Danielle GOUREVITCH
Docteur e
s Lettres
Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes,
IVe section, Histoire de la Médecine, Sorbonne, Paris

L’œuvre du Florentin Antonio Benivieni (mort en 1502) fut publiée par son frère cinq ans après son décès (1507) (1); elle n’a jamais été traduite en français (2). Nous offrons ici la traduction des cas dentaires et avons recueilli l’interprétation des assistants.

D’abord une « ulcération du menton guérie par l’avulsion d’une dent » (Cas n° 22. p. 82, de l’édition de Weber): « Un jeune homme appelé Angénius souffrait depuis trois ans d’une ulcération du menton. Il avait fait appel aux soins d’un bon nombre de médecins, et pourtant il s’en fallut de peu qu’il pût recouvrer la santé et même qu’il abandonnât tout espoir de guérir, les médecins en question ne prenant pas en considération la cause de la maladie. Certains des médecins, comme ils voyaient une ulcération profonde et calleuse, affirmaient qu’on ne pouvait l’éliminer qu’en la brûlant. Mais d’autres médecins, considérant que les bords de l’ulcère étaient calleux, croyaient à un ulcère chironien, estimant que pour cette raison le traitement en était extrêmement difficile.

« Pour notre part, à peine avions-nous vu le malade et examiné l’ulcère que nous prédîmes qu’aucun remède ne pouvait venir à bout de ce mal à moins d’arracher d’abord une dent. L’ulcération en effet remontait aux racines d’une dent. Le cours des choses confirma pleinement cette affirmation. En effet, la dent une fois arrachée, nous constatâmes que la racine en était érodée; c’est certainement de là que le mal tirait son origine … La dent arrachée, il ne fallut que quelques jours pour que l’ulcération guérît, grâce à des remèdes tout à fait ordinaires ».

Il s’agit d’une fistule au menton, très bien traitée, avec une cicatrisation rapide. Toutefois il existe des fistules profondes dites infundibulées, qui laissent des traces durables.

Parmi les cas que n’avait pas publiés le frère et qui furent retrouvés au XIXème siècle (3), on lit aussi dans l’édition moderne un cas de « douleur dentaire traitée par un clou » (p. 177): « La douleur dentaire peut se compter au nombre des plus grandes tortures, vu qu’elle torture gravement les hommes. Effectivement j’ai vu un certain Balthazar, prêtre et homme d’église excellent, un jour de fête où il désirait célébrer la messe (mais ne le pouvait pas) car il se trouvait malade à la campagne et dans le voisinage il n’y avait pas de messe, être affligé d’une si terrible douleur dentaire que c’est à peine s’il pouvait rester debout et retenir ses larmes.

« En fin de compte, parmi ceux qui s’étaient réunis pour la messe, il y avait un paysan qui, en voyant notre homme torturé et misérable, lui promit de le guérir à coup sûr.

« Sur ce, il prit un clou et un marteau; au premier coup, il prononça des formules et ficha le clou en terre. Il demande au prêtre s’il souffre toujours; ce dernier répond que sa douleur est atténuée. Et le paysan frappe de nouveau sur le clou et l’enfonce plus profondément dans la terre; et il lui demande s’il souffre encore. Presque plus, répond l’autre. C’est pourquoi le paysan frappe le clou une troisième fois et l’enfonce complètement. Et le prêtre, qui ne souffrait plus du tout, célèbre la messe.

« Puis, rentrant en lui-même et pensant à ce qu’il avait fait, il se sentait l’âme serrée et il adressa une prière à Dieu, lui demandant de lui envoyer une douleur encore plus grande s’il avait mal agi. Après cette prière, il est pris sur le champ d’une douleur extrême; mais traité selon les règles par des remèdes, il finit par guérir ».

Le plus probable est que ce prêtre souffrait d’une pulpite, état pathologique qui provoque une douleur exquise, laquelle peut disparaître spontanément et réapparaître. Le traitement magique dont il a bénéficié inquiète l’homme d’église. Il n’est sans doute pas indifférent à ses yeux qu’un clou, instrument de la crucifixion, soit en cause.

Enfin il est question d’une « femme guérie d’une douleur dentaire grâce à sa seule foi (p. 179): « Alors que nous rentrions du Collège de Sienne, nous rencontrâmes en chemin une femme qui souffrait d’une terrible douleur dentaire; elle nous demande si nous pouvions lui donner un remède qui puisse lui enlever son mal de dent. Et moi, comme font les jeunes gens, je me moque d’elle et lui prescris de s’agenouiller et de réciter le Pater noster; et je lui sussure à l’oreille une prétendue formule magique. Aussitôt la femme se relève, et remercie, se disant guérie ».

Sur ce succès thérapeutique, on ne peut dire grand chose sinon que la déontologie le réprouve !

1 La troisième édition de cet ouvrage fut publiée à Paris en 1518 chez Chrétien Wechel, et un exemplaire de ce livre rare se trouve à la Sorbonne (R XVI 285), pour lequel cf. D. Gourevitch, in Livret de l’EPHE 4ème section, 11, année 1995-1996, p. 206.
2 Il existe une traduction en anglais par Ch. Singer et E.R. Long, Springfield, 1954; et une en italien par G. Weber, Florence, 1994 (après C. Burci, Florence, 1843, et U. Calamida, Milan, 1938).
3 Pour cette histoire compliquée, cf. Weber, 1994.