissant Roi de lui assurer la protection de son oeuvre pendant quinze années.

Au prologue, il s’adresse à tous, patients et barbiers en espérant que ces derniers qui ne reçoivent aucune formation en tireront profit, et il souhaite ne heurter personne par la rudesse de certains propos, enfin, selon la rhétorique de l’époque, demande aide à Dieu. Puis, il justifie son travail en déclarant que : « Aussi bien les anciens que les modernes ont soigneusement étudié et décrit toutes les parties du corps, analysé les maladies et cherché à les guérir. Par contre, ils n’ont fait que peu de cas de la bouche, et de la denture, la bannissant pratiquement de leurs préoccupations ». Et il ajoute « les médecins et les chirurgiens sont tellement éloignés de ce domaine que les patients ne les appellent pas et qu’eux ne les recherchent pas non plus. C’est à cause de tout cela qu’il y a tellement d’abus, de duperies, d’erreurs, de bévues, de négligence et qu’une multitude de gens perdent leurs dents prématurément. Je crois qu’il n’est pas très difficile de penser que la raison principale tient au fait que ces docteurs ne veulent pas s’en charger et en laissent le soin à des charlatans et à des gens dépourvus d’art et de science ». Guy de Chauliac, deux siècles plus tôt déplorait déjà cet état de fait.

Le colloque se tient soit sur une place de Valladolid, en compagnie du premier interlocuteur, Ramiro, soit dans la maison de ce dernier où se retrouvent amis et voisins.

Dans ce bref exposé, ne seront retenus que certains des propos les plus novateurs.

Citons en premier sa déclaration presque solennelle, véritable pierre angulaire de l’ouvrage « Les dents sont les instruments les plus importants et les plus essentiels pour la préservation de la santé humaine et la prolongation de la vie, après la chaleur vitale»

Valerio (Martinez) aura donc la lourde tâche de démanteler toutes les croyances populaires, les préjugés et les comportements nocifs les plus répandus.

Dés la première partie, Valerio lance « une attaque contre ceux qui méprisent les dents ». Avec un courage inouï pour l’époque, il n’hésite pas à fustiger ceux qui négligent leur bouche et leurs dents. Rappelons brièvement que durant le Moyen Age, l’eau était festive : les bains et étuves publics ne répondaient pas à un souci d’hygiène mais de plaisir souvent très licencieux, en témoignent les « jeux d’eau » du jardin des délices de J . BOSCH ou le bain mixte de la chaise de choeur de la Cathédrale de Zamora.

A partir du XVe siècle s’amorce une tentative de séparation des sexes en même temps que naît un sentiment de dangerosité de cette même eau qui ouvrant les pores de la peau ne peut qu’accélérer la propagation des maladies, notamment la terrible peste. Progressivement les bains et étuves publics sont appelés à disparaître confortant la moralisation des mœurs par le clergé et l’usage de l’eau se fera de plus en plus parcimonieux. Soulignons qu’il se durcira encore plus sous le règne du très catholique Philippe II. Ainsi une crasse protectrice et vertueuse entretenue par tous, et une haleine « puante » émanera le plus souvent des bouches. Érasme, homme sensible et fragile, avait essayé d’inculquer à ses contemporains dans sa « Civilitas morum puerilium » (1530) quelques recommandations succinctes pour « tenir propre » la bouche et les dents. Mais pour Érasme, il s’agissait de promouvoir une sorte de politesse « courtoise », donc à visée sociale alors que pour Martinez, il va s’agir autant de préserver la santé bucco-dentaire que le bien-être intime de chacun. Il va avec beaucoup d’adresse psychologique, au lieu de les réprimander, prêter des désirs à ceux qui n’en ont probablement pas, pour mieux convaincre et comme on dirait maintenant pour mieux « motiver ».

Ecoutons les protagonistes :

Valério : « J’en vois qui se targuent de négliger la propreté et la conservation de leurs dents, disant qu’il leur importe peu d’avoir les dents propres ou sales, qu’elles tiennent ou qu’elles tombent, car ils n’ont personne à qui plaire ou à contenter, comme si la nature ne les avait pourvus qu’à cet effet. Et ils ne s’en tiennent pas là, ils raillent et ils ridiculisent ceux qui s’en préoccupent, spécialement, les personnes âgées, les religieux, les ecclésiastiques, ou les veuves. Si bien, que nombreux sont ceux qui n’osent pas le faire malgré le désir et le besoin qu’ils en ressentent. Et s’ils le font, c’est en cachette et dans la peur de susciter un scandale »

Ramiro : « Voulez vous que je vous dise à quel point vous avez raison ! Une de mes belles-sœurs, veuve, se lavait les dents ; mes frères et ses parents voulaient la lapider et je n’étais pas parmi les derniers, en disant qu’elle voulait se remarier. La pauvre prit les choses calmement, et sans offenser ni Dieu, ni le monde, elle se fit ôter un couffin de tartre. »

Toujours dans cette première partie, prouvant par là même ses qualités de clinicien, il déclare que la dent non seulement ne s’accroît pas tout au long de la vie, mais diminue par usure normale ; l’erreur, dit-il, vient de ce que les dents qui poussent paraissent grandes alors que toutes les autres parties du corps vont continuer à croître et fait dire à Ramiro, qui a tout compris, que « les dents sont grandes chez le  muchacho  et paraissent petites quand il devient homme ». Rappelons que la croyance en l’accroissement continu des dents perdurera, même chez nos plus grands experts pour les dents, jusqu’en 1771 avec John Hunter qui mettra un terme à cette croyance.

Concernant les dents « postiches » il dissuade avec fermeté Ramiro qui, s’estimant de la « confrérie des mal dentés » a l’intention de s’en faire poser pour remplacer ses dents manquantes. Il lui dit : «Malheureux, n’en faites rien ! ma sœur, qui puait de la bouche à une demi-lieue, les perdit toutes pour en remplacer une. En effet, pour en maintenir une seule, ne faut-il pas la lier à deux autres, saines, bien entendu. Le fil qui les relie les blesse, les use, les entame si rapidement qu’au bout d’un an il faut en poser trois au lieu d’une : en quelques temps toute la denture y passe ».

La deuxième partie se passe dans la maison de Ramiro, avec son épouse Christiola qui s’inquiète de la fièvre de son enfant causée par l’éruption de trois dents. Valerio expose l’évolution des deux dentitions jusqu’à l’apparition des dents de sagesse. Conseils prophylactiques, précautions d’extractions etc…, y sont développés. On en retiendra que les molaires doivent être, particulièrement, surveillées et dès qu’apparaît le moindre signe de carie de la partie externe, il faut l’exciser avec un ciseau et un maillet car « il n’y a pas d’acier plus dur que la première chemise de la dent, mais il n’y a pas de bois aussi mou que ce qu’il y a dedans ». Toutes ces précautions éviteront la contamination des dents voisines, la mauvaise haleine, la douleur.

La troisième partie voit de nouveaux interlocuteurs, Sufrisel, un invité de Ramiro, son épouse Celtibia et sa fille Gracilinda qui décourage les galants par sa mauvaise haleine, Elia dont toutes les dents sont cariées et Fulgencia.

Cette partie est consacrée aux quatre « passions » qui affectent les dents :la carie, l’ulcération des gencives, le tartre et les traumatismes.

Encore sous l’influence de Galien, la carie dépend de l’humeur en cause, noire pour la cholérique, blanche et insidieuse pour la phlegmatique ou celle plus profonde qui vient de la sanguine. Beaucoup plus pertinente et originale est sa dénonciation de la présence d’un ver responsable de la carie. Cette croyance remontant aux Assyriens, elle persistera jusqu’au XVIIIe. Arrêtons nous sur sa magistrale démonstration au cours d’un échange aussi drôle que pertinent :

Gracilinda : « Pour sûr si j’étais un homme je ne me marierais pas, pour tout l’or du monde, avec Elia.

Christiola : Pourquoi ?

Gracilinda : Que Dieu m’en préserve, mon lit serait plein de vers

Valerio : En voilà une idée, et d’où viendraient-ils ces vers ?

Gracilinda : De ses dents

Valerio : Les dents n’ont pas de vers

Celtibia : Mais qu’est ce que la carie si ce ne sont pas les vers qui mangent les dents ?

Valerio : Je ne souhaite rien d’autre que de lever cette erreur.

Gracilinda : ce n’est pas une erreur puisque l’autre jour j’ai vu une femme faire sortir une demi écuelle de vers de la bouche d’Elia par des fumigations avec des petites boules de cire.

Valerio : Plus encore, si ça avait duré plus longtemps

[…]

Valerio : Je dis qu’il n’y a pas de vers dans la dent

[…]

Sufrisel : Je le crois, mais que faites vous des vers qui tombent dans l’écuelle d’eau ?

Valerio : Sachez Mr Sufrisel que les petites boules de cire contiennent des semences de jusquiame, de plan de poireaux, de ciboule et lors de la fumigation, ce sont les vers qui sont dans la semence qui sortent avec la chaleur et tombent dans l’écuelle….. Voulez-vous en être certain ?

[…]

Valerio : Eh bien demandez à cette vieille qui l’autre jour faisait des fumigations à Elia, d’en faire à Gracilinda qui n’a pas une carie ou à un enfant qui n’a pas encore de dent, et vous verrez que ces petites boules produiront des vers et j’en ai souvent fait l’expérience avec ceux avec lesquels j’ai expliqué le principe.

Et Valerio conclura que les vers ne pouvant s’engendrer que dans la chaleur et l’humidité, les dents sont trop sèches pour engendrer une chose vivante comme un ver.

Exhortation à ne pas attendre la douleur pour se préoccuper des dents ; cette douleur qui fait dire à Sufrisel : « La rage de dent est aussi forte que l’ennemi, aussi cruelle que le bourreau et aussi sauvage que le fauve. Et je crois que quiconque, aussi courageux soit-il, ne se prendra pour un lâche que de fuir sa rencontre ». Francisco MARTINEZ fait preuve de la même prudence que ses prédécesseurs : l’extraction doit être mûrement réfléchie après percussion et sondage de la dent pour assurer un sérieux diagnostic avant ce geste irréversible.

L’ulcération des gencives et le tartre

Le tartre attaque les gencives, les ramollit, les ulcère et provoque la formation de pus. Il faut éviter d’abuser des saignées, purges, onctions, frictions. Avant tout, il faut faire un bon nettoyage local, et demander au barbier d’enlever le tartre. Source de mauvaise odeur de la bouche, il ne soutient pas les dents. Plus tôt on l’enlève, plus c’est facile et moins il y a de récidive.

Beaucoup redoutent le contact des instruments en fer. Il sera conseillé au barbier d’utiliser des grattoirs en argent réalisés par l’orfèvre Miguel Sanchez. L’usage du cure-dent en argent, du même Sanchez est conseillé à tous. Mais l’usage de solvants acides est formellement prohibé.

 

La quatrième partie énonce une règle générale : de la modération en tout : trop est aussi nuisible que pas assez. Martinez récapitule, en présence des protagonistes, toutes les règles déjà édictées non seulement pour conserver les dents mais aussi pour préserver la santé générale : seront traités la diététique, l’hygiène de la bouche et des dents et le danger de l’usage des fards. Enfin, il termine par un rappel de tous les remèdes évoqués et les « personnalise » aux troubles de chacun.

Concernant la diététique, Martinez met en garde contre les repas trop copieux, trop fréquents, et tous les abus de vin, de fruits verts, d’épices, de condiments ou de sucre. Il est en cela à la pointe de la pensée de son époque très en accord avec le padouan Cornaro dont le 1er traité publié en Italie en 1558 « De la sobriété, conseils pour vivre longtemps » dénonce l’excès, le gros et le gras ; rappelons l’amélioration du rendement agricole, la disparition des disettes et le recul de la faim qui, au XVIe siècle, permet aux gens du peuple de céder à la valorisation de la quantité, réservée jadis aux seuls nantis.

Là encore l’originalité de Martinez est de s’inscrire dans le courant de pensée médicale éclairé qui invite chacun à prendre soin de lui-même, et innove en y ajoutant le souci de conserver une bonne santé dentaire, condition sine qua non, d’une bonne santé générale. D’où une incitation à la sobriété, certes en accord avec l’Église, mais pertinente pour un global « mieux vivre ». Une fois de plus, on voit l’habileté de Valerio-Martinez  à faire passer des règles sauvegardant tout autant la morale que la qualité de la vie.

 

Les prescriptions d’hygiène bucco-dentaire vont suivre la même démarche. Bien sûr, depuis Hippocrate, les préceptes d’hygiène et de prévention ont été maintes fois recommandés et de plus magnifiés par Mahomet dans un sens fondamentalement religieux. Au risque de répéter, Martinez insiste sur la nécessité de suivre les règles pour en tirer un bénéfice personnel avant même un bénéfice social ; ce dernier restant, faut-il le rappeler, le seul moteur jusqu’au XVIIIe siècle comme l’a si bien démontré Norbert Elias, dans sa « Civilisation des mœurs ». Résumons : l’usage de l’urine semble inutile ; sont bannis toutes les drogues violentes, acides ou caustiques. Chaque matin la bouche sera lavée avec du vin blanc coupé d’eau ou du thé. Il va de soi qu’après chaque repas, l’on nettoiera les dents en veillant à ce que le lin ne soit pas trop rugueux et on lavera la bouche avec du thé ou une infusion de lentisque. Le cure-dent est recommandé à la condition qu’il ne soit pas trop agressif pour les gencives.

Tous les quinze jours, on frottera les dents avec des poudres : pierre ponce, corail, sucre, corne de cerf, oxyde de zinc, encens et myrrhe, le tout en parties égales et on fera faire un détartrage, deux fois l’an.

La dénonciation du danger de l’usage des eaux de visage et des fards est capitale.

Venu d’Italie cet usage s’est propagé à la fin du XVe siècle à tous les pays d’Europe et a touché toutes les classes sociales.

Le Greco. Scène de genre

Les abus sont déconseillés mais non leur usage. Ils ne seront dénoncés réellement que dans le dernier tiers du XVIIIe, pour des raisons diamétralement opposées à celles du XVIe pour lequel la porosité est responsable de tous les malheurs, alors que deux siècles plus tard, c’est parce que les fards « bouchent » les pores qu’ils seront proscrits. Rappelons que Nostradamus prescrit la même année que le Colloquio, dans « Le vraye et parfaict embellissement de la face et conservation du corps en son entier » du sublimé pour rendre la « face d’une beauté tirant sur la couleur d’un argent fin ». Et vint cinq ans plus tard, Jean Liébault, dans ses « Trois livres de l’embellissement des femmes » (1582), d’un côté dit des « fards quels sont le sublimé et blanc d’Espagne, desquels se faut garder comme de la peste » … « l’haleine en devient incontinent puante et les dents (qui sont des principaux ornements de beauté), en sont rendues bien tost noires, corrompues et si gastées, que ayant souvent mal, l’on sera contraint les faire arracher l’une après l’autre… », et d’un autre côté, il légitime cependant le recours aux fards pour la recherche d’un mari ou pour toute correction de la nature. Au chapitre sur les dents, il dit de la puante haleine: « laquelle à la vérité est si detestable qu’elle est cause le plus souvent de séparer le mary & la femme », et « pour les dents noires de la fumée du vif argent » il prescrit l’eau forte avec modération et recommande de mâcher des amandes ou d’avoir dans la bouche de l’huile d’amande ou quelques pièces d’or.

Martinez aurait pu tout simplement condamner cet usage qui transgresse la beauté naturelle donnée par Dieu, beaucoup plus adroitement il déclare sans aucune ambiguïté : « Toutes les eaux de visage composées de sublimé et de produits forts, et les fards sont dangereux pour les dents » et les femmes « deviennent vieilles avant l’âge et perdent très vite la belle apparence qu’elles prétendaient gagner ». Et pour mieux convaincre, il en démontre les dangers physiologiques : « Le corps et tous les membres et parties qui le composent communiquent facilement de l’un à autre par les pores et les conduits qui se remplissent jusqu’à la moindre parcelle des substances et des flux.…Dès que la vipère met son venin dans le pied, aussitôt il arrive au cœur par ces mêmes conduits. De la même façon, le sublimé est un venin, même s’il l’est moins ; il est tout minéral et chaleur ; une fois sa vertu communiquée aux dents et aux gencives, il en corrompt et détruit la complexion, à partir de là se développe la corrosion ». Et tout en reconnaissant que « ce qui est appliqué à l’extérieur n’a pas autant de force que ce qui est reçu à l’intérieur », il déclare que « Si les femmes prenaient et mettaient dans la bouche la quantité de sublimé qu’elles s’appliquent, non seulement elles compromettraient leurs dents mais aussi leur vie ». Et à l’effrontée Gracilinda qui dit « qu’en prenant un peu de vin ou de l’eau esthétique, les fards ne sont pas nocifs », Valerio répond que « pour que ce soit bénéfique, il faudrait garder le vin ou l’eau esthétique dans la bouche aussi longtemps que les fards sont sur le visage ». Il prescrit une distillation à base de corne de cerf, de sang de dragon, de myrrhe etc â€¦ cette eau ayant pour effet de « tempérer la chaleur et fortifier les gencives » ; eau qui devra également être utilisée tous les quinze jours pour laver la tête de celles qui utilisent des produits pour les cheveux.

En conclusion

D’évidence, Francisco Martinez fait preuve d’une avance sur son temps en bien des points avec ses explications qui peuvent nous paraître simplistes mais que l’on se doit d’une part, de resituer dans leur siècle et ne pas oublier d’autre part, qu’il s’adresse à des gens du peuple et que la seule façon de modifier les comportements ou les croyances est de faire simple pour être sûr d’être un peu entendu et de ne pas craindre la répétition pour être un peu retenu. Il défend la Dent et demande à celui auquel elle appartient de tout mettre en œuvre pour la conserver et la soigner si besoin est. Il cherche littéralement à éveiller une conscience dentaire chez tous ceux qui l’écoutent.

Enrichi de dessins des principaux instruments préconisés, cet ouvrage didactique, est exclusivement consacré à ce que l’on peut qualifier de dentisterie pratique. Et comme il le dit dès son Prologue, il donne ainsi des lettres de noblesse à un savoir méprisé et le plus souvent ignoré par les médecins. Dans un style alerte, direct et non dénué d’humour, le Colloquio est accessible, il s’adresse à tous, y compris aux barbiers pour pallier l’absence d’enseignement et combattre les pratiques abusives et dangereuses des charlatans. En dépit et à cause des comportements de son époque, il attribue aux dents, à l’hygiène, à la diététique une importance digne de notre courant de pensée de prévention, et Francisco Martinez peut-être considéré comme un véritable précurseur de l’odontologie d’une incroyable modernité. Si des théories anciennes ont encore ses faveurs, il fait preuve cependant d’un sens critique qui l’amène par son bon sens clinique à s’insurger contre des croyances, des usages ou des conduites qui perdureront jusqu’au XVIIIe siècle. Citons tout particulièrement, l’accroissement continu des dents, la carie due à un ver, l’exhortation à ne pas attendre la douleur pour se préoccuper de ses dents, le tartre, soutien des dents, la modération alimentaire et le danger de l’usage des fards.

On peut dire que ce Colloquio est profondément humain, véritable reflet du Siècle d’Or espagnol. Il était important de redonner une place d’honneur dans l’histoire de l’Art dentaire à ce prêtre qui s’est dévoué avec autant de brio que d’enthousiasme à notre profession, deux siècles avant notre Fauchard.

Remerciements

 

Je tiens à exprimer mes remerciements pour l’aide aussi précieuse qu’amicale du Professeur Javier Sanz, Président de la Sociedad Espagnola de Historia de la Odontologia qui a eu la générosité de me communiquer plusieurs précieux documents en plus de ses travaux personnels.

Je remercie également Marie France LORENTE, professeur agrégé d’espagnol, qui m’a traduit avec beaucoup de gentillesse et de dévouement des passages de ce texte aussi passionnant que difficile.

Références

BATAILLON M. Érasme et l’Espagne. Librairie Droz S.A. Genève 1998
BOISSIER R. L’Art dentaire en vieille Castille vers le milieu du XVIe siècle. in Revue de Stomatologie, 1925, t. XXVII, n°12 p. 1407-1424
CARMONA ARROYO F G. La literatura odontologica en el renacimiento espanol. (Contribution al estudio de la vida y la obra de Francisco Martinez de castrillo y su epoca.). in Medicina Espanola. 1972, n° 68, p. 39-48
CORNARO L. De la sobriété, conseils pour vivre longtemps. Million, Grenoble, 1991 (1ère éd. italienne 1558)
ELIAS N. La civilisation des mœurs. Calmann-Lévy, 1973
ENDELMAN J. A dental book of the sixteenth century. in Dental Cosmos, 1903, vol.45, p. 39-43
HOFFMANN-AXTHELM W. History of Dentistry (translated by Koeler H M, Chicago USA). Quintessence Publishing Co, Inc. 1981, p. 151-154
LIÉBAULT J. Trois livres de l’embellissement des femmes. Paris, 1582
NOSTRADAMUS M. Le Vraye et Parfaict Embellissement de la face et conservation du corps en son entier. Anvers, 1557
PEREZ J. L’Espagne du XVIe siècle. Armand Colin, Paris, 2003
SANZ J. Historia General de la odontologia Espanola. Masson, S. A. Barcelona 1998, p. 62-76
SANZ J. Francisco Martinez de Castrillo (ca. 1525-1585). in Maxillaris octobre 2000, p. 49-50
VIGARELLO G. Le propre et le sale. Editions du Seuil, 1985
VIGARELLO G. Le sain et le malsain. Editions du Seuil, 1993
VIGARELLO G. Histoire de la beauté. Editions du Seuil, 2002
WENBERGER BW. History of Dentistry (An introduction to the) St Louis 1948, vol 1 p. 276-279