Régine DANHIEZ-BELLIER
Agrégé de l’université
Docteur, sciences de l’art, sciences de l’éducation.
Professeur à l’université de Caen.

Présentation Powerpoint associée à cet exposé

Tout d’abord qu’il me soit permis de remercier ceux qui m’ont fait l’honneur de m’inviter pour l’ouverture du congrès de la Société Française d’Histoire de l’Art Dentaire (S.F.H.A.D.), décentralisé à Caen.

Cet accueil en terre normande, au visage janusien, partagé dans nos représentations entre paysages de guerre et vergers en fleurs, s’intéressera à l’aspect bucolique et riant de notre région à travers quelques questions posées à la représentation paysagères de la seconde moitié du XIX ème siècle, dans sa relation à la science.

La capture de l’instant, le frémissement de la nature, le vif de la sensation, bref, ce « quelque chose d’impossible à peindre » que cible Monet et qu’a su rendre visible l’Impressionnisme, théoriser ensuite le néo-impressionnisme, constituera l’essentiel d’une réflexion sur l’aspect novateur d’une peinture émergeant au carrefour de découvertes techniques scientifiques, technologiques et de mutations « sociologiques » majeures.

C’est, en effet, dans la région Normande près de l’estuaire de la Seine, entre Honfleur, Trouville, Deauville et le Havre, qu’un groupe d’artistes décide  de peindre directement hors atelier, en pleine nature, sur le motif. Cette  « traduction » d’une tranche de « réel » hors codes établis, suscite d’emblée l’incompréhension voire l’aveuglement du grand public alors que s’instaure, selon la définition de Cl. Greenberg, « l’opticalité moderniste », une façon de voir et de peindre, qui, or référence culturelle, ne s’adresse qu’à la vue et à la vue seule : « On ne peut y avoir accès, on ne peut s’y déplacer qu’avec l’œil »[i].

Avec l’abandon de l’ « istoria », narration où s’origine le genre pictural, pour le coup d’œil de l’instant, s’amorce au sein d’un contexte riche en découvertes poly-techniques, un intérêt pour la sensation visuelle, ce qui se passe entre la stimulation et ce que l’artiste en fait.

Le contexte impressionniste ou « l’occasion formelle » O. Pächt[ii].

Les recherches scientifiques sur la lumière-couleur, dans la lignée des travaux de I. Newton (1), par des physiciens tel  H. Von Helmholtz, l’approche du fonctionnement de l’œil par des physiologistes tel O. Rood ou l’intérêt pour les effets colorés des matières tinctoriales par des chimistes tel M.E. Chevreul, nourrissent un climat propice à une réflexion sur la couleur, un intérêt pour la vulgarisation scientifique et les théorisations artistiques. Les textes de Ch. Blanc, Ch. Henri, largement divulgués dans les ateliers, traitent des sciences des couleurs, interrogeant l’œil physiologique.

Parallèlement, la découverte du « gel » photographique (N. Niepce, 1827) de l’image mouvante, produite de façon labile depuis l’antiquité par la camera obscura, objective le monde dans un dialogue nature-machine « achéïropoïètes ». Le  grain, les valeurs, constituants discontinus essentiels de cette nouvelle image, deviennent les relais aplanis entre réel et re-production, perçue à l’échelle de l’esquisse.

La vue du gras, (2) la première photo du monde de N. Niepce, prise de sa fenêtre, au temps de pose d’au moins une journée[iii],  « se peint »  sur le papier selon son propre constat. Il devient alors possible de  « Copier la nature dans toute sa vérité ». Empruntant peu après à la tradition artistique avec la « Nature morte au couvert dressé » (3), N. Niepce peut avancer dans la Lettre du 5 mai : « La possibilité de peindre de cette manière me paraît à peu près démontrée ».

Avec le « pleinairisme » travail « in situ », lié à la standardisation de la peinture en pot apparue en Angleterre au milieu du siècle, se conditionnent de nouveaux comportements visuels face au motif essentiellement instable. L’œil sollicité de manière inédite vit de nouvelles expériences qu’amplifient et développent les inventions de la société industrielle naissante. Ce sont les premières locomotives à vapeur de Richard Trévithick[iv], en Angleterre, qui dès 1823, avec leur mise sur le marché par  G.Stephenson, élargissant le champ « technesthésique »  (E. Couchot) éveillent ce « regard flottant », selon la terminologie de Y.A. Bois[v], conditionné par les accélérés et ralentis de la machine, sur le front de vitesses toujours plus élevées. Parallèlement à l’expansion des réseaux (4), la multiplication des voyages, la création des premiers guides touristiques[vi], l’implantation de stations balnéaires, Deauville en France vers 1861 sous l’impulsion  du Duc de Morny, l’institutionnalisation du « week-end »[vii], apportent avec de nouveaux sujets (ceux de la modernité), de nouveaux modes de visions essentiellement « esthétiques », au sens étymologique du terme.

Une rupture épistémologique : du visible à l’invisible, les clés de la connaissance.

Lors de l’exposition universelle de 1855,  deux toiles (5), « La source » (Ingres), « La chasse aux lions » (Delacroix), se disputent deux univers, visuels, picturaux fondamentalement opposés où se forge un changement de regard. Une lecture dialectique empruntant aux  polarités fondatrices de H. Wölfflin[viii]  particulièrement opératoires ici, notamment les oppositions concernant le linéaire et le pictural, le tactisch et l’optisch, illustre en réactivant, outre la polémique des partisans de la ligne ou de la couleur, (Rubens/ Poussin, Rembrandt/ Dürer) la question du « substantiel » et de « l’accidentel »[ix], précisée dans le De Coloribus, attribué probablement à Théophraste : « Le dessin imite toutes les  choses réelles au lieu que la couleur ne représente que ce qui est accidentel », conception aristotélicienne bientôt ébranlée par la révolution newtonienne qui autorise un nouveau point de vue.

Avec l’abandon des enjeux traditionnels de la peinture (son inscription dans la dépendance du « logos » et de l’histoire) puis des normes en vigueur (dont l’héritage gréco-romain) s’affirme un tropisme pour les vues, appellation commune aux procédés photographiques, ces « choses vues, telles qu’elles apparaissent au regard » (H. Wölfflin), exigeant une forme d’attention particulière, déplacée de la scène représentée vers le procès structurant. C’est à l’organe de la vision seul que l’artiste se réfère : « …si l’œuvre picturale relève du cerveau, de l’âme, elle ne le fait qu’au moyen de l’œil et que l’œil est donc d’abord… L’Impressionniste est un peintre moderniste qui, doué d’une sensibilité d’œil hors du commun…est parvenu à se refaire un œil naturel, à voir naturellement et à peindre naïvement comme il voit… En somme l’œil impressionniste est dans l’évolution humaine l’œil le plus avancé, celui qui jusqu’ici a saisi et rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues. L’Impressionniste voit et rend la nature telle qu’elle est, c’est à dire uniquement en vibrations colorées. »[x]. Mais comment ce visible prend-t-il un sens pour le spectateur ?

Le regard à l’œuvre.

La perception, on le sait aujourd’hui, est une activité intégrative, ségrégative où interviennent, outre des phénomènes mémoriels, un ensemble de processus cognitifs répondant à une programmation[xi] : les cellules nerveuses se déclenchent seulement si le champ réceptif auquel elles sont raccordées, contiennent certaines formes (6). Pour  M. Ragon, critique d’art[xii], l’œuvre impressionniste est illisible pour la foule des curieux qui cherchant l’image, fustige la peinture: « on nous jette des confettis à la figure… ». Pour O. Pächt[xiii], « Les usages de la représentation, ce sont les habitudes de vision et de pensée, les modes de l’imagination visuelle ». C’est en référence aux écrits de R. Arnheim, que « nous sommes maintenant prêts, à suggérer que le sens de la vue fonctionne grâce à la formation de concepts visuels, c’est à dire, grâce à des motifs de formes qui sont adaptés à l’apparence de l’objet … Ces concepts visuels ont leur équivalent dans le dessin et la peinture. Ils sont très révélateurs des premiers stades du développement mental, alors qu’ils sont encore très simples… les processus de réflexion devenus familiers par raisonnement intellectuels, trouvent leur origine dans la modélisation perceptive, traduite en opérations intellectuelles ultérieurement »[xiv].

Voir et savoir, une relation disjonctive, inscrite dans l’expérience du tableau.

Si « l’œil, suivant sa volonté peut saisir toutes choses picturalement ou non » (H. Wölfflin), c’est bien dans l’exercice du regard, haptique-optique (Riegl), expérience sensible de la « schize », au caractère exclusif : ou l’image, ou la peinture. Monet souhaitait n’être qu’un rétine, « un œil, mais quel œil !» (Cézanne). Dans sa volonté de retenir le monde et de le faire bouger, l’artiste engage une « praxis » ou pratique réflexive de type expérimental : « le regard comme greffé sur la main [xv]»…. La traduction de l’effet scopique, se donne alors pour fin de détacher la fonction iconique des attitudes subjectives pour en faire un instrument de connaissance. Entre l’œil et le modèle, Chevreul interpose, avec sa loi, le fonctionnement du système visuel. Il s’agit bien d’associer le monde sensible à l’abstraction des modèles.XXXXX Esthétique et « mathésis » se rencontrent. « De cette chaîne qui va du dessin au schéma, de l’intention à la modélisation et le long de laquelle le sens s’évapore peu à peu pour faire face à un profit de plus en plus inutile, se construit une vue de l’esprit, un accès à d’autres formes de regards, aptes à la rencontre de pensées complexes, à la signifiance : un supplément de sens en trop…que mon intellection ne parvient pas à absorber[xvi] ».

De la figure descriptive à la notion productive : construction d’un modèle théorique efficace.

Un petit tableau illustre ce propos, une pochade : La mer vue des hauteurs de Dieppe (1852, huile sur bois, 36×52, Musée du Louvre[xvii]). C’est un travail de mémoire, montrant un intérêt primordial pour les jeux de lumière et leurs reflets vivants à la surface de l’eau. La traduction du mouvement par « flochetage », virgule horizontale dérivée de la hachure qui deviendra plus tard la touche, y révèle une application répétée du contraste simultané sur la gamme des complémentaires[xviii], évoquées dans la correspondance entre Delacroix et Chevreul. L’essentiel « De la loi du contraste simultané des couleurs »[xix] publié en 1839, lu à l’Académie des Sciences dès le 7 avril 1828,  est expérimenté ici.

La construction d’équivalents visuels entre la réalité et la perception puis sa traduction picturale, à partir de données issues d’autres champs de connaissance, se présente comme activité de substitution à caractère heuristique : « Pour imiter fidèlement le modèle, il faut faire autrement qu’on le voit » affirme Chevreul ou encore dans ses entretiens avec Nadar : « pour copier fidèlement le modèle coloré, il faut en faire la copie autrement qu’on le voit. C’est une loi absolue[xx] ». La démarche d’observation, sélective, intègre des données théoriques à fonction prédictive. L’artiste, proche en cela du scientifique, tente de découper dans la complexité du visible des signes en puissance d’organisation. La construction picturale se présente alors comme l’interprétation d’un phénomène complexe, qui sélectionne et retranscrit, des données innombrables de la réalité, celles qui identifiées picturalement, visuellement, mentalement, et physiquement « manipulables »  sont susceptibles de réaliser l’artefact projeté. « Le peintre sachant que l’impression d’une couleur vue à côté d’une autre est le résultat du mélange de la première avec la complémentaire de la seconde, n’a plus qu’à évaluer mentalement l’intensité de l’influence de cette complémentaire pour reproduire fidèlement dans son imitation, l’effet complexe qu’il a sous les yeux. Après avoir mis sur sa toile les deux couleurs qu’il veut employer, telle que son esprit se les représente à l’état isolé, il voit si l’imitation s’accorde avec le modèle ; et, s’il n’est pas satisfait, il doit bientôt reconnaître la correction qu’il a à faire »

Sur un fond de toiles choisies dans leur relation à notre région d’accueil, serons questionnés les moyens picturaux et les enjeux visuels produits sur la surface imageante qu’est la toile, en vue de la recréation d’un symptôme, le frémissement du monde dans sa   réalité d’apparence flottante.

Processus picturaux et perceptifs. Du modèle au système, à la modélisation.

Pour rendre l’art aux sens, l’impressionniste s’intéresse à restituer les effets de plein air, l’éphémère, l’évident dynamisme, « quelque chose qui produira sur la surface finale une instabilité, quelque chose qui semble bouger, leurre d’où un mouvement semble naître » M. Schapiro.

Un ensemble d’œuvres de jeunesse de Monet, Terrasse à Ste Adresse (13), La pie (14), l’Hôtel des roches noires(15), les Falaises d’Etretat (16) comparée à celles d’E. Boudin (17), présente un jeu plus ou moins intense avec des surfaces colorées sur le principe du contraste simultané. Déjà,  « L’essentiel n’est plus le rouge (ou autre) de la couleur naturelle, mais bien la façon dont la couleur se modifie sous les yeux du spectateur…l’accent ne porte plus sur la réalité des choses mais sur leur devenir, sur leur faculté de métamorphose… la  couleur comme la lumière acquièrent une vie indépendante de l’objet ».

Le tableau clef (11-12) : « Impression, soleil levant », (Monet de 1872), présente un ensemble de caractères novateurs dont la répétition de la touche en bâtonnet, la multiplication des nuances à travers des couples de couleurs chaudes et froides dans une gamme de complémentaires. L’effet est vivant : devant le tableau, « indéfiniment, nous rassemblerons et disperserons à nouveau les morceaux de l’image. Le mouvement de l’eau, c’est nous qui le restituerons. L’eau, métaphore de la peinture est, dans son frémissement même, une question posée à notre activité sensorielle » (Schapiro M). Si l’image impressionne la toile comme la lumière la plaque photographique ou la rétine humaine (selon les conceptions communes de l’époque[xxi]), se pose la question d’une nouvelle forme de réalisme lors de la transcription de l’objet au plan[xxii].

Le procès, l’activité hypothético-déductive du spectateur

Avec la densification de la touche, dans les séries, par exemple les cathédrales de Rouen (20), « l’instantanéisme » qui exige en un traitement global, synchronique, et parallèlement, une puissance d’abstraction, de généralisation, de mémorisation, alliée à une rapidité d’exécution sans précédent, implique aussi une capacité d’observation large, indifférenciée, haptique dirait A.Riegl. L’œil doit préciser sa relation à la toile écran, hors référence aux modes d’élaboration connus (« pensiero », « modello », «mise au carreau », puis changement de support, d’échelle voire de main, c’est Baze, pour la Source qui termina la cruche et les effets d’eau, Desgoff, le fond du tableau) avec une somme d’informations à construire, à partir d’un système simple et bloqué, la touche, procès bientôt théorisée par Signac et Seurat[xxiii].

Le mode complexe de juxtaposition et superposition (du pointillé au large balayage, de la macule à la virgule), la qualité du réseau, du grain, de sa taille, densité, direction, d’où émergent des modulations incessante où s’élabore conjointement, en un « all over » forme, couleur, espace hors traitement hiérarchisé, télescopent les étapes du traitement de l’information perceptive telles qu’elles sont communément définies aujourd’hui : perception directe ou processus montant dit « bottom up » déterminée par les caractéristiques sensorielles, processus descendant (top down), intégrant les connaissances du sujet pour construire des représentations cognitives (21) . En imposant, en leurs conditions de visibilité, une véritable « schize », (la scission entre sensation et cognition), les œuvres impressionnistes et néo-impressionnistes imposèrent une réévaluation des schèmes (entre perception et signification) schèmes « dont la fonction essentielle est l’organisation des indices »[xxiv]. Le confort de vision unitaire subit la contrainte d’un mode de vision dispersée, éparpillée, celle un regard réglé sur l’apparition elle même.

La question reste de dégager les relations pouvant exister entre la qualité visuelle de l’œuvre et l’appareil biologique qui permet l’organisation et le fonctionnement de la vision. La rétine fonctionne déjà comme une sorte de système nerveux central[xxv], en extrayant une information sélective, construction visuelle première, instable, à partir d’invariants mémorisés dès les premières étapes de la construction de la vision, (pour le reste essentiellement intégrative et cérébrale Groupe µ (26))[xxvi]. L’activation des photorécepteurs rétiniens constitue l’entrée dans le système visuel. La première phase de la vision, dans le cadre limité du champ optique, est la détection des luminances, ombres,  lumières et valeur des  couleurs[xxvii]. Ces repérages sont renforcés par l’inhibition croisée, propriété de l’œil humain de démarquer des contrastes très proches par accentuation des valeurs aux limites hypothétiques perçues, générant une « ligne de front » . L’ajustement de la ligne de front aux données perceptuelles, calcul biologique de détection du relief (22[xxviii]) ou des ombres, fait apparaître la figure ou la forme (Ramachandran), et conditionne certaines caractéristiques du comportement visuel que joue en miroir la peinture en clair-obscur. Avec les peintures impressionnistes,  (sensualistes selon la première appellation), l’image qui surgit doit provenir de la peinture par la seule vertu du processus mis en œuvre, ce système élémentaire, la répétition de la touche avec pour variable la couleur structurant la représentation, à l’interface du modèle interne et externe. Si la fidélité à la nature est le nœud de la stratégie impressionniste  « Affirmer que l’art imite la nature (Aristote), revient à signifier qu’il la prend pour modèle, dans ses objets et plus encore dans ses opérations, sinon dans son principe ». S’amorce le passage du modèle à la modélisation.

A la délinéation a succédé l’organisation colorée des frontières ou bords, au contraste des tons (22) a succédé celui des teintes (30) diamétralement opposées sur le cercle chromatique, au mélange pigmentaire (23) obtenu sur la palette, succède le mélange optique, à la synthèse soustractive (23-29) se substitue la synthèse additive(17-29 ). Que ce soient  les toiles intitulées Grandcamp (26), La Maria (27), Port en Bessin, avant-port à marée basse, Avant-port à marée haute[xxix] (28-29), l’hypothèse de l’existence de « trois espèces de corpuscules éthérés » dans la rétine reprise par Helmholtz, en 1852, influence toutes ces recherches picturales qui testent des équivalents visuels d’où se produit par juxtaposition de touches de couleurs, jusqu’à la fusion optique des constituants colorés, en mélanges soustractifs puis additifs (23-24). Les contrastes simultanés (9), successifs ici représentés dans leurs attendus (32), l’utilisation des couleurs pures (30), de leurs nuances (31), de leurs complémentarités (25, 32), travaillent les effets de passage,  de frontière, d’instabilité[xxx] (9[xxxi]-10[xxxii]-11 [xxxiii]) .

 Modélisation picturale/sensorielle/neurobiologique :

L’émergence mouvante de la forme colorée, au sein de l’excipient tramé de macules, est renforcée par la différence d’acuité de notre système visuel, entre la lecture des couleurs et des formes : le système des couleurs a une acuité trois ou quatre fois plus faible que celui des formes : « les couleurs paraissent s’ajuster aux contours plus étroitement qu’elles ne le font en réalité » (Margaret Livingston). La réalisation de l’impression de flou, d’instabilité, se joue sur l’isoluminance (forme, fond, limites, traités de couleurs différentes mais de même luminance (25) et attire l’attention sur une frontière, mouvante, instable. « Sans pouvoir l’expliquer, avant d’atteindre cette distance (où les couleurs fusionnent ou forment un contraste), on passe par un point où les couleurs se mêlent de façon un peu imparfaite de sorte que la surface semble vaciller » (O.Rood).

Vision locale et globale : un trajet scopique disjonctif.

La neurophysiologie éclaire aujourd’hui les mécanismes de l’œil impressionniste sur lequel nous vivons : les notions récentes de parvosystème et magnosystème (Margaret Livingston)  apportent une explication scientifique à ce phénomène : un objet ou sa représentation, paraissent vibrants et instables si les combinaisons de couleurs qui activent fortement le parvosystème ne constituent que de faibles stimuli pour le magnosystème « incapable d’en distinguer les bords et donc de transmettre la position de l’objet ». (M. Livingstone).

Echo de nos sens vers nos sens, les « modèles » artistiques impressionnistes (réinvestis dans les techniques de reproduction photomécanique, les procédés tri et quadrichromiques, les images télévisuelles) sont ceux qui ont modélisé notre regard, démontrant le caractère plastique d’une perception  essentiellement adaptative.

« L’histoire de l’art, une histoire de prophéties …L’imagination déborde partout des limites de l’art »[xxxiv]. Dès le XIXè siècle, sous les ciels normands, des artistes, véritables pionniers, ceux là même que Damisch définit en terme de « Héros », à travers leurs expériences visuelles, leurs expérimentations picturales forcenées, la fertilité de leurs recherches ont su anticiper sur des connaissances que la science, la technologie contemporaines dévoilent aujourd’hui. Dans la mise en exergue de connexions atemporelles entre l’histoire des œuvres et de divers travaux scientifiques, contemporains de l’époque ou de notre actualité, l’impressionnisme apparaît comme le produit d’une temporalité à double face, abordée dans l’axe d’une méthodologie que Benjamin finit par appréhender en termes dialectiques : « les faits deviennent quelque chose qui vient seulement nous frapper à l’instant même, et les établir est l’affaire du ressouvenir ».

« Le rapport de l’œil au monde  est en réalité le rapport de l’âme au monde de l’œil » (Panofsky). Réévaluée à l’aune de la spécularité, le croisement de données issues de l’histoire de l’art et de l’histoire des sciences, ressaisies dans une perspective transversale et a-temporelle à travers une approche épistémologique, permet de prendre la mesure de ce que représente l’activité instauratrice quelque soit son domaine d’appartenance, et de questionner l’identité (la définition) des deux disciplines fondatrices.

Notes

[i] KRAUSS Rosalind,, « La pulsion de voir », Les cahiers du Musée National d’Art Moderne, en revenant de l’expo, Automne 1989, n°29, p. 35-48.
[ii] PÄCHT Otto. « Question de méthode en histoire de l’art », Macula, coll. La littérature artistique, Paris, 1994, Le concept d’occasion formelle renvoie à une démarche heuristique : comprendre pourquoi il a fallu que les choses soient ainsi.
[iii]MARIGNER Jean Louis, ELLENBERGER Michel. « L’invention retrouvée de la photographie », Pour la science, 1997, N° 232, p.36-43. « Vue de la fenêtre à saint Loup de Varennes », 1827, image négative au bitume de Judée, sous exposée, sur de l’étain blanc réfléchissant : l’image semble être un positif. Les deux murs éclairés simultanément témoignent de la durée du temps de pose. Le vernis qui reste au endroits illuminés a été attaqué par le solvant du fait de la sous exposition et est devenu mat. Dans un endroit sombre et sous éclairage oblique, l’étain reflète de l’ombre, parties noires, alors que le vernis qui diffuse la lumière apparaît clair, parties blanches. Photo retouchée en 1952. Le temps lié à l’émergence de l’image permet une réflexion sur l’artifice de la « mécanique », sur le leurre et ses moyens.
L’idée de conserver par des moyens chimiques l’image qui se forme dans la chambre obscure avait été annoncée en 1802 par Thomas Wedgwood (1771-1805). Utilisant du chlorure d’argent qui noircit à la lumière, Niepce constate que l’image apparaît sur le papier, mais l’ordre des teintes est inversé. Il cherche alors à « reproduire spontanément par l’action de la lumière, avec des dégradations de teinte du noir au blanc, les images reçues dans la chambre obscure ».Puis il se définit un triple programme : donner plus de netteté à la représentation des objet, transposer les couleurs, et enfin de les fixer ». Lettre du 19 mai 1816.
[iv] En 1823, G. Stephenson et son fils fondèrent le premier atelier de construction de locomotives du monde. Première ligne régulière de voyageurs entre Liverpool et Manchester, en 1829. Les Etats Unis en 1829, la Belgique en 1834, la Prusse en 1838, l’Italie en 39 se dotèrent de voies ferrées de transports publics. En France, c’est sous le second empire que s’édifie le premier réseau, en toile d’araignée à partir de Paris. La première grande ligne de chemin de fer Paris- Rouen-le Havre est inaugurée le 3 mai 1843.
[v] BOIS Yves Alain. « Exposition : esthétique de la distraction, espace de démonstration », in En revenant de l’expo, Paris, Les cahiers du Musée National d’Art Moderne, Automne 1989, n°29, p.57-79.
[vi] Les premiers guides touristiques apparaissent avec la lithophotographie, en 1855, technique due à Alphonse Poitevin.
[vii] REAUD S. Espaces balnéaires et pratiques sociales, loisirs et société au XIX et XX è siècle. Evolution des représentations, Musée historique du Havre, 1997.
[viii] WÖLFFLIN Heinrich, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Idées/arts, Gallimard, 1966. Publiés en 1915, y sont définis des catégories de référence pour l’art : Le linéaire/le pictural, Le plan / la profondeur, la forme fermée/la forme ouverte, la multiplicité/l’unicité, la clarté/l’obscurité.
[ix] ROQUE Georges, Art et sciences de la couleur, Chevreul et les peintres de Delacroix à l’abstraction, Ed. Jacqueline Chambon, Paris, 1997.
[x] SERULAZ Maurice, L’Impressionnisme, Que sais-je, Paris 1972, citant Jules Laforgues, dans Mélanges posthumes, sous le titre Critique d’art, l’Impressionnisme », 1903. pp 133-134. « Origine physiologique de l’Impressionnisme », précisant : « oubliant les tableaux amassés par des siècles dans les musées, oubliant l’éducation optique de l’école (dessin, perspective, coloris), à force de vivre et de voir franchement et primitivement dans les spectacles lumineux en plein air, c’est à dire hors atelier éclairé à 45°, … ».
[xi] HUBEL David, L’œil, le cerveau, la vision, Ed. Pour la science, Paris 1994.
[xii] VOLLERIN Alain, Mémoire des Arts, Histoire des Arts plastiques, cassette vidéo, Lyon France, entretiens avec M. Ragon.
[xiii] PÄCHT Otto, Question de méthode en histoire de l’art, op.cit
[xiv] ARNHEIM Rudolf, La pensée visuelle, (traduction française), Ed. Flammarion, Paris 1997.
[xv]ROLL Jean-Pierre Pour la science, n°248, Juin 98, p.95. Le système nerveux central traite conjointement les informations visuelles et les informations musculaires nécessairement associées à l’action de voir… Cette sensibilité musculaire peut assurer des fonctions mentales de haut niveau, tel la reconnaissance des formes et leur catégorisation.
[xvi] BARTHES Roland. l’obvie et l’obtus, Le Seuil, coll. Point d’essai, Paris, 1992.
[xvii] Delacroix note dans son journal du 14 décembre 1852 au sujet de la mer : « Elle était du plus beau calme et une des plus belle que j’ai vues ». Cette marine est une étude de mémoire, étude destinée à enrichir d’autres scènes.
[xviii] WÖLFFLIN Heinrich. Op. cit. P. 59-61 “ Léonard de Vinci connaissait déjà parfaitement la présence des couleurs complémentaires dans les ombres. Mais l’idée ne lui vînt pas de tirer parti, en son art, de ses vues théoriques … Rubens comme Rembrandt, dans leurs ombres passent d’une couleur à une autre ».
[xix] ROQUE Georges, Op.Cit.p.42 « De la loi du contraste simultané », « Mémoire sur l’influence que deux couleurs peuvent avoir l’une sur l’autre, quand on les voit simultanément ». Dans le cas où l’œil voit simultanément deux couleurs qui se touchent, ils les voient les plus dissemblables possibles.»p. 43. « La modification qui se joue entre deux couleurs juxtaposées consiste en ceci que chacune ajoute un peu à l’autre sa complémentaire ».Chevreul découvre la loi du contraste simultané (et successif) et apporte un principe classificatoire sur un mode de pensée structurale en distribuant les phénomènes le long de deux axes au sujet de « l’axe des simultanéités » et « l’axe des successivités »
[xx]ROQUE Georges. Op.Cit. p 155 G. citant Reynes « Chevreul interviewé par Nadar, premier document audiovisuel » (1886). =
[xxi] GALIFRET Yves et COLL. « Les mécanismes de la vision », De l’optique physiologique aux sciences de la vision, Bibliothèque Pour la science, Paris, 1990. p.8-17 « Certains présupposés sont devenus anachroniques… La conception de la fonction de l’œil selon laquelle le système optique ayant formé une image sur la rétine, celle-ci en fournit une sorte de décalque nerveux, électrique qu’elle renvoie au cerveau par le nerf optique. La fonction de la rétine serait donc de transformer l’énergie lumineuse, en énergie électrique…Rien n’est plus faux….Comme l’écrivait Helmoltz en 1866 « L’action de la lumière sur les éléments nerveux est médiate » et Boll en 1876, découvrait l’agent intermédiaire, le pigment photosensible des bâtonnets qu’après Khüne (1877) on appellera rhodopsine.
[xxii] CRARY Jonathan, « L’art de l’observateur », Ed. J. Chambon, Marseille, 1994.
[xxiii] SIGNAC Paul, SEURAT Georges. « De Delacroix au néo impressionnisme », Ed. Hermann, coll. Savoir, Paris 1987.
[xxiv] JIMENEZ Manuel « Les étapes interactives de la perception », Pour la sciences, 01, 1997, p.45-50. « Comment peut-on expliquer que l’on voit différemment qu’un autre sujet ou qu’un groupe de sujet ? L’intersubjectivité, le consensus empirique à propos d’une communauté de représentations perceptives …est l’indicateur d’une communauté des schémas produite par les expériences communes d’un groupe social. Et ce que la communauté appelle l’erreur perceptive n’est que l’application éphémère ou permanentes d’un schéma différent, issu d’expériences particulières ».
[xxv] KORN Henri, « Les inattendus en neurophysiologie », dans Pour la Science, n°235, 1997, p.10. « Le message capté par l’œil s’élabore par comparaison de la quantité de lumière en un point avec la quantité qui atteint son pourtour, réaction qui compose une matrice d’intensité tous les points de la surface photosensible. La valeur de cette réaction peut être présentée sous forme de numéraux reconvertis en valeur de gris, constituant une image par « niveaux de gris », reproduisant exactement la notion de calcul ». L’accentuation des contrastes par l’œil renvoie au procédé actuel de mastérisation.
[xxvi]GROUPE µ, « Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image ». La couleur des idées, Seuil, Paris, 1992.
[xxvii] GALIFRET Yves et COLL. RAMACHANDRAN Vilayanur,. « Les ombres et la perception des formes ». Les mécanismes de la vision, Bibliothèque, Pour la science, Paris, 1990. P.157-170. Les ombres révèlent la nature tridimensionnelle des formes. Pour en simplifier l’interprétation, le cerveau considère que toute image n’est éclairée que par une seule source de lumière.
[xxviii] ALBERS Josef. L’interaction des couleurs. Hachette littérature. Coll. Art, Impression française, Paris, 1974. p. 14. « Trois rouges carmin très proches, entre un rouge foncé et un rose clair à l’extérieur, apparaissent tous les trois plus sombres sur le bord extérieur et également plus clairs sur le bord intérieur ; « On voit que leur moitié extérieure renvoie à la couleur de leur voisin intérieur » et inversement. « Ces rouges presque semblables démontrent ce que nous appelons une interpénétration de couleurs. Les lignes concaves découpées dans les bords constituent un encouragement optique à lire leur effet de cannelure ».
[xxix] COLLECTIF, Seurat, Cat. De l’exposition, Ed. de la Réunion des Musées nationaux, Paris 1991
[xxx] ALBERS Josef. L’interaction des couleurs. Hachette littérature. Coll. Art, Impression française, 1974.

Les planches 9-10-11-12-22, sont tirées de ce livre épuisé aujourd’hui. Professeur au Bauhaus dès 1920 jusqu’à la fermeture de l’école en 1933, cet artiste poursuit son enseignement dans différentes écoles américaines. « Croyant à l’union logique de la matière et de l’esprit », il s’intéresse à l’interaction des couleurs, pour « une meilleure compréhension de l’action de la couleur à l’intérieure de telle ou telle peinture particulière », proposant une succession progressive d’exercices pratiques, exposés dans le séminaire qu’il dirigea à l’Université de Yale (publié en 1963, après huit ans de travail) tout en concluant « la couleur est le moyen d’expression artistique le plus relatif ». Les planches présentées ici, exécutées par ses étudiants, avec du papier découpé, révèlent une méthode d’apprentissage exemplaire, démontrant que ce que nous voyons n’est pas ce qui est physiquement.
[xxxi] « Le problème à résoudre consiste à « voir » une seule et même couleur sur 2 fonds de 2 couleurs différentes de telle façon que l’une devienne « incroyablement » différente, ce qui est dû au phénomène de l’image rémanente ou contraste simultané. »
[xxxii] « Une grille formée de 3 bandes horizontales du même jaune, plus 3 bandes verticales de 3 autres couleurs, (vert, violet et rouge), de même taille et équidistantes, se croisent et forment 9 carrés égaux qui sont les mélanges des couleurs croisées. Ceci induit différentes études spatiales : les 3 carrés mélangés du haut présentent des frontières « dures » sur l’axe horizontal. Sur la bande jaune inférieure, ce sont les côtés verticaux qui sont les plus appuyés. Ainsi nous lisons la bande jaune supérieure comme se situant au dessus des bandes verticales et la bande jaune inférieure au dessous. La bande intermédiaire ne permet aucune localisation spatiale précise. Le montage est réalisé à partir de 13 papiers de couleurs différentes !
[xxxiii]ALBERS Josef, Op. Cit p 15 « L’intensité lumineuse parfaitement égale de deux couleurs rend invisible le passage de l’une à l’autre ».
[xxxiv] HUBERMANN DIDI, « L’histoire de l’art à rebrousse-poil » dans Les cahiers du Mnam, n° 72, été 2000. p.93-115.