Marguerite ZIMMER
DCD, DEA Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sorbonne
Vice-Présidente de la SFHAD

Tous les praticiens connaissent aujourd’hui les anesthésiques locaux, produits dérivés de la novocaïne et plus anciennement de la cocaïne. L’introduction de cette substance en Europe, ainsi que son utilisation en chirurgie dentaire, est particulièrement intéressante pour l’histoire de notre profession.

Origine et découverte de la cocaïne par les Européens

Lorsque les Espagnols explorèrent le Pérou et la Cordillère des Andes, ils découvrirent dans ces contrées une plante dont ils ne connaissaient absolument pas l’usage. Les champs de cocaïne ressemblaient à nos plantations de vignes et, comme les conquérants ne comprenaient pas ce que les Indiens pouvaient bien faire avec cette plante, ils se moquèrent de la culture et des habitudes locales de la population. En même temps, la coutume qui consistait à mâcher et à chiquer les feuilles de ces arbrisseaux de deux à trois mètres de haut, leur causait une certaine frayeur. Les récits des indigènes faisaient état de pouvoirs extraordinaires et de forces surnaturelles délivrées par le Dieu Manko Kapak, fils du soleil. En descendant des rochers du lac Titicaca, Manko Kapak renversa le feu de sa mère et le répandit sur les habitants. Il leur apprit à cultiver la terre et surtout leur offrit la coca. C’est ce que raconte la légende !

Très rapidement, la plante coca devint une monnaie d’échange, un objet vénéré que les prêtres portaient à la bouche au cours des cérémonies religieuses. Comme les conquêtes étaient suivies de répressions, les plantations furent rapidement dévastées. Ce fut le cas en 1567. Deux ans plus tard, un édit royal interdisait la culture de la coca, dans l’idée d’éradiquer une fois pour toute la croyance en ce pouvoir magique qu’avait la plante de procurer une force extraordinaire. Or les Espagnols pratiquaient l’esclavagisme, et, sans la cocaïne, rapporte Ulloa en 1772, les Indiens n’auraient plus été en mesure de travailler ou d’assumer les lourdes tâches qu’on leur imposait. Les mentalités évoluant, le gouvernement considéra les choses sous un angle différent. Et pour cause ! Les Indiens qui mâchaient de la coca n’éprouvaient pas le besoin de s’alimenter. Dans un ouvrage remarquable publié en 1855 sous le titre :  » Die narkotischen Genussmittel und der Mensch « , Ernst Freihern von Bibra (1) (1806-1878) raconte que le jésuite Don Antonio Julian préconisa aussitôt d’introduire la cocaïne en Europe. En 1793, le médecin Don Pedro Rolasco Crespo l’appela  » perle de l’Amérique « , et s’empressa de la recommander aux marins.

Ainsi, malgré l’oppression espagnole, des pays comme le Pérou, Titicaca, la Bolivie et l’Arequipa reprirent-ils les cultures de la plante. Pour le travailleur des mines, anglais, français ou autres successeurs des espagnols, la cocaïne devint une réalité quotidienne, un besoin, un compagnon des instants difficiles. Dans leur  » Traité de thérapeutique et de matière médicale  » Armand Trousseaux (2) (1801-1867) et Hermann Pidoux (1808-1882) décrivent la manière dont les Quichés (3), les Guarigos (4), les Tupinets (5) ou les Indiens Charruas se servaient de la coca.

Lorsqu’un Indien s’apprêtait à chiquer, il introduisait dans sa bouche des feuilles de coca après en avoir soigneusement retiré toutes les nervures et les pétioles avec les dents. Lorsque cette masse était bien humectée, il plaçait en son milieu une quantité de llipta, qu’il introduisait avec un petit bâton. Le llipta est une poudre grisâtre que l’Indien emmène avec lui dans un flacon de verre et qui provient de la calcination des tiges sèches du chenopodion quinoa et du pétiole des feuilles de bananier. Cette poudre alcaline avait probablement pour effet de libérer la cocaïne. L’ensemble était alors sucé et mâché. Au début, la chique provoquait une salivation abondante, de couleur verdâtre, qui se chargeait peu à peu des principes actifs de la plante. Comme la durée moyenne de la chique était de deux heures, l’Indien rejetait les premières quantités de salive, mais peu à peu, la muqueuse s’habituait à ce goût, une certaine anesthésie s’installait, et l’individu finissait par avaler le produit de sa mastication. Pour augmenter les effets, il ajoutait une nouvelle quantité de coca et fumait ensuite un cigare en papier. Ces récits nous ont été rapportés en 1835 par les explorateurs F. J. F. Mayen, puis par von Martius et Tschudi. Selon Trousseaux et Pidoux (6), le Péruvien Moreno y Maïz, qui vécut près des Indiens, décrivit ces habitudes dans une thèse médicale datée de 1868. Or, selon Ernst Freihern von Bibra, le professeur Edouard Friedrich Pöppig (1798-1868) aurait rapporté un grand nombre d’informations sur l’utilisation de la coca entre 1827 et 1832, au retour de ses voyages au Chili, au Pérou et sur le fleuve Amazone.

Qu’elle ait été appelée cuca, hayo, ipadu, erythroxylum de Linné, erythroxylon peruano de Unanué, erythroxylon coca de Lamarck ou de Landolle, la plante est toujours la même. Dans l’une de leurs circulaires, les importateurs de Philadelphie, Eisner & Mendelson (7), mentionnent que, dès 1853, Wackenroder & Johnson avaient été convaincus du fait que les feuilles de la coca contenaient un alcaloïde particulièrement actif. Ernst von Bibra (8) précise que la première analyse de ces feuilles avait été faite en 1855 par Schlechtendal lorsque ce dernier en distilla un gramme dans une solution alcoolisée à 84°.

Campbell et Johann Jacob von Tschudi (1818-1889) affirmaient que le fait de mâcher de la coca était un acte inoffensif ; seule une consommation excessive pouvait être dangereuse. En 1856, Samuel R. Percy (1816- ?) propose d’utiliser les feuilles de cocaïne comme anesthésique et, trois ans plus tard, Paul Montegazza (1831-1910) reconnaît le pouvoir anesthésiant de la cocaïne sur la muqueuse stomacale. Au cours de la même année 1859, Karl von Scherzer constate qu’elle exerce une action similaire sur la langue (9). En 1860, l’élève de Friedrich W. Wöhler (1800-1882), Albert Niemann (10) (1834-1861), purifie l’alcaloïde que Friedrich Gaedicke avait isolé de la feuille de coca et, un an plus tard, il établit la formule des sels de cocaïne cristallisés. Puis, son assistant Wilhelm Lossen montrera que la feuille de coca contient un autre agent volatile, l’hygrine. Il affirmait que, dans la meilleure qualité de feuilles, la quantité de principe actif de la cocaïne n’était que de 0,5 à 1%.

Comme le firent remarquer Pierre Rolland (11) et J. Baratoux (12), l’action anesthésiante localisée d’une macération alcoolique de feuilles de coca, mais dont on avait ensuite provoqué l’évaporation de l’alcool, fut testée pour les affections douloureuses du pharynx et du larynx par Fauvel en 1878 et par Coupard en 1881. Néanmoins, si quelques chercheurs isolés ont bien remarqué que la cocaïne avait des propriétés anesthésiantes, et ce fut le cas du pharmacien viennois Karl Damian Ritter von Schroff (13) (1802-1881) en 1862, il faudra encore attendre de nombreuses années avant que de nouvelles recherches applicables au domaine chirurgical ne voient vraiment le jour.

La découverte officielle des effets anesthésiants de l’hydrochlorate de cocaïne

Jusque là, les médecins se servaient surtout la cocaïne en tant que stimulant. Dans les Commentaires thérapeutiques du Codex Medicamentarius, d’Adolphe Gubler (14), ouvrage publié en 1868, on trouve la remarque suivante :  » Outre sa puissance alibile, corroborante, la Coca possède, dit-on, la propriété de conserver les dents, de guérir les stomatites aphteuse et scorbutique. On l’emploie contre le rhumatisme et la fièvre intermittente.« 

Une nouvelle période d’expérimentations va débuter le 17 septembre 1884 avec une publication d’un étudiant en médecine de Graz, Karl Köller (15) (1857-1944). Köller n’ayant pas pu se déplacer pour assister au congrès de la Société d’Ophtalmologie, à Heidelberg, c’est à son collègue de Trieste, Joseph Brettauer (1835-1905), qu’il confiera la lecture de la communication. Par ses expériences, Köller venait de démontrer qu’il était possible de paralyser les terminaisons nerveuses de la cornée ou de la conjonctive de l’œil en laissant couler sur la cornée d’un cochon d’inde, d’un chien ou d’un lapin, quelques gouttes d’une solution aqueuse de chlorhydrate de cocaïne. Au cours de la

réunion de la Société des médecins viennois, le 17 octobre 1884, Köller montra que quelques gouttes d’une solution à 2% d’hydrochlorate de cocaïne (ou plutôt d’une solution aqueuse de cocaïne muriatique) instillées dans l’œil produisaient une anesthésie locale complète. Les nerfs sensoriels, et notamment ceux des surfaces muqueuses, étaient alors localement anesthésiés.

Dans sa thèse de chirurgie dentaire, Elisha Ben-Zur (16) a démontré que, premièrement, Sigmund Freud (1856-1939) connaissait la cocaïne avant que Köller n’ait réalisé les premières expérimentations, et deuxièmement que Freud, qui s’était absenté de Vienne, n’avait pas eu le temps de porter son attention et ses recherches sur le pouvoir narcotique de la substance. Freud aurait alors chargé son collègue, Leopold Königstein, de s’y intéresser. Freud reviendra sur cet épisode de sa vie en 1900 dans une notice de son livre  » Die Traumdeutung  » ainsi que dans son autobiographie de 1925.

Le 24 octobre 1884, l’assistant du Professor Leopold Schrötter von Kristelli (1837-1908), Edmund Jelinek (17), expose les premiers résultats sur l’anesthésie du pharynx et du larynx à l’aide de la cocaïne à la Société Médicale de Vienne. Jelinek avait constaté qu’en appliquant une poudre composée de sels de cocaïne ou une solution hautement concentrée de cocaïne sur la muqueuse pharyngée, il était possible d’anesthésier le larynx pendant deux minutes, voire même pendant une demi-heure.

La diffusion et l’application dentaire de cette importante découverte

Il est tout à fait étonnant de voir à quelle vitesse la nouvelle traversa l’Atlantique. La découverte de Köller fut publiée dans le Medical Record du 11 octobre 1884. Aussitôt les médecins américains expérimentèrent les propriétés anesthésiantes de la cocaïne sur les différents organes et tout particulièrement sur les muqueuses.

Un mois après la lecture de la publication de Köller par Brettauer (très exactement le 20 octobre 1884), le dentiste new-yorkais J. Morgan Howe (18) réussissait à acheter (19) une petite quantité d’hydrochlorate de cocaïne à 2%, et le lendemain matin, après avoir ajusté une digue sur la dent qu’il s’apprêtait à traiter, Howe appliquait cette solution dans une large cavité inter-proximale d’une prémolaire. Cet essai, tout comme le deuxième, réalisé sur une pulpe partiellement dévitalisée, ne fut pas vraiment concluant. Ils avaient néanmoins réussi à convaincre le praticien qu’il était dorénavant possible d’amoindrir la sensibilité dentinaire, de faire décroître l’intensité de la douleur. Le 25 octobre, après avoir appliqué la cocaïne, Howe fut en mesure de nettoyer des cavités à l’aide de curettes avec beaucoup moins de souffrances que d’habitude. Il put aussi constater qu’en appliquant la solution de cocaïne sur une cavité parfaitement sèche, la sensibilité disparaissait complètement. Deux jours plus tard, Safford G. Perry (1844-1911) arrivait aux même conclusions. Perry n’hésitera pas à enlever une pulpe partiellement dilacérée du canal d’une molaire supérieure. L’opération fut pratiquement indolore. Cet auteur constata qu’en appliquant la solution sur une pulpe vivante, il se produisait une hémorragie importante. Le flot de sang, en diluant la solution, avait eu pour effet d’éliminer l’anesthésie. L’idée d’appliquer des drogues sur la pulpe dentaire n’était pourtant pas vraiment nouvelle. Les dentistes utilisaient depuis fort longtemps le laudanum, l’éther chlorique rectifié (20) et le chloroforme en application locale.

Les nombreuses expérimentations vont montrer que, si l’anesthésie se produit bien dans la dentine ramollie par la carie, le problème n’est plus du tout le même en présence d’une structure dentinaire plus dense telle que la face vestibulaire ou le collet. C. F. Ives, des Etats-Unis, pensait qu’en soufflant de l’air chaud sur la cavité, on pourrait augmenter l’effet de l’anesthésie. A la suite de nombreux essais, E. T. Payne fut convaincu que la cocaïne allait devenir un agent remarquable pour la pratique dentaire. Les Laboratoires Merk, de Darmstadt, préparèrent alors des solutions d’hydrochlorate de cocaïne à 4% et à 10%, mais les praticiens constatèrent très rapidement qu’on ne pouvait pas les stocker car, en un laps de temps extrêmement court, des champignons apparaissaient sur les solutions.

La chirurgie dentaire adoptera très rapidement l’hydrochlorate de cocaïne car, dans la pratique quotidienne, sur l’ensemble de la pharmacopée, seul un nombre extrêmement restreint de médicaments s’avéraient être réellement efficaces. Toutefois, dès janvier 1885, Fr. Schneider, de Plauen, remarqua que, dans notre profession, le prix d’achat extrêmement élevé du gramme de cocaïne avait eu comme conséquence de faire chuter de manière spectaculaire son utilisation. A titre d’exemple, le 26 novembre 1884, un gramme de cocaïne coûtait 6,50 Marks et, un mois plus tard, le cours avait grimpé à 18 Marks (21). Ce n’est que 6 à 8 mois plus tard que les prix devinrent un peu plus raisonnables.

Au cours des premières semaines qui suivirent la publication de Köller, les dentistes s’inquiétèrent des réactions que pouvait provoquer la cocaïne si elle venait à diffuser dans le sang du patient. Dans la Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, Ulbrich (22), de Reichenberg, écrivait que peu de temps après l’extraction de l’une de ses propres prémolaires, qui s’était brisée pendant l’intervention, le pouls avait grimpé à 120 pulsations par minute. Cette réaction était due au fait que le praticien avait ré-imprégné la plaie avec un coton imbibé de cocaïne. La réponse avait provoqué à la fois la congestion cérébrale et une excitation nerveuse inhabituelle qui avait duré environ 7 heures.

Comme le fit remarquer le Doyen de l’Université de Vienne, Julius Scheff (23), les dentistes adoptèrent très rapidement des doses à 20, 40, et 50% de solutions de cocaïne pour les excisions carieuses et les cautérisations des nerfs dentaires. Aussi, le chercheur anglais, Percy May (24) fit-il quelques expériences avec une solution alcoolisée à 20%. Les résultats, publiés le 15 décembre 1884, montraient que les solutions à 20% étaient inactives pour les extractions et dans les cas de périostites. May était convaincu qu’une solution à 5 % donnerait de meilleurs résultats sur une dentine hypersensible. 

Boyd Wallis (25) reprit ce thème de recherches et montra en janvier 1885 que l’application d’une solution à 20% ou à 50% pouvait être très satisfaisante dans les cas d’hypersensibilité dentinaire, mais ne l’était plus du tout dans les cas de congestions pulpaires ou lorsqu’on se proposait d’éliminer la carie à l’aide d’un excavateur. Le Viennois Hermann Theodor Hillischer (26) trouvait qu’une solution à 50%, additionnée de morphine, permettait de diminuer la souffrance en cas d’écornement pulpaire. J. Schneider, à Brünn, s’aidera de l’action anesthésiante de la cocaïne à 10% pour diminuer les nausées causées par une prise d’empreintes.

Ce n’est qu’au mois d’avril 1885 qu’un dentiste de Varsovie, Alexander Scheller (27), injectera 4 à 5 gouttes d’une solution à 5% entre la dent et le bord alvéolaire. Il attirera néanmoins immédiatement l’attention des confrères sur le risque que pouvait comporter l’injection d’une solution plus fortement dosée.

Heinrich Schmid (28), de Prague, se servit alors d’une seringue de Pravaz, et pratique les premières injections sub-gingivales avec des solutions de cocaïne muriatique à 50% diluée dans de l’eau. Avec son confrère Maximilian Bresgen, il mit les praticiens en garde contre le risque d’intoxication que pourrait provoquer l’emploi de solutions alcoolisées. Certaines précautions étaient donc indispensables.

A Paris, George Viau (29) fit remarquer que «  la plupart des expérimentateurs pensaient que l’action de la cocaïne se limitait à la muqueuse et ne pourrait s’étendre aux filets nerveux emprisonnés dans les organes compacts  » de la dent. A l’École Dentaire de Paris, A. Aubeau (30) avait obtenu des résultats favorables en appliquant des tampons de coton imbibés de solutions de cocaïne à 5% et 7% en les faisant suivre de pulvérisations à l’éther, comme le lui avait suggéré le docteur Combe. Aubeau et Combe réussirent à extirper de petites tumeurs, à inciser des abcès, à suivre le trajet fistuleux, et même à extraire des dents.

Un an plus tard, en septembre 1886, Robert Telschow se rendit à la Clinique dentaire de Paris pour y vulgariser la méthode d’Adolph Witzel. Witzel utilisait une dilution de 10 cg. de cocaïne dans 1 g. d’eau distillée. Son procédé était efficace ; l’anesthésie était complète, même pour des interventions prolongées et difficiles. Il restait cependant à trouver la dose minimale de cocaïne, car, sur les huit patients que Viau (31) avait anesthésiés, deux d’entre eux avaient présenté des troubles généraux. Telschow avait l’habitude de carboliser légèrement sa solution pour la stériliser. Comme P. Poinsot utilisait depuis longtemps l’eau phéniquée pour la prise d’empreintes au maxillaire supérieur pour les patients sujets aux nausées, George Viau (32) eut l’idée d’ajouter de l’acide phénique à la solution qu’il se proposait d’injecter. Cet agent, que l’on connaissait depuis fort longtemps, était l’anesthésique par excellence de la dentine sensible. Viau mélangea donc 2 grammes d’acide phénique cristallisé dans 100 grammes d’eau distillée et, après l’avoir mélangé à la cocaïne muriatique (0, 05%), injecta, en deux fois, côté vestibulaire et côté lingual, à l’aide d’une seringue de Pravaz, 50 centigrammes de cette solution sous la gencive. La première expérience eut lieu le 29 septembre 1886 sur Melle Mangeot (16 ans ½). L’anesthésie était suffisante pour faire des incisions et des scarifications. Le 17 octobre 1886, dans une autre série d’expériences, Viau utilise cette fois des solutions d’eau phéniquée pure à 2%, sans y ajouter de la cocaïne. Il extrait des dents chez 5 patients. L’anesthésie, complète pour deux personnes, n’occasionne pas de troubles généraux ; pour les trois autres, l’insensibilité est presque totale. Il en conclut que l’eau phéniquée exerce une action anesthésiante similaire à celle de l’hydrochlorate de cocaïne.

En mai 1887, l’anglais George Cunningham (33) (1852-1919) étudie l’aspect physiologique des injections de solution d’hydrochlorate de cocaïne sur les animaux et chez l’homme. Mais, en mai 1889, les choses ne sont toujours pas claires. Au cours du premier congrès dentaire international de Paris, Anton Bleichsteiner (34), de Graz, (Autriche) rappellera que les intoxications sont fréquentes. Les praticiens étaient toujours à la recherche de la dose et de la composition idéale pour produire une anesthésie locale. Les dentistes utilisaient des solutions à 20 ou à 10% d’hydrochlorate de cocaïne et injectaient la moitié ou la totalité de la seringue. Bleichsteiner, qui avait beaucoup étudié les solutions des laboratoires Merck, trouvait que les dosages étaient trop élevés. A partir de février 1887, il n’emploiera plus que des doses à 5 %, en faisant des injections à l’aide d’une seringue en verre, montée sur du caoutchouc durci et avec une canule courbée, et pouvant contenir un gramme de solution. Les aiguilles avaient 10 à 20 mm de longueur. Au cours du congrès de Chicago de 1893, il (35) montra que, sur 14000 injections faites avec des solutions à 5%, puis à 3% d’hydrochlorate de cocaïne, il n’avait observé aucune intoxication.

Comme l’anesthésique agissait plutôt par imbibition, William Halsted et Richard Hall, en suivant les conseils de Anserica (36), établirent qu’une injection de cocaïne dans le voisinage immédiat d’un tronc nerveux permettait d’anesthésier toute la région innervée par ce nerf.

Puis, en 1901, Takamine et Aldrich vont isoler, chacun de leur côté, à partir de moutons et de bœufs, la suprarénine ou plus exactement l’adrénaline cristallisée. C’est le chirurgien Heinrich Braun qui reconnaîtra la valeur de cette substance pour l’anesthésie locale (37). 

En augmentant la pression artérielle, l’adrénaline induisait une contraction des capillaires et des artères. Pal avait déjà mis en évidence ce phénomène en observant que les poils des chats ou les piquants des hérissons se dressaient lorsqu’on leur faisait des injections sous-cutanées.

Comme la cocaïne s’avérait être un poison pour les nerfs, le cœur et les reins, il fut rapidement nécessaire de fabriquer des substances synthétiques. La novocaïne, 7 fois moins toxique que la cocaïne, apparut alors dans la pharmacopée. En y ajoutant de la suprarénine, le pouvoir anesthésiant de la novocaïne augmentait. Alors qu’en art dentaire, on ne peut injecter qu’un 1/5 de cette dose, en chirurgie en revanche, il est possible d’utiliser 200 cc de novocaïne avec 1% d’adrénaline. Ce sera le début d’une longue lignée de produits de synthèse qui révolutionneront notre pratique quotidienne.

1 Ernst Freihern von Bibra, Die Narkotishen Genussmittel und der Mensch, Ed. Wilhelm Schmid, Nürnberg, 1855.
2 A. Trousseaux, H. Pidoux, revu et augmenté par Constantin Paul, Traité de thérapeutique et de matière médicale, 9ème édition, Paris, 1877, 2 vol., P. Asselin, vol. I, pp. 793-797. La première édition date de 1836.
3 Les Quichés sont des tribus mayas du Guatemala. Ils appellent la coca  » Cuca « .
4 Les Guaranis sont des indiens qui ont essaimé dans toute l’Amazonie. Ils nomment la coca  » Hayo « .
5 Groupe indien du Paraguay et du Brésil, les tupis appellent la coca  » ipadu « .
6 Trousseaux et Pidoux, op. cit.
7 Anonyme,  » Cocaïne « , The Dental Cosmos, 1885, t. XXVII, pp. 52-53.
8 Ernst Freihern von Bibra, Die Narkotischen Genussmittel und der Mensch, Nünberg, 1855 ; op. cit., pp. 151-174.
9 Fritz Härtel, Die Lokalanästhesie, Ed. Ferdinand Enke, Stuttgart, 1916.
10 U. Braun and Th. Riedl,  » Albert Niemann and cocaïn research in Goettingen « , dans : The Fourth International Symposium on the History of Anaesthesia, édité par J. Schulte am Esch & M. Goerig, Hambourg, 1997 ; pp. 321-324.
11 Pierre Rolland,  » La thérapeutique de la douleur « , L’Odontologie, 1932, t. LXX : pp. 783-791.
12 J. Baratoux,  » La Cocaïne, son emploi dans le pharynx, le larynx, le nez et l’oreille « , Le Progrès Médical, 1884, vol. 12, N° 51, pp. 1059-1060.
13 Karl D. Ritter von Schroff avait reconnu dès 1862 que la cocaïne pouvait avoir le même pouvoir narcotique que l’opium et que l’anesthésie pouvait se produire lorsqu’on appliquait cet agent sur la muqueuse linguale.
14 Gubler Adolphe, Commentaires thérapeutiques du Codex Medicamentarius, J. B. Baillière et Fils, Paris, 1868.
15 Karl Köller,  » Ueber die Verwendung des Cocaïn zur Anästhesirung am Auge « , Wiener Medizinische Wochenschrift, 1884, N° 43, pp. 1276-1278 ; N° 44, pp. 1309-1311. Voir aussi la traduction de L. Leplat d’une communication de Karl Köller faite à la Société des médecins de Vienne le 17 octobre 1884:  » De l’emploi de la cocaïne comme anesthésique en ophthalmologie « , Le Progrès Médical, 1884, vol. 12, N° 47, pp. 984-987.
16 Elisha Ben-Zur, Die Geschichte der Lokalanästhesie unter besonderer Berücksichtigung der Entdeckung des Kokains, Thèse de Zürich, Juris-Verlag Zürich, 1960.
17 Edmund Jelinek,  » Das Cocaïn als Anaestheticum und Analgeticum für den Pharynx und Larynx « , Wiener Medizinische Wochenschrift, 1884, N° 45, pp. 1334-1337 ; pp. 1364-1367.
18 Morgan Howe,  » Hydrochlorate of cocaïne, the new local anesthetic « , The Dental Cosmos, 1884, t. XXVI, N° 12, pp. 710-716.
19 Howe affirmait que sur le marché la drogue avait été et restait très rare. Il avait cependant réussi à se fournir en sels de cocaïne.
20 William Green Morton, Mémoire sur la découverte du nouvel emploi de l’éther sulfurique. Traduction Eugène Henrion, Paris, 1847.
21 Fr. Schneider,  » Folia Coca « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, t. II, pp. 29-32. Schneider était un dentiste de la Cour prussienne.
22 Ulbrich,  » Cocaïn und seine Anwendung in der Zahnheilkunde « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, t. III, pp. 57-64.
23 Julius Scheff,  » Das Cocaïn in der Zahnheilkunde « , Oesterreischisch-ungarische Vierteljahrsschrift für Zahnheilkunde, 1885, vol. I, pp. 25-35.
24 Percy May,  » A short note on the reaction of cocain in dental practice « , British Journal of Dental Science, 1884, t. XXVII, p. 406. Aussi dans : Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, t. III, pp. 97-98.
25 Boyd Wallis,  » Cocaïne « , The Dental Record, Jan. 1885 ; voir aussi : Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, t. III, p. 99.
26 Julius Scheff, op. cit., p. 30.
27 Alexander Scheller,  » Ein Beitrag zum Cocaïngebrauch in der Zahnheilkunde « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, t. III, pp. 194-200.
28 Heinrich Schmid,  » 50%ige Cocaïninjection als Anaestheticum bei Zahnextractionen « , Oesterreischisch-ungarische Vierteljahrsschrift für Zahnheilkunde, 1886, vol. II, pp. 66-69.
29 George Viau, De l’anesthésie locale, Paris, 1886.
30 A. Aubeau,  » Anesthésie locale obtenue par l’emploi combiné de la cocaïne et de l’éther « , Oesterreischisch-ungarische Vierteljahrsschrift für Zahnheilkunde, 1887, vol. III, p. 94.
31 George Viau, op. cit.
32 George Viau,  » De l’anesthésie locale obtenue par les injections sous-gingivales de cocaïne et d’acide phénique ou d’une solution simple d’acide phénique pour l’avulsion des dents « , Oesterreichisch-ungarische Vierteljahrsschrift für Zahnheilkunde, 1887, vol. III, pp. 198-200.
33 George Cunningham,  » On the physiological action of cocaïne in lower animals and men  » Transactions Odontological Society, Gr. Brit., 1887, vol. XIX, N° 7.
34 Anton Bleisteiner,  » Cocaïn-Injectionen als locale anästhesie « , Oesterreischisch-ungarische Vierteljahrsschrift für Zahnheilkunde, 1889, vol. V, pp. 231-235.
35 Anton Bleisteiner,  » Cocaïn injections for the production of anaesthesia « , Actes du World’s Columbian Congress, 1893, pp. 748-762.
36 Fr. Schneider,  » Ueber Anaesthetica und Localanaesthetica, insbesondere über das Cocain in der Zahnheilkunde « , Deutsche Monatsschrift für Zahnheilkunde, 1885, pp. 399-407.
37 Guido Fischer,  » Referat für lokale anesthesie in der Zahnheilkunde « , Sixth International Dental Congress, Section VIII, 1914, pp. 524-531.