Gérard BRAYE

En mars 1999, l’ASPAD, Association de Sauvegarde du Patrimoine de l’Art Dentaire, recevait par la poste une magnifique prothèse dentaire en ivoire d’hippopotame. Elle était accompagnée d’un petit mot, signé Max Danton qui en faisait don à l’association, signalant que cette prothèse avait été sculptée par son arrière-grand-père Jean Bailly.



Juliette, épouse de Jean
et leur fils Georges.
vers 1865

Un contact fut établi avec le donateur et nous décidâmes de nous rencontrer. Quelques mois plus tard l’accueil fut très direct et très sympathique : M. Max Danton se mit à raconter avec passion l’histoire de son grand-père et de ses deux arrières-grands-pères dentistes de pères en fils avec de très nombreux détails.

Nous lui demandâmes de rechercher tous les documents qu’il pourrait retrouver et de nous mettre tout cela par écrit. Il manifesta un enthousiasme immédiat à cette proposition étant très désireux, avec ses frères, que ses ancêtres Bailly ne soient pas oubliés. Il y était d’autant plus attaché que toute cette « Mémoire » venait de son grand-père, Georges Bailly, chirurgien dentiste à Rueil Malmaison en région parisienne.

Il est en effet des familles où la tradition orale a encore beaucoup d’importance : Quand il avait douze, dix-sept ans, il aimait bien rendre visite à son grand-père dans son laboratoire lorsqu’il élaborait ses prothèses dentaires. A vrai dire il y avait une réelle complicité petit-fils grand-père. Georges Bailly espérait bien que son petit-fils serait aussi dentiste. De nombreuses fois, Max avait écouté avec plaisir les mêmes récits, les mêmes détails sur ses ancêtres dentistes.

Trois mois plus tard l’ASPAD recevait un dossier complet de cette famille avec de nombreux documents et c’est cette histoire familiale que Max Danton nous raconte lui-même maintenant :

LA FAMILLE BAILLY

Les Bailly sont originaires de Genève. Ambroise Bailly était drapier sur la commune du petit Saconnex, en République et Canton de Genève. Il eut plusieurs fils dont Antoine Bailly né le 15 Nivôse an III (1794) à Vienne dans l’Isère. Antoine Bailly était ouvrier drapier quand il quitta la Suisse vers 1820 pour venir s’installer à Marseille où il exerça différents métiers.

Un jour, lors d’un passage à Toulon, dans un estaminet fréquenté par les maîtres d’armes de l’Ecole Navale, il eut une altercation avec un de ceux ci qui tenait des propos anti-bonapartistes. Voulant le provoquer Antoine réclama : « Que l’on m’apporte le fourreau de son épée pour que je puisse pisser dedans. » Son propriétaire fortement insulté provoqua Antoine Bailly en duel qui le lendemain trucida le maître d’armes.

Afin d’échapper à la vengeance des autres maîtres d’armes, Antoine se coupa les moustaches et s’enfuit en Espagne où il devait rester quelques temps. Au cours de ce séjour il se livra à la contrebande d’armes pour Don Carlos et ses partisans. Puis Antoine décida de revenir vivre à Marseille. A la frontière le douanier lui refusant le passage, il voulut le soudoyer avec quelques pièces d’or. Devant un nouveau refus du trop zélé fonctionnaire il n’hésita pas à lui tirer un coup de pistolet pour rentrer en France !

De retour à Marseille vers 1830, Antoine Bailly ouvrit une officine de dentiste, d’arracheur de dents, rue de Rome au coin de la Cannebière. Après une longue carrière de dentiste marseillais il décédera en son domicile 2 rue de Noailles le 12 août 1865 âgé de 71 ans.

Son fils Jean Bailly, qui était né le 19 juin 1819 au Canton de Genève, travailla avec son père dés son plus jeune âge. Il accompagnait son père qui à cheval faisait des tournées d’arracheur de dents lors de marchés et foires de la région marseillaise. Jean tapait du tambour pour attirer les clients et parfois couvrir leurs cris lors d’arrachages difficiles.

Jean Bailly vers 1865.

Juliette, épouse de Jean et leur fils Georges. vers 1865

Par la suite Jean fut initié par son père à la profession pour lui succéder. Après quelques années à Marseille Jean vint s’installer à Paris au 5 rue Taitbout. Il était très habile. Il réalisait lui-même ses prothèses dans de l’ivoire d’hippopotame: La prothèse présentée a réellement été sculptée par lui. Il prenait des empreintes à la cire et au plâtre. Il fut un des premiers à faire des dentiers en Celluloïd (nitrate de cellulose). Il utilisait dans son cabinet un petit meuble avec un couvercle coulissant dissimulant une cuvette, ce qui lui permettait de se laver les mains à l’insu de ses patients pour ne pas les vexer !

Le petit meuble lavabo.

Durant le siège de Paris en 1870, tout en assumant ses activités professionnelles, il faisait partie de la garde nationale et montait la garde le soir sur les remparts des fortifications de Paris. Jean Bailly décédera en 1883.

Son fils unique Georges Bailly, né à Paris le 24 août 1859, allait naturellement devenir dentiste. Il fit son apprentissage chez son père qui ayant entendu dire qu’il existait une clientèle potentielle d’Anglais en villégiature à Dieppe, l’envoya en 1878 à l’âge de 19 ans ouvrir un cabinet dentaire au 97 Grande Rue au centre de Dieppe. Georges prit pour l’assister un mécanicien dentiste britannique qui lui apprit des rudiments d’anglais et de prothèse. Il réalisait des prothèses en caoutchouc (la vulcanite) avec des palais en or.

Il resta deux ans à Dieppe jusqu’à son recrutement pour le service militaire qu’il effectua au 1er régiment de cuirassiers à Lunéville. C’était un excellent cavalier et remporta de nombreux concours hippiques. Le service militaire était de cinq ans. Georges Bailly fut libéré avant la fin de son temps comme soutien de famille, son père étant décédé.

Georges Bailly au 1er cuirassés de Lunéville en 1881.

Il reprit le cabinet de son père au 5 rue Taitbout, enregistré en 1885 sous le nom cabinet Bailly et Gresseteau. Georges Bailly exerçait alors sans diplôme. Il faisait des anesthésies à la seringue, soignait des caries avec une fraise à pédale. Un médecin l’assistait lorsque des anesthésies au chloroforme étaient nécessaires. Il se servait de plombage au mercure et réalisait des aurifications. Il posait des couronnes, des dents à pivots et des bridges. Il confectionnait lui-même ses prothèses au laboratoire en son cabinet, travaillait la cire, le plâtre et vulcanisait des prothèses avec des succions américaines.

En 1892 création du diplôme de chirurgien dentiste. Georges Bailly se remit donc aux études et obtint son diplôme le 28 septembre 1894 sous le numéro 94. Il s’inscrivit au syndicat des dentistes avec le numéro 14. Il transféra son cabinet au 4 rue Mogador, puis au 8 rue de Rome toujours à Paris.

Un des premiers diplômes de Chirurgien Dentiste 1894.

Le 16 mai 1904 Georges engage par contrat Jean Léon Gerbault 18 ans, présenté par son père, comme apprenti mécanicien dentiste en lui promettant d’apprendre le métier. Le contrat était de trois ans sans rémunération.


Contrat d’apprentissage de mécanicien dentiste.

Georges Bailly passionné d’équitation montait souvent à cheval avec le commandant Guise, officier d’état major de la maison militaire du président Armand Fallières qui lui promit de lui faire obtenir une situation mirifique dans les haras de l’Etat.

Georges Bailly vers 1905.

C’est donc sans hésiter que Georges décida de cesser son activité. Le 30 mai 1911 il céda son cabinet du 8 rue de Rome, avec tout son équipement, pour la somme de douze mille francs or, payable pour moitié à la vente et le solde sur trois ans, à Maurice Tariote, chirurgien dentiste, avec clause de non concurrence pendant une durée de dix ans tant à Paris que dans un rayon de cinquante kilomètres des fortifications de la capitale. Malheureusement le commandant Guise se tua quelques jours plus tard d’une chute de cheval et les séduisants projets hippiques s’écroulèrent.


Contrat de vente du cabinet en 1911.

Georges Bailly cessa donc momentanément toutes activités à cinquante ans. Il vivait de ses rentes. Il avait épousé Lucie Evrard, fille d’un agent de change fortuné, et menait train de vie. Il transforma complètement une propriété qu’il avait à Rueil Malmaison au 298 avenue de Paris qu’il habita définitivement en 1916. Durant la guerre 14-18 il fut maître d’équitation à la caserne de Saint Germain en Laye, et en 1915 étant donné les évènements, Maurice Tariote l’autorisa à effectuer des remplacements à Paris, de dentistes mobilisés.

La maison à Rueil Malmaison.

Dés 1921, sa clause de non concurrence tombant, et ses besoins financiers le nécessitant, il ouvrit chez lui un cabinet dentaire à Rueil Malmaison avec salle d’attente et laboratoire de prothèse qui occupait une grande partie du rez de chaussée de la maison. Il fut très actif jusqu’en 1940 (80 ans), et continua plus calmement pendant la guerre jusqu’à son décès en mai 1945.

Mais son petit-fils Max Danton, qui aimait tout particulièrement ce grand-père avec qui il avait eu une relation privilégiée en lui confiant toute cette mémoire familiale, ne devint pas dentiste. Et c’est ainsi que s’éteignit cette lignée des Bailly chirurgiens dentistes.

CONCLUSION

En conclusion l’ASPAD a reçu une donation importante grâce à la générosité de la famille Danton Bailly qu’elle remercie tout particulièrement.

En effet différentes archives ont été récupérées, contrats professionnels, diplômes et documents de cette famille au riche passé professionnel. N’oublions pas la splendide prothèse en ivoire d’hippopotame dont nous connaissons le facteur, fait peut être unique.

Mais le plus important, c’est qu’en permettant aux Bailly de rentrer dans l’Histoire de notre profession, la SFHAD a rempli un de ses buts, celui de permettre à M. Max Danton et sa famille, qui n’a pas de descendance, de perpétuer sa mémoire familiale, d’accomplir la mission que son grand-père tacitement lui avait confiée.

Avec M. Max Danton, l’ASPAD remercie la SFHAD pour l’accueil fait à cette mémoire familiale.

Documentation photographique de la Famille Danton Bailly et de l’ASPAD.