Jacqueline Carolus*, Francis Houzelot**

*126bis rue de la Côte 54000 NANCY
Jacqueline.carolus@free.fr

** 1 place de Lorraine 88100 ST-DIÉ

Résumé

A la mort de Stanislas, en 1766, la Lorraine, jusqu’alors Etat indépendant, est annexée sans ménagements par la France. Les impôts et les corvées sont renforcés, les transformations sociales importantes, le prix du blé augmente, de nombreux Lorrains sont arrêtés, la situation devient insupportable pour certains sujets. La seule solution est l’émigration, d’autant qu’à l’époque, l’attrait pour la Russie est vif.

Les premiers émigrants de Lunéville sont les enfants du célèbre sculpteur Barthélémy Guibal. Dieudonné et 4 de ses sœurs vont rapidement occuper à Moscou et à Saint Pétersbourg des postes de responsabilité. Leur réussite va attirer en Russie de jeunes insatisfaits.

C’est ainsi que Victor-Joseph et Charles-Auguste Saucerotte, officiers de santé, vont émigrer en 1802 et grâce aux recommandations des Guibal occuper respectivement les postes enviés de dentiste des Tsarines Marie Fédorovna et Elisabeth et de dentiste du Tsar Alexandre.

Tous, carrière et fortune faites, reviendront finir leurs jours en Lorraine.

A la mort de Stanislas, le 23 février 1766, la Lorraine se retrouve brutalement rattachée à la France et Lunéville, capitale d’un état, devient une petite ville de province.

Désarroi à la mort de Stanislas

Les Lorrains avaient eu beaucoup de peine, quand le dernier héritier du duché, le jeune François III, les avaient abandonnés pour la Toscane et les beaux yeux de Marie-Thérèse d’Autriche. Certains avaient suivi leur Duc, devenu plus tard empereur, et s’étaient établis en Toscane, en Autriche ou en Hongrie . On s’était finalement habitué à Stanislas, arrivé en étranger, puis on l’avait aimé, malgré la présence du Chancelier de La Galaizière, le représentant détesté de la France convoitant la Lorraine. Grâce à Stanislas, à sa curiosité, sa culture, sa bonté, la cour de Lunéville rayonnait dans l’Europe des lumières, accueillait les philosophes, les scientifiques et les écrivains les plus en vue. L’économie de la Lorraine s’était redressée, les fondations du Roi bénéficiaient aux plus humbles comme aux plus puissants. Stanislas mènera son œuvre de bienfaisance jusqu’à la fin de sa vie, en dépit d’une santé dégradée, presque aveugle et impotent. Ce Prince, ami des philosophes, fort tolérant, laissait régner dans ses Etats une grande douceur de vivre.

Malheureusement en 1766, immédiatement après la mort du roi c’est l’occupation française, la désolation … Le Chancelier La Galaizière, « fossoyeur de la Lorraine » va , dès le 5 mars 1766, à Versailles, remettre à Louis XV, les sceaux de la Lorraine et revient pour disperser et vendre à l’encan tous les biens de Stanislas, (le château pillé est transformé en caserne), renforcer les levées d’impôts, les corvées … Des transformations sociales importantes vont modifier l’équilibre, plus de 1300 personnes seront arrêtées et jetées au « dépôt de mendicité » dans des conditions d’hygiène lamentables, le prix du blé va augmenter notablement, les hivers suivants seront rigoureux, si bien que misère et faim vont donner naissance au mécontentement puis à des pulsions insurrectionnelles parfois graves comme celle de 1771. Un climat de révolte traversé de crises violentes subsistera jusqu’à la révolution.

On imagine que pour certains sujets de Lunéville la situation devienne insupportable. La mort du Roi Stanislas en 1766 et la fin de la cour de Lunéville expliquent le départ pour la Russie de quelques Lorrains, artistes ou artisans. Ils ne font d’ailleurs que suivre le mouvement général, correspondant à un intérêt de toute l’Europe pour la Russie à cette époque. On est sous le règne de Catherine qui attire les beaux esprits, mais également des immigrants de classes moyennes grâce à des recruteurs. Les recrutés sont, dit-on, souvent d’origine lorraine ou alsacienne; ils exercent des métiers urbains, on leur accorde exemption d’impôts et d’autres charges pendant 30 ans. Le français est la langue de la Cour russe et beaucoup de Français, à partir des années 1750, vont embrasser en Russie la carrière de précepteur, de gouverneur ou de professeur de langue française.

Le départ pour la Russie ne se décidait pas au hasard et nécessitait de nombreux préparatifs. Le meilleur moyen d’obtenir une place en Russie consistait à être recommandé par une connaissance ou un ami déjà installés dans le pays.

Les premiers immigrants de Lunéville que nous connaissons sont les enfants de Barthélémy Guibal, le sculpteur de la Place Royale, ils vont sur les traces des Messins Nicolas Gillet, peintre, Jean-Baptiste Le prince, graveur, et d’Anne Marie Falconnet, la sculpteuse.

L’émigration des enfants Guibal

Barthélémy Guibal avait été Premier sculpteur de Léopold puis de Stanislas. Membre de l’Académie de sculpture et de peinture de Nancy, établi à Lunéville, il avait orné de statues les parterres et les bassins des Bosquets et réalisé avec Cyfflé la belle statue de Louis XV de la Place Royale. Mais il était surtout l’auteur des statues en plomb de la Place, œuvre-maîtresse de sa vie d’artiste. A sa mort, en 1757, (Stanislas est encore là), il laissait 15 enfants.

Un de ses fils Dieudonné-Barthélémy est le premier émigrant. En 1766, à la mort de Stanislas, à 22 ans, il part pour Moscou où on le trouve directeur général des douanes, puis directeur de l’Institut des demoiselles nobles de Moscou enfin Conseiller d’état et chevalier de Saint Wladimir. Après un séjour de 51 ans à Moscou, il revient à 73 ans terminer ses jours à Pont-à-Mousson, chez son beau-père.

Quatre de ses sœurs, attirées par sa réussite le suivent.

Elisabeth, réside en 1776 à Saint-Pétersbourg, elle revient épouser à Lunéville, en 1788, Pierre-Jacques Dufeigne, Sieur de Kéranforêt, lieutenant de cavalerie. Tous deux retournent en Russie et le mari devient Premier écuyer de Catherine de Russie, dont elle est Dame d’honneur. Elle y exerce en outre ses talents de peintre, a pour élève la Princesse Yousoupoff . Elisabeth revient mourir à Lunéville le 12 octobre 1817.

Marie Elisabeth, sa sœur, devient à la suite du grand frère, Directrice de l’institut des demoiselles nobles de Moscou, elle épousera en Russie en 1770 d’abord Mr Carbonnier, puis le général Perret. Elle meurt pour certains en 1808 ? pour d’autres en 1817 ? à Moscou. D’après la chronique, « l’épouse du Général Perret était retombée en enfance depuis l’incendie de Moscou ».

Marie-Catherine, célibataire, revient mourir à Lunéville en 1816 à 77 ans.

Marie – Jeanne, l’épouse du sculpteur Mathis (il a repris l’atelier de son beau-père). En difficultés depuis la mort de Stanislas, ce dernier semble vivre un certain temps à Saint-Dié et travailler pour l’évêché de 1777 à 1782). Marie-Jeanne se rend seule en Russie fin 1781, elle y marie ses 3 filles à 3 Lorrains. On ne sait si elle revient à Lunéville où si elle meurt là-bas au milieu de la colonie lunévilloise. Son époux, le sculpteur Mathis les aurait-il rejoint à un moment ? Certains l’affirment, ce voyage pourrait se situer entre 1802 et 1805 ? Benoît Mathis s’éteignit à Lunéville le 21 septembre 1809.

Par l’intermédiaire des courriers, des mariages, des testaments, des partages, des allées et venues, on voit qu’il persiste des relations suivies entre Lunéville et Moscou. Il n’est pas douteux que la présence à Moscou de cette colonie lunévilloise contribua à créer des liens entre les deux centres.

Il faut imaginer le voyage France-Russie à l’époque, quelle épreuve !. Les accidents de voiture, les réparations, les mauvais chemins sont le lot quotidien et pourtant on circule beaucoup entre la Lorraine et Moscou. Lorsque la saison est propice, le trajet peut se faire en 4 à 6 semaines, le voyage est fatiguant, Diderot se rend de La Haye à la cour de Catherine en plus de 2 mois. L’abbé Georgel attire l’attention sur le fait que l’état des routes se détériore au fur et à mesure de la progression vers l’empire russe et de nombreuses difficultés d’ordre climatiques s’en mêlent : chutes de neige obligeant à utiliser les traîneaux, dégel où l’on s’embourbe sans oublier les risques de brigandage et le coût élevé du voyage. On circule habituellement dans des carrioles, couvertes de nattes et de matelas appelées « Kubitka », soit sur des traîneaux.

Le Maître-chirurgien Saucerotte

Nicolas Saucerotte est du même âge que Dieudonné Guibal l’émigré, il en a régulièrement des nouvelles. Ce Nicolas Saucerotte, Maître en chirurgie, chirurgien ordinaire de Stanislas, est lithotomiste en chef à l’hôpital Saint Jacques de Lunéville, nommé en 1777 par décret royal. Une fondation avait été créée par Léopold, poursuivie et particulièrement dotée par le roi de Pologne afin que les « pauvres calculeux » soient soignés gratuitement. Ce centre était renommé.. Mais pendant la révolution, Saucerotte est aux armées. Dès 1792, devant la gravité de la situation, il s’est engagé avec ses 2 plus jeunes fils (il en a 6), -17 et 19 ans, – tous deux sont officiers de santé.

Le père, d’abord chirurgien en chef de l’armée du Nord puis de l‘armée de Sambre et Meuse, constate l’état de délabrement désastreux du corps de santé en campagne. A Lunéville, la fondation des calculeux risque de disparaître. En 1798, excédé, il adresse cette note à l’administration « le citoyen Saucerotte, lithotomiste en chef de la fondation du roi de Pologne prévient la commission qu’à moins d’accidents imprévus, les opérations de la taille se feront pour la dernière fois, le 28 du présent mois… », puis il prend sa retraite. Nicolas Saucerotte mourra en 1814, sans revoir ses fils .

Les fils Saucerotte

Tous deux jeunes officiers de santé, peu formés, ils avaient fait avec leur père les guerres de la Révolution. Mécontents de leur situation à Lunéville, ils sont attirés par la Russie qu’ils connaissent par leurs parents Guibal. Le Tsar Alexandre, qui vient de succéder à son père Paul Ier, rousseauiste, élevé par un précepteur suisse Laharpe, aime la France et attire les talents français, on fait appel à Carème pour la cuisine, à Valentin Hauy pour faire lire les aveugles …

Nos deux Saucerotte, encouragés par la présence de Lunévillois à Moscou s’embarquent en 1802.

Victor-Joseph, l’aîné, né en 1773, -il a donc 29 ans – est immédiatement engagé comme dentiste de la veuve de Paul Ier, la tsarine Marie-Fedorovna (née Sophie de Wurtemberg-Montbéliard), elle vit dans l’ombre de la Grande Catherine, s’est contentée de faire des enfants que sa belle-mère a élevé. (Catherine meurt en 1796, à 67 ans). Paul Ier lui succède de 1796 à 1800, mais il est assassiné. Son fils Alexandre devient tsar, sous le nom d’Alexandre 1er.

Quand Victor-Joseph arrive, Marie-Fédorovna est veuve, mère du Tsar régnant Alexandre, elle réside soit à Moscou, soit le plus souvent à Saint-Pétersbourg, ou au palais Pavlovsk (domaine offert jadis par Catherine à son fils). Victor-Joseph devient son dentiste attitré, il est également nommé dentiste de la Tsarine Elisabeth, épouse d’Alexandre.

Victor-Joseph exerce d’abord à Moscou, où il se trouve en 1812 (sa générosité envers ses compatriotes pendant l’incendie de Moscou est restée dans la légende), puis il suit les tsarines et s’installe à Saint Petersbourg, où il exercera jusqu’en 1820, date de son retour à Lunéville.

Victor-Joseph a eu 3 enfants : Charles-Constant, François-Victor-Reine et Antoine-Constant – Il meurt à Lunéville en 1845.

Son frère Charles-Auguste, né en 1775, 27 ans, lui aussi officier de santé, débarque à Saint-Petersbourg où, introduit par les demoiselles Guibal, il est rapidement nommé dentiste du Tsar Alexandre.

Nous ne savons malheureusement rien des dents d’Alexandre, sinon que, qu’à son mariage – à 17 ans- le Tsar a les cheveux de couleur brun clair, des yeux bleus de myope et de « très jolies dents ». En 1802, il a 25 ans, on le dit mondain, de belle taille, doux et imposant à la fois, élégant, vêtu habituellement de blanc de la tête aux pieds, (on prétend qu’il avait l’habitude d’humidifier ses culottes de peau pour rehausser l’effet sculptural de son anatomie). Il « tirait » fortement la tête en avant et il est sourd de l’oreille gauche. A la suite d’une chute de cheval, il boîte de la jambe gauche. Très superstitieux, il veillait toujours à chausser d’abord son pied gauche, puis ouvrait la fenêtre et respirait l’air frais pendant 1/4 d’heure. Il aimait l’exactitude, ne se montrait jamais en négligé.. Maniaque de l’ordre, il ne traînait rien sur sa table de travail et les papiers qu’on lui donnait à signer devaient tous avoir le même format. Il mène une vie saine, se lève à 6 h. prend un thé avant de descendre dans le parc où les animaux accourent à sa rencontre, retourne à ses appartements, où il reçoit ses ministres. A 3h. il rend visite à sa mère à Pavlosk, dîne à 4 h., prend un thé à 9 h. travaille dans son bureau et à 11 h, mange des petits suisses ou des prunes avant de se coucher. (D’abord en guerre contre la France aux cotés des Autrichiens, Alexandre est allié de Napoléon de 1807 (traité de Tilsitt- à 1812) .

Charles-Auguste Saucerotte ne suit pas le Tsar dans ses campagnes, il est installé à Saint-Pétersbourg où le tsar se retire le plus souvent.

Fortune faite, Charles-Auguste rentre en France avant son frère, il revient à Lunéville en 1817 avec ses 4 filles et ses 2 fils. Une de ses filles épouse Charles-François Guibal, neveu de ces dames Guibal installées en Russie, ce qui est la preuve que ces 2 familles sont toujours restées proches.

Bibliographie

Delestre J. : Nicolas Saucerotte, lithotomiste, chirurgien des armées. Mémoires de l’Académie de Stanislas . 1998.
Noel M. : Un élève de Guibal, Basile Benoit Mathis. Annales de l’Est. 1964 p190-196.
Hergott : Le Docteur Nicolas Saucerotte
Ricklin J. : Contribution à l’étude de la chirurgie en Lorraine, Nicolas Saucerotte. Nancy, 1924, Soc. d’Impressions typographiques .
L’influence française en Russie. Publication de l’Institut d’études slaves. Mamers. 2004.

Notes

1 Le gouvernement russe, au début du règne de Catherine, en 1762-63, pour peupler la région de la Volga, pratique avec l’aide de recruteurs, une politique d’immigration. Mais les colons français sont essentiellement des Lorrains et des Alsaciens d’origine urbaine qui vont s’installer à Moscou et Saint Pétersbourg, plutôt qu’à la campagne. Au XVIIIe la haute société russe est opiniâtrement française, les précepteurs sont français, les Français sont les ornements des salons et leur intégration à la société russe est assez rapide,
2 Son arrière petit-fils Tony écrit « Etant atteint depuis quelques temps d’un hydrothorax, quand l’armée russe entra dans Lunéville le 15 janvier 1814, il se fit conduire à la fenêtre de son cabinet qui donnait sur la rue des Cloutiers, s’appuyant sur les bras de deux assistants pour voir les Cosaques qui passaient à l’extrémité de la rue. Puis on le reconduisit à son fauteuil où il expira … »
3 A la fin du XVIIIe une nouvelle vague de Français découvre le chemin de la Russie. C’était des gens que la Révolution avait chassé, des aristocrates, de petits abbés, Madame Vigée-Lebrun, Ledoux qui dédie à Alexandre son « Architecture », des artistes, Melle George du théâtre français (dont on dit même qu’elle fut la maîtresse de l’Empereur), le frère de Marat, professeur de lycée …
4 1 Leur belle-sœur, épouse de Nicolas, est la petite nièce de Guibal.
5 Sophie Dorothée de Wurtemberg, élevée à Montbéliard, éduquée à la française, avait épousé en secondes noces, le grand-duc Paul Pétrovitch, fils de Catherine II. Entrée par son mariage dans l’église orthodoxe, elle avait reçu le nom de Marie Fiodorovna. Elle fit venir près d’elle à Pavlovsk, une colonie de Comtois.
6 Marie Fedorovna (1759-1828). Peinte par Mme Vigée-Lebrun en 1797.
7 Elisabeth Ielisaveta Alexeïevna (1779-1826) peinte par Mme Vigée-Lebrun en 1798.