Marguerite ZIMMER
Docteur en Chirurgie Dentaire,
DEA, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sorbonne, Paris
Vice-Présidente de la SFHAD

C’est dans le département de la Seine Inférieure – l’actuelle Seine Maritime – à Bolbec, arrondissement du Havre, que naît le 12 avril 1821, à cinq heures du soir, celui qui sera l’un des personnages clés de notre profession, Apolloni Pierre Préterre.

Généalogie de la famille Préterre

Le grand-père d’Apolloni, Pierre Préterre, est un cultivateur né en 1744. Il demeure à Lintot, petite commune rurale située près de Bolbec. En 1782, alors que Pierre a 38 ans, la famille s’agrandit ; y naît un fils, auquel le père donne le nom de Pierre Abraham. Vingt-neuf ans plus tard, le 23 novembre 1811, Pierre Abraham épouse Aimée Désirée Holey. Le mariage est célébré à Lintot ; la mariée a 22 ans. De cette union naissent plusieurs enfants, dont quatre nous intéressent tout particulièrement.

    • Le 7 décembre 1812, Aimée Désirée met au monde Pierre Adolphe (1), dont le prénom usuel se retrouve dans la plupart des publications sous sa forme anglicisée, à savoir Peter A.
  • Nous intéresse ensuite Eugène Placide (2), né le 8 janvier 1817,
  • puis, Apolloni Pierre (3), né le 12 avril 1821, et
  • Adolphe Pierre (4), né le 11 novembre 1824.

En 1812, le chef de famille, Pierre Abraham Préterre, exerce la profession d’employé à la petite voirie de l’arrondissement de Bolbec. Cette petite ville est un centre important de commerce et d’industrie. Les filatures y sont nombreuses: on y fabrique de la cretonne, du coutil, des toiles peintes, des draps et du velours de coton. Bolbec offre par conséquent des emplois variés qui peuvent donner des idées aux esprits ambitieux. Pierre Abraham est de ceux-là. D’employé à la petite voirie, il accède, cinq ans plus tard, au poste de préposé à la police de la petite voirie du canton, et, très rapidement, comme l’indique l’acte de naissance d’Apolloni, Pierre Abraham devient herboriste. Ce renseignement est extrêmement précieux pour l’historien, car il va nous permettre de comprendre par quels moyens la famille Préterre réussira sa fulgurante ascension sociale. Les herboristes, précurseurs de nos pharmaciens, vendent des plantes médicinales ou des préparations à base de plantes. C’est un métier plein d’avenir.

Bien que la preuve formelle de l’émigration de la famille Préterre vers les Etats-Unis ne soit pas encore établie, tout porte à croire qu’elle eut lieu entre 1825 et 1836. En consultant les listes du recensement de Bolbec de l’année 1846 on remarque en effet que Pierre Abraham et sa famille n’habitent pas à Bolbec, alors que d’autres membres de la famille y résident bel et bien. Apolloni Pierre confirmera en 1859 (5) que son père possède aux Etats-Unis une  » Maison « , établissement qui prendrait aujourd’hui le nom de boutique. Pierre Abraham devrait donc avoir connu Eléazar Parmly (1797-1874) et Solyman Brown (1790-1876) qui, en décembre 1834, furent nommés respectivement Président et Secrétaire de la Société des Chirurgiens-Dentistes de la ville et de l’Etat de New York. Il devrait aussi avoir rencontré John W. Crane (1799-1870), à la fois bibliothécaire et membre du comité de cette société des dentistes new-yorkais.

La littérature nous apprend qu’en 1838, Eugène Préterre (6), fils de Pierre Abraham, est bien installé dans un cabinet dentaire situé dans le quartier dénommé The Bowery à New-York. A 21 ans, il fait partie de ces jeunes dentistes résidents déterminés à promouvoir la science dentaire. N’oublions pas que les Etats-Unis comptent alors de nombreux dentistes itinérants. 1839 est une année mémorable pour l’histoire de l’art dentaire aux Etats-Unis. En effet, le 1er juin de cette année là, paraît le premier numéro de l’American Journal of Dental Science. La même année, la Société des chirurgiens-dentistes de New-York est dissoute et remplacée par l’American Society of Dental Surgeons; c’est la première fois au monde que des chirurgiens-dentistes constituent une organisation nationale. Horace H. Hayden, Chapin A. Harris, Thomas E. Bond, et H. Willis Baxley déposent alors la charte du Baltimore College of Dental Science, qui deviendra la première école dentaire du monde.

Pendant ce temps, l’aîné des frères Préterre, Peter Adolphe (7), poursuit ses études de médecine et obtient le fameux M.D., ou doctorat en médecine. Il sera non seulement médecin, mais obtiendra aussi le fameux Doctorat en chirurgie dentaire, ou D.D.S., qui lui sera délivré par le Pennsylvania College of Dental Surgery de Philadelphie, peu après la création de ce qui restera la troisième école dentaire américaine (8), et dont la fondation remonte à 1853. Or Peter A. exerçait l’art dentaire depuis 1847, associant très certainement soins dentaires et actes médicaux. Il avait alors 35 ans, et habitait au 515, Pearl Street à New-York. Ensuite, Peter A. se déplace à la Nouvelle Orléans, où il exerce au 76 St. Charles Street. Il mourra par contre à New-York, le 30 octobre 1870, terrassé par la maladie de Bright.

Le frère cadet, Adolphe Pierre, fait ses études médicales au New-York College of Physicians and Surgeons, et obtient don diplôme en 1849. Adolphe se rend ensuite à Paris dans le but de parfaire sa formation médicale. Il y séjournera pendant trois ans. En 1852, il retourne aux Etats-Unis et s’associe avec son frère Eugène, au N°159, The Bowery, à New-York. Adolphe exerce son métier dans cette ville jusqu’en 1879, année au cours de laquelle il vend son cabinet au Dr. B. H. Dupignac. Il termine ensuite sa vie à Paris et meurt le 20 mars 1886, à l’âge de 63 ans.

La revue internationale d’odontologie (9) révèle, dans sa rubrique nécrologique, qu’Apolloni Pierre Préterre s’était tout d’abord intéressé à l’industrie du vêtement de confection. Il y aurait fait de mauvaises affaires et aurait, semble-t-il, rapidement été déclaré en faillite. Rien d’étonnant en ce qui concerne le choix de cette première activité ! Les métiers du textile sont bien connus de la famille Préterre. Ainsi, la veuve Marthe Cantais Préterre (10), alors âgée de 68 ans, est bobineuse. Son fils Edmond, 30 ans, habite avec sa mère au N° 54 de la rue du Havre à Bolbec. Tout comme Jacques Préterre, un veuf du même âge, domicilié au Hameau du Mont de Bolbec, Edmond est tisserand. Sur les listes de recensements on trouve aussi le nom d’ Eugène Préterre, 34 ans, ourdisseur, qui demeure avec sa femme Radegonde Lépiller, et ses enfants Esther, Maria et Clarisse, au N° 8, de la rue St. Jean à Bolbec. Ces aînés sont vraisemblablement des cousins d’Apolloni Pierre. On voit bien que dans la ville de Bolbec, dotée d’une longue tradition commerciale de l’industrie du tissu, créer ou gérer une entreprise textile n’a rien d’extraordinaire. Apolloni a peut-être été malchanceux dans ce domaine, mais il réussira bien vite à prouver qu’il avait le sens des affaires !

Quand traversa-t-il l’Atlantique ? Je n’ai pas réussi à le déterminer pour le moment. Est-il resté dans la région de Bolbec alors que son père et ses frères étaient à New York, ou est-il revenu à un moment donné des Etats-Unis pour créer son entreprise? La rubrique nécrologique (9) de la revue internationale d’odontologie le fait revenir à Paris en 1854. Or, dans un article publié en 1859, Apolloni (5) révèle que, dès son arrivée en France en 1848, il expose des pièces prothétiques, pour lesquelles il obtiendra d’ailleurs l’unique récompense accordée à l’art de la prothèse. Va-t-il effectuer plusieurs allers-retours entre Paris et New York entre les années quarante et le milieu des années cinquante, ou accompagne-t-il son frère Adolphe en 1852, pour venir finalement s’établir définitivement à Paris en 1854 ? Des recherches plus approfondies, qu’il faudrait mener aux Etats-Unis, apporteraient sans doute une réponse à toutes ces hypothèses.

Le succès et la notoriété que pouvaient acquérir les praticiens américains de Paris autour des années cinquante – comme ce fut le cas pour Christopher Starr Brewster (1799-1870), ou pour Thomas W. Evans (1823-1897) – s’explique par le fait qu’ils furent non seulement attirés par les gains mirifiques que la capitale pouvait leur offrir, mais aussi par le nombre insuffisant de dentistes compétents. Quoi de plus naturel pour Apolloni Pierre Préterre que de revenir au pays ! Peu après son installation, il saura s’adjoindre un opérateur de talent, M. Fowler. Le cabinet, situé au 29, boulevard des Italiens à Paris, acquiert alors très rapidement une certaine renommée.

Durant ces années fastueuses, où la Cour de Napoléon III se tient à Paris, où les souverains invitent toutes les têtes couronnées d’Europe et de Russie, où Napoléon et Eugénie accueillent leurs amis étrangers, savants, écrivains, artistes, médecins, il n’est que trop tentant d’attirer tous ces patients potentiels en se faisant passer pour un  » dentiste américain « . Cacher ses origines était peut-être aussi le meilleur moyen de s’adapter à la  » tonalité générale qui était celle d’une grande bourgeoisie  » où, comme le fait remarquer l’historien Louis Girard (11),  » l’on jouissait en parvenu tout en affectant des prétentions aristocratiques « . Symbole de cette ère nouvelle, l’Exposition Universelle de Paris de 1855. C’est une occasion exceptionnelle de comparer les inventions récentes. Apolloni et Fowler ne manqueront pas de participer à l’événement; ils s’y distinguent en montrant au public les nouveaux procédés de fabrication de dents en porcelaine montées sur une base en platine (12). Le procédé venait en effet d’être inventé par Allen aux Etats-Unis. Apolloni et Fowler présenteront également des modèles de dents en feldspath, en quartz, ainsi que l’ensemble des matériaux avec lesquels les différents modèles présentés furent exécutés. Les prothèses, réalisées en or, attiraient tout particulièrement l’attention des professionnels, car elles étaient bien travaillées. Un critique américain qui visite l’exposition, affirme cependant, avec un esprit un peu trop partial, qu’il aurait préféré voir ce travail dans la bouche d’un patient. Ces travaux seront primés, puisqu’ils se verront honorés de la Médaille unique de prothèse, 1855.

Une première en France : la création d’un journal dentaire professionnel

Deux ans plus tard, en janvier 1857, Apolloni Pierre Préterre a l’heureuse idée de créer un journal professionnel : L’Art dentaire. 

L’Art dentaire, première revue professionnelle française

Cette revue, inspirée du modèle américain, n’a que six mois de retard sur le British Journal of Dental Science, qui diffuse son premier numéro en juillet 1856. Dans l’éditorial du premier numéro de cette première revue française, Préterre explique que les articles seront tirés de diverses publications américaines et anglaises, qu’on y trouvera des observations faites dans les hôpitaux et dans la clientèle privée des confrères. Les colonnes de la revue seront ouvertes aux communications des médecins, aux comptes-rendus des sociétés savantes, aux résumés des livres publiés en France et à l’étranger. C’est donc un mensuel professionnel complet, mis à la disposition du praticien français par un praticien de l’art dentaire, et non par une firme industrielle intéressée par la vente de matériaux. De nombreuses informations viennent bien sûr des Etats-Unis. Elles seront fréquemment fournies par Adolphe Préterre, qui s’empresse de faire connaître aux praticiens français tout nouveau procédé américain.

Dès qu’Apolloni Pierre Préterre s’installe à Paris, les médecins hospitaliers, Trousseau, Nélaton, Maisonneuve, Robert, Ricord, Voillemier, etc., feront appel à ses compétences en matière de prothèse. Les divisions congénitales du voile du palais et de la voûte palatine, ou tout simplement le problème du comblement des pertes osseuses d’origine tumorale ou syphilitique, sont des sujets qui préoccupent alors beaucoup le monde médical. En sa qualité de rédacteur en chef de la nouvelle revue dentaire, Apolloni fait appel, et cela dès le premier volume, à l’élève du célèbre anatomiste Demarquay, le Dr. Parmentier. Ce dernier y rédigera plusieurs essais sur les tumeurs de la région palatine (13). N’oublions pas que la première observation d’une telle tumeur, réalisée à l’aide d’un microscope par le Professeur Blandin, ne date que de l’année 1844. Les nombreuses visites qu’Apolloni fera dans les hôpitaux, lui permettront non seulement de reconnaître un nombre extrêmement élevé de pathologies, mais aussi d’obtenir le concours des médecins et des chirurgiens les plus célèbres pour la rédaction des articles du journal.

Les 16 et 17 juin 1857, Apolloni et Fowler soumettront à l’examen des membres de l’Académie de Médecine et de la Société de Chirurgie de Paris plusieurs pièces prothétiques réalisées sur des malades qui venaient de subir de graves opérations du maxillaire supérieur (14). Parmi celles-ci figurent deux patients de Maisonneuve. Ce dernier avait fait l’une de ces interventions chirurgicales en 1855 à l’hôpital de la Pitié sur le patient Antoine Bouloc, l’autre, en 1852, à l’hôpital Cochin sur le patient François-Joseph Vohlfard. Le docteur en médecine Joseph François de Villemur (15) avait alors appareillé Vohlfard en mettant en pratique les nouvelles applications de la gutta-percha. Cinq ans plus tard, la prothèse s’étant détériorée, Apolloni se voit confier la lourde charge de ré appareiller ce même patient.

Voici l’appareil réalisé pour Vohlfard, voici celui de Bouloc.

Appareil prothétique de François Joseph Vohlfard, réalisé par Apolloni Pierre Préterre

Appareil prothétique d’Antoine Bouloc, réalisé par Apolloni Pierre Préterre.

Apolloni Pierre Préterre est l’auteur de nombreuses publications dont le sujet porte sur les obturateurs palatins. Nous citerons les articles parus dans la Gazette médicale de Lyon (16) , dans le Bulletin de l’Académie Royale de Médecine de Belgique (17), dans la Revue de thérapeutique médico-chirurgicale de Paris (18), dans le bulletin de la Société de Chirurgie de Paris et dans celui de la Société de médecine pratique de Paris (19). En 1865, Apolloni (20) s’intéresse à l’étude de la physiologie du voile du palais, à ses fonctions dans les phénomènes de déglutition et de phonation. En décembre de la même année, il dépose un brevet d’invention (21) pour un palais artificiel et son mode de fabrication.

L’aide de Madame Préterre fut également très précieuse. Avec une patience imperturbable, raconte S. Henry Berthoud (22), l’épouse d’Apolloni Pierre Préterre éduque les enfants nés avec un bec-de-lièvre ou une division palatine. Ce sont de véritables cours d’orthophonie  » basés sur l’étude de chacun des mouvements de la bouche et de la langue, dans la formation des lettres et des mots qu’exécutent par imitation les enfants bien conformés; en copiant ces mouvements, ses petits élèves perdent peu à peu les mauvaises habitudes que les avait forcés à contracter l’absence du voile et de la voûte du palais « . Trois à six mois suffisent pour que les muscles de la face, contractés par la malformation, s’assouplissent et redeviennent fonctionnels.

L’ensemble du travail de Préterre, qui s’étend sur une trentaine d’années, est longuement exposé dans un ouvrage (23) bien connu, et publié en 1884, le Traité des divisions congénitales ou acquises de la voûte du palais et de son voile.

 

Apolloni Pierre Préterre et l’anesthésie

A partir de 1858, un autre domaine scientifique accapare l’attention d’Apolloni Préterre; c’est celui de l’anesthésie. Il (24) sera en effet le premier en Europe à annoncer une invention faite à Philadelphie par J.B. Francis, et qui marquera le début de l’anesthésie électrique.

Néanmoins, c’est une autre forme d’anesthésie qui reste attachée à la mémoire d’Apolloni. Afin de mieux comprendre sa démarche, revenons un peu à l’histoire de l’anesthésie au protoxyde d’azote.

Après le malheureux échec d’Horace Wells (1815-1848) devant le chirurgien John Collins Warren (1778-1856), au Massachusetts Hospital, en janvier 1845, l’anesthésie au protoxyde d’azote n’aura pratiquement plus d’adeptes, ni dans les hôpitaux, ni chez les dentistes américains. 

Monument dédié à Horace Wells, Place des Etats-Unis, Avenue d’Iéna, à Paris.Sur la face latérale droite de l’embase du monument, le sculpteur Bertrand Boutée a gravé le médaillon de Paul Bert.L’inauguration eut lieu le 27 mars 1910, au cours de la dixième session de la Fédération Dentaire Internationale.

Il faudra attendre le mois de mai 1863, c’est-à-dire environ 18 années, pour que ce gaz éveille à nouveau l’intérêt de notre profession. Ainsi, au mois de juillet 1863, le chimiste itinérant Gardner Quincey Colton (1814-1898) s’établit à New York pour y ouvrir une institution où l’on extrait des dents sous anesthésie au protoxyde d’azote. Les dentistes new-yorkais s’intéressent alors à nouveau d’autant plus à ce gaz que A. W. Sprague vient de mettre au point un nouveau gazomètre. Cet appareil permet à la fois de faciliter sa fabrication et d’assurer son stockage, ce qui était loin d’être évident auparavant.

Gazomètre de A.W. Sprague, destiné à produire du protoxyde d’azote (1863)

Quelques mois plus tard, Adolphe Préterre se penche sur le problème de l’inhalation du protoxyde d’azote en réalisant des expériences sur les oiseaux. Il est convaincu que ce gaz pourra être très utile et qu’il ne manquera pas d’être très rapidement adopté en Europe. Adolphe communique les résultats de ses investigations à son frère, et ce dernier construit lui aussi un laboratoire. Il sera équipé d’un gazomètre identique à celui de Sprague. 

Laboratoire d’Apolloni Pierre Préterre équipé d’un gazomètre.

On y retrouve (25) le même ballon contenant un nitrate d’ammonium pur, bien blanc, dépourvu de sulfates et de chlorures, que l’on chauffe modérément à l’aide d’une flamme. On remarque aussi la présence d’une série de trois flacons laveurs contenant des agents chimiques capables de neutraliser les produits impurs qui pouvaient être dégagés au moment de la fabrication du gaz. Celui-ci, purifié, arrive alors dans un gazomètre à cloche en fer-blanc, dans lequel il sera stocké.

Apolloni écrira à plusieurs reprises dans ses publications qu’il fut le premier à introduire le protoxyde d’azote en Europe. Ce n’est pas exact (26). En réalité, le mérite en revient au dentiste-médecin John W. Crane junior, installé depuis 1858, au 41, boulevard des Capucines à Paris. John W. Crane junior était le fils d’un médecin converti à l’art dentaire, John W. Crane (1799-1870), de Vermont dans le Connecticut. Mais il faut reconnaître, par contre, que c’est bien Apolloni Pierre Préterre qui popularisa l’usage du protoxyde d’azote, en opérant devant de nombreux médecins parisiens, tant dans les hôpitaux qu’à son domicile.

Innovations apportées dans l’amélioration de la technique d’administration du gaz

Le 26 juin 1866, Apolloni Pierre Préterre dépose un brevet (27) pour une nouvelle embouchure d’inhalation du protoxyde d’azote, ainsi que pour un régulateur à gaz ou caléfacteur. L’innovation consiste en un appareillage qui permet de ralentir ou d’accélérer l’arrivée du gaz d’éclairage, et de faire fonctionner la lampe à gaz.

Brevet d’invention d’Apolloni Pierre Préterre (26 juin 1866)

Au début, Apolloni utilisait une embouchure métallique, de forme ovoïde, que l’on insérait entre les dents du malade. L’inexpérience des patients à respirer exclusivement par la bouche, obligeait le praticien à enfoncer et à retirer l’embout de la bouche du malade. Il fallait donc inventer un masque qui puisse s’appliquer sur toutes les formes de visage, de manière à ce que le patient puisse respirer à la fois par la bouche et par le nez. L’anesthésie n’en était alors que plus rapide. C’est pourquoi Apolloni dépose une addition au brevet initial, cette fois pour un masque dont le corps principal est en caoutchouc dur tandis que les bords, mous et amincis, se moulent parfaitement sur le visage du patient. 

Masque inventé par Apolloni Pierre Préterre pour l’inhalation du protoxyde d’azote.

A l’intérieur de ce masque se trouvent deux saillies latérales en forme de coin, qui, en s’introduisant entre les dents du patient, lui maintiennent constamment les mâchoires écartées. Latéralement, on note la présence d’une soupape mobile qu’on garde généralement close à l’aide d’un ressort, mais qui peut servir au début de l’inhalation pour habituer le patient à respirer par l’embouchure. Sur la partie inférieure se trouvent deux soupapes qui permettent de rejeter le gaz expiré.

Préterre se sert journellement d’un protoxyde d’azote correctement lavé et décanté, soit pour extraire des dents, soit pour des opérations courtes et douloureuses de petite chirurgie. A une époque où les médecins anesthésiaient fréquemment au chloroforme ou à l’éther – malgré les risques mortels que ces gaz faisaient encourir au patient – il faut bien se rendre compte qu’il était bien moins dangereux de faire une anesthésie au protoxyde d’azote, même si les rapports médicaux de Girard Teulon ou de Lefort révèlent que le visage des malades anesthésiés par Préterre ont un aspect bleuté et turgescent. Préterre n’eut cependant jamais à déplorer d’accident fâcheux. Il sut très bien donner l’anesthésie, en retirant le masque à l’instant où se développaient simultanément l’anesthésie et l’asphyxie, profitant alors des cinq à dix secondes de vraie insensibilité, souvent suivies d’une phase d’analgésie. Le patient sentait alors qu’on lui arrachait une dent, mais n’en éprouvait aucune douleur. L’illustre Thomas Evans (1823-1897) fut moins expert en la matière, le 31 mars 1868, lorsqu’il décida de faire une démonstration au Dental Hospital de Londres. 

Thomas Wiltberger Evans (1823-1897)

Les dentistes anglais, Arthur S. Underwood, Hepburn et Alfred Coleman, ne furent pas vraiment convaincus et s’aperçurent très vite du manque de maîtrise technique d’Evans.

Ce n’est qu’à la suite des travaux de Paul Bert (28) en physiologie respiratoire, et après ses célèbres recherches sur la pression barométrique, suivi de la mise au point de la fabrication de l’oxygène liquéfié, que la technique évoluera sérieusement. Apolloni administre alors le gaz, soit à l’aide d’un vaste sac contenant un mélange de 85% de protoxyde d’azote et de 15% d’oxygène, qu’on place sous le lit de l’opérateur, soit en travaillant dans une chambre mobile de 30 m3

Chambre mobile pour l’anesthésie au protoxyde d’azote, facile à déplacer en la faisant tirer par des chevaux.

L’anesthésie pouvait encore être faite dans un établissement d’aérothérapie, dans les cabines duquel on diminue la pression atmosphérique – celui du Dr. Fontaine, rue de Châteaudun à Paris, ou celui du Dr. Daupley en sont des exemples -, ou, comme on peut le voir vers 1880, lorsque la technique aura évolué, à l’aide d’un matériel beaucoup moins encombrant.

Cabinet d’aérothérapie du Dr Fontaine, rue de Chateaudun à Paris.

Conclusion

Jusqu’à sa mort, en 1893, Apolloni Pierre Préterre aura appliqué sa fameuse devise  » ne pas avancer, c’est reculer « . Son activité débordante n’a cessé de susciter des jalousies. L’article publié dans le Journal des Dentistes (29) en janvier 1861, par celui qui n’eut pas le courage de signer ces pages incendiaires et sous lequel se cache certainement le responsable de la revue, H. Piron, en est une preuve.

Méthode d’administration du protoxyde d’azote en 1880.

J’estime que notre profession devrait rendre un vibrant hommage à la famille Préterre. Les dépouilles de certains de ses membres reposent aujourd’hui au cimetière du Père Lachaise. Pierre Adolphe Préterre (1824-1886) y est enterré avec son épouse Célestine Correja (1825-1893), décédée comme Apolloni Pierre en 1893. Le nom de ce dernier est inscrit sur le côté droit de la pierre tombale, à côté de ceux de Henry Correja (1837-1898) et de Clémentine Correja (1842-1924).

1 Archives Départementales de la Seine-Maritime, Cote 4E 8031
2 Archives Départementales de la Seine-Maritime, Cote 4E 8034
3 Archives Départementales de la Seine-Maritime, Cote 4E 8036
4 Archives Départementales de la Seine-Maritime, Cote 4E 8037
5 Préterre A. A Messieurs les Médecins et Chirurgiens de France, Art Dentaire, 1859 ; III, 3 : 95-96.
6 Obituary, Dental Cosmos, 1886 ; 390.
7 Obituary, Dental Cosmos, 1871 ; 205.
8 Malvin E. Ring, Dentistry, an illustrated history, St-Louis, Baltimore, 1992 ; 212.
9 Nécrologie, Revue internationale d’odontologie, 1893 ; II, N°6 : 284.
10 Archives Départementales de la Seine-Maritime, Cote 2Mi 852.
11 Louis Girard, Napoléon III, 1993 ; 199.
12 On the parisian dental exhibition, The Dental News Letter, 1856; IX, N°2 : 65-71.
13 Parmentier, L’Art Dentaire, 1857 ; I , N°3 : 65-71; 97-101; 123-135.
14 Fowler et Préterre, Chirurgie. Prothèse dentaire, L’Art Dentaire, 1857 ; I, N°10-11-12 : 289-297; 321-331; 353-360.
15 Zimmer Marguerite, Les obturateurs palatins, Actes de la SFHAD, I : 63-64.
16 Apolloni Pierre Préterre, Gazette médicale de Lyon, 1859 ; XI : 545.
17 Apolloni Pierre Préterre, De la prothèse buccale, Académie royale de médecine de Belgique, 1861 ; 679-725.
18 Apolloni Pierre Préterre, Nouveau procédé de prothèse dentaire pour remédier à des mutilations buccales, Revue de thérapeutique médico-chirurgicale de Paris, 1860 ; 92-94.
19 Apolloni Pierre Préterre, Deux malades atteints de divisions palatines complètes de la voûte et du voile du palais, Bulletin de la Société de Chirurgie Pratique, 1862 ; 2 : 642-643; 1863 ; 3 : 325; Bulletin de la Société de médecine pratique, 1864 ; 70-73.
20 Apolloni Pierre Préterre, L’Art Dentaire, 1865 ; 261-270.
21 Apolloni Pierre Préterre, Brevet d’invention N° 69795.
22 Henry Berthoud, Les petites chroniques de la science, 7ème année, 1868 ; 282-284.
23 Apolloni Pierre Préterre, Traité des divisions congénitales ou acquises de la voûte du palais et de son voile, Paris, 1884.
24 Apolloni Pierre Préterre, Extraction des dents. Nouvelle méthode anesthésique, L’Art Dentaire, 1858 ; II, 9 : 258-259.
25 Apolloni Pierre Préterre, Les Dents, Paris, 1889.
26 Zimmer Marguerite, Proceedings The Fourth International Symposium on the History of Anaesthesia Hambourg, Edition J. Schulte am esch & M. Goerig, 1997 ; 87-94.
27 Apolloni Pierre Préterre, Brevet d’invention N°72100
28 Paul Bert, L’anesthésie par le protoxyde d’azote: travaux récents, Revue scientifique, Le journal de la République française, 1880 ; II : 312-328.
29 Journal des dentistes, 1861 ; 137.