Jean-Michel BOEHLER
Docteur et Maitre de Conférences à
l’Université de Strasbourg, Histoire Moderne

« Si vous voulez faire dire des âneries à une personne soi-disant cultivée, faites porter la conversation sur un sujet médical » : voilà ce que déclarait (je cite de mémoire) le Docteur André Soubiran. Une affirmation qui m’incite à la prudence : n’étant pas médecin, mais historien, je n’oserais m’aventurer sur le terrain scientifique et technique des connaissances médicales. Par contre, ayant acquis, au cours de mes recherches, une certaine familiarité avec l’histoire des mentalités, je me propose de dégager, dans les campagnes alsaciennes des XVIIème et XVIIIème siècles, qui furent des années durant mon terrain de chasse, les rapports entre l’homme – le paysan en l’occurrence – et la maladie. Car la maladie est, pour une large part, un phénomène de société : vouloir la réduire à des facteurs purement physiologiques, à savoir la plus ou moins grande vulnérabilité de l’organisme aux attaques microbiennes, serait en méconnaître et la dimension et la complexité. L’étude de la maladie doit dépasser le cadre précontraint des savantes théories médicales, puisqu’elle s’enracine à la fois dans les structures économiques et sociales qui constituent son environnement, dans les croyances religieuses et les attitudes mentales que suscitent les espoirs de secours, enfin dans les techniques de guérison lentement élaborées au cours des siècles. On passe ainsi de l’épidémiologie à l’anthropologie historique qui permet d’explorer l’épaisseur sociale et culturelle de la maladie.

Or, dans ce domaine, la campagne semble assez mal placée : non seulement du fait qu’elle ne se prête pas aux confidences (le paysan, par pudeur, mais aussi pour la simple raison qu’il n’en voit pas l’intérêt, ne se raconte pas), mais également parce que l’assistance médicale (qu’on me pardonne cet odieux anachronisme) ne s’y développe guère alors qu’elle commence à s’organiser en ville.

Force est donc de recourir à des sources dispersées que l’historien s’évertue à croiser :

  • Les causes présumées des décès, que certains curés ou pasteurs indiquent dans les actes de sépulture des registres paroissiaux. Ces indications, non systématiques, ne renvoient qu’une image partielle de la morbidité, puisqu’elles reflètent les connaissances rudimentaires que se partagent le déclarant (nourri d’expérience ancestrale et de savoir populaire) et le rédacteur des actes mortuaires. Affirmer qu’un tel est mort de « fièvre » ou d' »apoplexie », c’est incriminer, plus ou moins maladroitement, les symptômes plus que les causes de la maladie. L’historien ne pourra en déduire un taux de létalité, puisqu’il ne connaît pas le nombre de personnes atteintes par telle ou telle maladie et ne disposera que de chiffres minimaux concernant, parmi les maladies mortelles, celles qui ont réellement débouché sur la mort.
  • Les grimoires qui indiquent les traitements appropriés pour combattre les maladies, à grand renfort de formules mystérieuses et incantatoires, posent des problèmes d’un tout autre ordre.
  • Les rapports des hommes de l’art, états de frais établis par les chirurgiens-barbiers, procès verbaux rédigés par les médecins des villes appelés à la campagne lors d’une épidémie désastreuse ou ceux, plus scientifiques, des « médecins des Lumières » après la création, en 1776, de la « Société royale de médecine », nous projettent au coeur d’un langage médical qui pose de délicats problèmes au niveau du décryptage et de la transcription, tout en n’offrant que des chiffres minimaux correspondant aux seules maladies qu’ils ont été amenés à soigner…

Trois problèmes se posent donc à l’historien : Comment connaître la maladie, car, avant d’attaquer l’ennemi, il faut l’identifier. A-t-on les moyens de combattre la maladie à l’ère prépasteurienne ? Peut-on, doit-on la guérir ? Existe-t-il une réelle volonté de combattre la maladie, dans la mesure où cette dernière, à l’instar de la mort et de la vie, est l’affaire de Dieu, non celle des hommes ?

 

ESSAI D’IDENTIFICATION DE LA MALADIE

Donner un nom au mal, c’est déjà un peu le démasquer pour mieux l’exorciser. Mais nommer la maladie ne relève pas de l’évidence, compte tenu des mentalités de l’époque. On mesure toute l’angoisse et toute la superstition qui se profilent derrière un mal tellement « terrible » qu’on n’ose pas « l’appeler par son nom » (La Fontaine). Or l’historien, curieux de nature, cherche à briser ce tabou. En fait, les sources précédemment évoquées indiquent des infections, des coliques, des coups de sang, des fièvres qui ne se laissent pas enfermer dans une terminologie médicale rigide et indiscutable. Jean-Pierre Peter, un des spécialistes de l’histoire de la santé à l’époque moderne, a relevé 420 noms de maladies, dont 128 désignent des variétés de « fièvres » : quand on ne savait pas de quoi était mort le malade, le plus simple était de dénoncer une « fièvre » (au XIXème siècle on invoquera les « refroidissements »). Mais il y a « fièvre » et « fièvre » : elle peut être maligne (bösartiges Fieber), lancinante (schleichendes Fieber), épuisante (auszehrendes Fieber), ardente (hitziges Fieber ou Brand), putride (faules Fieber), pourprée (Fleckfieber), au point que nos éminents médecins d’aujourd’hui y perdent leur latin ! La fièvre pourprée correspond-elle à la rougeole ou à la scarlatine ? La tuberculose se cacherait-elle derrière la « phtisie, fièvre lente, sournoise, qui amaigrit, consume, exténue, ou derrière les « scrofules », affections ganglionnaires ? La diphtérie se cacherait-elle sous l’ « angine pestilentielle » ou « le mal de gorge gangréneux » ? Le « flux de sang » renvoie-t-il à la dysenterie ? C’est que les indicateurs ont changé entre hier et aujourd’hui. La maladie ne s’identifie pas par ses causes, mais, soit par les symptômes et syndromes (pustules à l’aine ou aux aisselles, toux et point de côté, vomissements de sang et crachats glaireux), soit par l’organe atteint (maux de poitrine, difficultés à respirer, mauvaise digestion). Mais l’historien est têtu : il réclame une typologie alors que, compte tenu de la polysémie des mots, aucune classification, aucune nomenclature n’est satisfaisante. Il est artificiel de distinguer endémies et épidémies, maux individuels et fléaux collectifs, maladies infectieuses et organiques, parce que la maladie ne revêt pas le caractère scientifique que nous lui reconnaissons aujourd’hui et qui, à l’époque, se trouvait voilé par les représentations collectives. Je tenterai néanmoins, à l’exemple des médecins des « Lumières », une nosologie qui n’a rien de systématique, en proposant une double distinction.

Maladies d’enfants et maladies d’adultes

Les enfants succombent en grande partie à des maladies de l’appareil digestif : intoxications d’origine alimentaire qui provoquent des indigestions, des crampes d’estomac et des coliques, surtout en été. Ces entéro-colites estivales s’expliquent en partie par la consommation de fruits verts et d’eaux croupissantes, « vermineuses », propices aux ascaris, ces maudits parasites intestinaux : 10% des causes de mortalité, mais bien davantage si on isole l’échantillon des enfants de moins de 14/15 ans, s’expliquent de cette façon. Facteur aggravant en Alsace : la précocité du sevrage (3-4 mois contre 20 « en France », si l’on en croit le Docteur Maugue qui écrit au début du XVIIIème siècle) soumet les enfants très tôt à l’intoxication alimentaire, la transition étant trop rapide entre le lait maternel, immunisant, et l’alimentation des adultes, essentiellement céréalière, corrompue.

La deuxième cause de mortalité correspond aux maladies de la circulation, des sens et du système nerveux (convulsions, méningites) et aux fièvres éruptives : à la « petite vérole », responsable de 15 à 30% des décès d’enfants avant les tentatives d’inoculation, entre 1775 et 1785, et le recours, à partir de 1798, au vaccin de Jenner adopté avec beaucoup de réticence par nos paysans, s’ajoutent la variole, la varicelle, la rougeole…

Il en résulte une impitoyable sélection naturelle : un enfant sur quatre ne fêtera pas son premier anniversaire, car tout se coalise contre l’organisme fragile du nourrisson. Et si le premier anniversaire peut être considéré comme la première victoire sur la mort, un enfant sur deux ne fêtera pas ses 20 ans et n’entrera donc pas ni dans l’âge de la procréation, ni dans celui de la vie active, ce qui pose avec acuité le problème du renouvellement des générations.

En ce qui concerne la pathologie des adultes, la différence essentielle réside dans la prépondérance des pathologies pleuro-pulmonaires à maximum de saison froide (de l’automne au printemps), indissociables des brumes d’arrière-saison et des frimas d’hiver. Les enfants sont, bien entendu, sujets à des coqueluches mais essentiellement à des maladies digestives estivales. Dans les causes de mortalité adulte, on trouvera les « points » (pleurésies), la « phtisie », terme désuet de nos jours et qui pourrait bien correspondre à la tuberculose à moins que ce ne soit la « consomption », les « rhumes opiniâtres et épidémiques » et cette maladie à la mode, venue d’ailleurs (de Saint-Pétersbourg, affirme ce paysan de Reitwiller en 1782), qui empoigne (Voltaire en sait quelque chose) et qu’on appellera la « grippe ». Une telle pathologie l’emporte de loin sur les pathologies infectieuses (dysenteries, hydropisies, parasitoses), sur les maladies épuisantes liées à la vieillesse, sur les morts subites par accident ou suicide. Pourtant, d’un bout à l’autre de l’année, si un mot revient de façon obsédante, même chez les adultes, c’est encore celui de « fièvre ».

De la peste aux fièvres

Après avoir passé de l’état épidémique à l’état endémique, la peste, « ce mal qui répand la terreur », semble avoir définitivement disparu dans l’Europe rhénane, à la suite d’ultimes offensives entre 1666 et 1670, pour migrer vers l’Europe centrale et la côte baltique : c’est, selon Pierre Chaunu, « l’une des plus grandes victoires de l’Europe classique ».

Or la peste disparaît dans les faits, par suite de l’éradication du rat porteur de la puce pesteuse, non dans les mentalités : on a été tellement traumatisé des générations durant qu’on appellera « peste », au XVIIIème siècle, toute maladie contagieuse de nature « pestilentielle ». C’est donc la peur, une peur historique, qui n’est pas exorcisée, comme le montre cette identification outrancière entre la peste traditionnelle et les « fièvres » dysentériques, typhoïdes ou paratyphoïdes, vermineuses, bilieuses, putrides. C’est contre elles que se déploie l’activité des médecins des « Lumières », car elles éclatent tout au long de l’année : fièvres quartes en hiver, tierces au printemps (continues et malignes), fièvres intermittentes en été (lors des années humides comme 1691, 1703, 1709, 1720). Or, comme en Alsace, selon l’expression du Docteur Maugue, « toutes les saisons sont déréglées », les épidémies de fièvre n’arrêtent pas de l’année, accompagnées de symptômes qui ne trompent pas : le malade prend une apparence cadavérique, a envie de dormir sans trouver le sommeil, est saisi d’accès de fièvre succédant aux accès de frisson, a la respiration courte, des douleurs sourdes à l’estomac, rend « par le haut et par le bas » une matière « sanguinolente », a la langue chargée de glaires et les urines laiteuses, rouges, noirâtres ou « couleur chocolat », les selles pleines de vers « de quatre à six pouces », l’odeur fétide, d’une puanteur insupportable, le regard fixe, est sujet à des cauchemars nocturnes avec délires et convulsions (il est hanté par des »images de morts et de spectres »), le tout durant quelques semaines, et ceux qui en réchappent deviennent « sourds ou imbéciles »… Mais nos médecins des « Lumières » sont-ils capables d’aller au-delà de ces descriptions évocatrices en proposant des remèdes efficaces ?

 

LA LUTTE CONTRE LA MALADIE

Dénombrer le personnel médical (4 à 5 médecins et 15 à 20 chirurgiens pour 10 000 habitants, ville et campagne confondues : ce sont les estimations qu’avance Jean-Pierre Goubert pour le Nord et l’Est de la France à la fin du XVIIIème siècle) estimer la « densité médicale », évaluer l’ « équipement médical » (autre anachronisme) sont des démarches qui n’ont de sens qu’en cas de recours généralisé à un médecin attitré et à une politique volontariste de médicalisation sous l’impulsion de l’Etat : tel est le cas de nos jours, mais en aucune façon à l’époque moderne. Car l’art de guérir relève, à l’époque, de solutions multiples proposées par un personnel médical très hétérogène.

1) La première des solutions, mais sans doute la plus tardive, consiste à recourir au « médecin physicien » : le Hofphysicus , s’il existe, à proximité d’une cour princière (Bouxwiller) ou le Stadtphysicus accouru depuis la ville voisine : Wenner à Obernai, Silberling à Molsheim, Oberlin dans les bailliages ruraux de la ville de Strasbourg font, dans les années 1770, figure d’hommes de l’art et de détenteurs du savoir. Mais les méthodes qu’ils utilisent ne doivent pas être surestimées :

  • diagnostic rapide, après palpation du pouls et, éventuellement, inspection des urines qui sont censées révéler les affections dont souffre le malade (encore faut-il ajouter que ce « monsieur » qu’est le physicien se décharge souvent de la tâche qui consiste à analyser les urines sur son acolyte qui porte le titre de chirurgien) ;
  • traitement reposant sur des théories archaïques, celles de Galien et d’Hippocrate, qui sont fondées sur la croyance du dérèglement des humeurs, à laquelle vient s’ajouter la théorie aériste.

La théorie du dérèglement des humeurs (« chaudes », « froides », « sèches », « humides ») appelle le recours à leur antidote : les humeurs trop froides devront être traitées par une intervention échauffante ; les humeurs chaudes devront, au contraire être corrigées par une intervention rafraîchissante. Quant aux humeurs altérées, « peccantes », elles doivent purement et simplement être évacuées. Cette médecine, à la fois agissante et évacuante repose sur une triple technique qui rappelle la formule de Diafoirus chez Molière : saignare (« on saigne les hommes comme les chevaux en Alsace », estime au mileu du XVIIème siècle ce voyageur venu de « l’intérieur » qu’est L’Hermine ; purgare et clysterium donare, le clystère étant « en Allemagne » constituée non d’une seringue, mais d’une vessie de porc. On y ajoutera l’opération, pratiquée avec une certaine répugnance en Alsace, si l’on en croit les voyageurs, qui consiste à poser des ventouses.

La théorie aériste, plus empirique que scientifique, veut que l’air, élément extérieur à l’organisme, joue un rôle déterminant dans l’éclosion et la contagion épidémiques : les molécules morbifiques, exhalaisons et miasmes en tout genre, qu’on appellera « germes » au XIXème siècle, feraient que la mort « flotte » constamment dans l’atmosphère. Cette corrélation étroite entre le climat et l’infection, l’air et le mal, repose sur un postulat fragile, faux sans doute, mais qui, du fait qu’il s’inscrit dans la logique des mentalités de l’époque, se révélera fort stimulant.

Car, en replaçant la maladie dans son contexte spatio-temporel, en observant (tel est l’état l’esprit des « Lumières ») le terrain d’éclosion de la maladie, la médecine officielle fait un travail préparatoire irremplaçable et éclaire, par contraste, les mentalités paysannes réfractaires à toute modification du milieu ambiant traditionnel. Le terrain est tout, affirmera Claude Bernard ; le bacille est tout, rétorquera Louis Pasteur. Le discours du « physicien » du XVIIIème siècle est ainsi un merveilleux essai d’ethno-histoire, puisqu’il révèle les circonstances dans lesquelles il est conduit à opérer autant que la science médicale qui a cours à l’époque. Une aubaine pour l’historien : il nous introduit dans les conditions de vie – logement, alimentation, hygiène -, sans pour autant pouvoir proposer de remèdes avant la révolution pasteurienne : rapport de l’homme avec le milieu dans lequel il vit qui induit un « démarrage » sanitaire plus qu’un véritable progrès de la médecine, car la perception du malsain est inséparable de celle du contagieux.

Voici quelques exemples glanés dans les rapports des médecins des « Lumières ». Le caractère encaissé de la plaine d’Alsace influe sur les conditions d’habitation qui se révèlent souvent être malsaines : air insuffisamment renouvelé, atmosphère humide du fait de la stagnation des nappes de brouillard et des fréquentes inondations du Rhin et de l’Ill. Voilà de quoi envier la situation plus salubre des villages de vallée et de ceux du plateau lorrain exposés aux quatre vents. Cet air « épais », « grossier » rendrait les Alsaciens lents, paresseux, phlegmatiques aux dires des gens de « l’intérieur » qui considèrent qu’un sang moins « épais » et moins « visqueux » confère par contre nervosité et vivacité. L’atmosphère est rendue responsable du « manque d’énergie du système nerveux, de la surcharge bilieuse, de l’excès de lymphe dans le sang », des rhumes, des rhumatismes, des pleurésies et d’un vieillissement précoce (voyez, nous dit-on, les centenaires des montagnes suisses ! )

L’hygiène, à l’intérieur de la maison, est une notion peu conforme aux habitudes paysannes. Les inventaires après décès et les archives judiciaires permettent de reconstituer la situation d’avant la campagne hygiéniste du XIXème siècle. L’habitude invétérée de cracher, de se moucher avec les doigts (le mouchoir de col et celui qui sert de bourse sont plus répandus que le mouchoir à moucher) répond au besoin de rejeter hors de soi toute saleté, considérée comme l’intruse dans le corps humain. L’habitude de boire à la même cruche, de manger au pot commun, de laper la soupe à la même louche qui fait le tour de la table relèvent de gestes immémoriaux codifiés par l’usage. La quasi-absence de baignoires (quelques cuves rondes ou circulaires seraient-elles susceptibles de remplir cet office ?) nous éloigne du plaisir et du raffinement que constitue le bain dans les couches élevées de la société citadine. Ici la pudeur prime sur l’hygiène et la morale chrétienne invite au refoulement du corps et à tout ce qui pourrait se rapprocher de l’auto-érotisme, se trouve naturellement refoulé dans la sphère de la honte : pas d’eau sans nudité. Les mentalités font le reste : est-il bien utile, dans une culture qui privilégie le « paraître », de se laver les parties du corps qu’on ne voit pas ? Tout au plus les cachera-t-on, au XIXème siècle, par du linge de corps parfaitement blanc. En tout cas, l’eau est dangereuse : elle est soupçonnée d’instiller la maladie à travers les pores de l’épiderme; elle ramollit le corps, lui fait perdre une partie de sa virilité. La saleté constitue une couche protectrice, immunisante. La sueur, qui dégage les pores, peut fort bien remplacer l’eau. L’habillement favorise d’ailleurs la sudation et on recommande aux malades de porter des chemises imbibées de sueur.

Quelques fontaines apparaissent timidement dans les demeures rurales, mais, le plus souvent, on se lave les mains et la tête (parties visibles de l’organisme) à l’évier de la cuisine. Le reste n’est que manières « bourgeoises » ! On lave le linge entre deux et quatre fois l’an et l’accumulation de chemises et de draps dans les armoires n’est pas forcément synonyme de richesse, mais de nécessité. Et il manque dans les inventaires après décès le support le plus indispensable au séchage, à savoir la corde à linge…

Quant aux besoins naturels, au temps de la libre pissette, on va au fumier, sauf lorsqu’on est alité : les médecins déplorent que l’on conserve sous le lit, dans des sortes de récipients (on ne peut pas parler de pots de chambre, pas davantage qu’il n’y a de chaises percées), des excréments vieux de plusieurs jours et constatent qu’on ne prend même pas le soin de les arroser de vinaigre pour les désinfecter. Car les « commodités » ne sont pas perçues en tant que telles par les paysans et seul le curé dispose en général d’un « secret », parfois situé en surplomb par rapport au potager, ce qui permet en même temps de fumer ce dernier !

Se pose également le problème de la salubrité de l’air et de l’eau. Un des premiers gestes du médecin, lors d’une visite à domicile, consiste à ouvrir les fenêtres : l’atmosphère confinée des pièces surchauffées s’explique en général par le fait qu’on hésite à aérer, particulièrement en hiver, que les fenêtres sont petites et soigneusement calfeutrées par souci d’économie de chauffage. Quant à l’eau, elle est polluée par la proximité de l’étable, du fumier, du cimetière et par le rouissage du chanvre dans les mares stagnantes. Le discours du médecin consistera donc à mettre en garde les habitants contre la consommation de l’eau des puits corrompue à la fois par le bas (pollution de la nappe phréatique) et par le haut ( formation d’une glue de moucherons et de vers aquatiques).

Le médecin tente de déjouer par ailleurs les pièges de la consommation, le principal problème étant de convaincre le paysan qu’il ne suffit pas de manger à satiété ou de s’empiffrer (et d’incriminer au passage l’absorption d’aliments « épais » et « grossiers » à base de bouillie), mais de manger bien. Or la diététique n’est pas la préoccupation première des ruraux qui sont plus sensibles à la quantité des aliments qu’à leur valeur nutritive. La nourriture, affirment nos médecins, tient à la fois du remède et du poison. Les aliments « grossiers » (comme l’air « grossier ») rendent le sang épais : tel est le cas de la viande de porc (qu’on oppose volontiers à la viande de bœuf fournie aux malades par les hôpitaux), de la bouillie (surtout si elle est confectionnée à partir de seigle ergoté), des pommes de terre non mûres… L’aigreur des crudités et l’insuffisante maturité des fruits seraient responsables de rhumatismes. On incrimine également les excès de protéines d’origine céréalière et les avitaminoses caractérisées. Si l’on ne récuse pas la valeur calorique et les vertus antiseptiques du vin lui-même, qu’on oppose volontiers à l’eau douteuse des puits, on reproche aux piquettes acides de la plaine d’abréger la vie. Or la pression sociale continue à faire du « pinard » la voie royale de la santé, de la longévité, de la joie de vivre, tandis que l’alcool revêt en Alsace un caractère quasiment sacré et est considéré comme un élixir de vie, remède suprême contre les angines, les refroidissements, les indigestions et les brûlures : à la fois désinfectant, somnifère, anxiolytique, revitalisant, le schnaps alsacien est considéré comme l’ « eau de vie » qui fortifie et qui guérit.

Enfin il est des obstacles quasiment insurmontables auxquels se heurtent nos médecins : d’une part, le poids de la misère, la maladie étant fonction de la situation sociale et pouvant générer une inégalité devant la mort ; d’autre part, l’interruption brusque et saisonnière du travail, les contrastes thermiques étant par ailleurs, de l’avis de nos médecins, néfastes à l’organisme. On supporte si mal l’oisiveté imposée par la période hivernale qu’on est en droit de se demander si, pour rester en bonne santé, il ne conviendrait pas de ne pas s’arrêter de travailler!

Avant de quitter le médecin, risquons deux remarques :

  • Les « remèdes du Roi » qu’il propose et qui sont expédiés par dizaines de boîtes depuis Paris, siège de la Société royale de médecine, sont moins révolutionnaires qu’on aurait tendance à le croire : outre le quinquina et l’orviétan (composé de plusieurs dizaines de substances, dont la plus importante est la thériaque, associées à de la chair de vipère séchée), on utilise les « simples », souvent sous forme d’infusions, puisées dans la nature : baies de genièvre, ail, citron (riche en vitamines C) primevère, petite marguerite et violette,, petit lait, vin (bactéricide)… Il y a donc prépondérance d’une thérapeutique d’évacuants et d’émétiques, mais également d’adoucissants, d’émollients susceptibles de décongestionner les enflures et les tumeurs. Par ailleurs, on préconise le bain curatif, plus précisément le bain aux plantes. Avec de tels remèdes, on fait ce qu’on peut. Ne soyons donc pas injustes envers ces physiciens qui, sous prétexte d’inefficacité thérapeutique, ne méritent pas une condamnation systématique. Certains d’entre eux, comme le Docteur Blein à Neuf-Brisach, succombent à la tâche, après s’être taillé une forte popularité. Beaucoup d’entre eux, à défaut de pouvoir extirper la racine du mal (parce qu’ils sont appelés trop tard en cas d’épidémie et qu’ils agissent en désespoir de cause lorsque le bricolage du chirurgien-barbier a échoué), freinent ou jugulent les épidémies : c’est une semi-victoire et, compte tenu de la médiocre infrastructure hospitalière et de l’opposition, véhiculée par l’Eglise, à toute autopsie, ils ont des circonstances atténuantes. Tous rendent des soins gratuits aux plus démunis, opération philanthropique qui annonce celle entreprise par les médecins cantonaux au XIXème siècle.
  • Mais le problème n’est pas là : beaucoup de leurs malades sont des patients malgré eux qui refusent de prendre les médicaments prescrits, comme ils refuseront de se faire vacciner, et qui s’opposent à toute modification de leur manière de vivre. Ils parviennent finalement à sauver malgré eux ceux qu’ils veulent sauver, et c’est là l’exploit. Nous assistons ainsi au choc de deux cultures: une culture populaire de « demi-sauvages » (l’expression apparaît dans les rapports de la Société royale de médecine) à l’encontre de laquelle les médecins de la ville expriment l’horreur que leur inspirent la crasse, l’insouciance et les préjugés et une culture savante véhiculée par un citadin « parachuté » à la campagne, juché sur son cheval, parlant l’allemand ou le français (rarement le dialecte), utilisant des termes latins, voulant tout savoir, questionnant les gens sur leurs modes de vie (en quoi cela les regarde-t-il ?), imbus de leur supériorité et de l’intangibilité de leur doctrine, affichant une confiance optimiste dans le genre humain et considérant la maladie, désacralisée par le fait même, comme un phénomène naturel (et non surnaturel), maîtrisable et non imposé par la fatalité… Or les mentalités ne sont pas prêtes à accepter le droit fondamental à l’existence dont les éloigne toute une culture religieuse. C’est ce choc de deux cultures : celle des « lumières » et des « civilités », celle de l' »ignorance » et de l’ « animalité », qui conduit à l’incompréhension totale. De plus, le « physicien » revient cher : 1 à 3 livres tournois en fonction de la distance parcourue (c’est l’équivalent de deux à trois journées de travail pour un journalier). Aussi une poignée seulement d’inventaires après décès révèle-t-elle les dépenses de santé, au cours de la maladie du défunt, dans des fourchettes de 0,2 à 1,6 % des dettes passives résiduelles (contre 0,3 à 2,1 % pour les frais de notaire et 0,6 à 4,1 % pour les frais de funérailles). On préfère en effet aller voir le chirurgien ou le rebouteux, mais cette dernière démarche laisse moins de traces dans les fonds d’archives.

2) Le prestige du médecin, dont les compétences seraient universelles et qui serait la Loi, relève d’un cliché dont l’origine se situe au XIXème ou au XXème siècle. Les familiers de la campagne sont au contraire le chirurgien-barbier et l’empirique qui nous conduisent au seuil du surnaturel. En effet, les compétences techniques s’effacent devant le capital d’expérience et surtout les qualités relationnelles, faites de confiance et d’abandon, qui lient le patient au thérapeute moyennant un important investissement affectif.

a) Le chirurgien-barbier de la campagne n’a pas grand chose à voir avec celui de la ville, auxiliaire du physicien et membre d’une corporation. A la campagne, il est autonome et n’a pour seul bagage qu’une expérience acquise sur le tas, parfois à l’armée et les relations entre chirurgien et physicien sont beaucoup plus conflictuelles. Théoriquement, le physicien n’intervient qu’épisodiquement et de façon intermittente (puisqu’il est en même temps barbier, parfois arracheur de dents, si ce n’est forgeron). En temps que Scherer, Bader, Wundarzt , il collectionne les activités à l’intar du maître d’école dont il partage la polyvalence professionnelle.

En principe, il s’occupe uniquement de blessures externes, (d’où le vocable de Wundarzt ), en particulier à la suite des rixes et des accidents qui constituent la trame de la vie quotidienne, domaine réservé de la « petite chirurgie ». Parfois, il est vrai, il devient l’assistant du physicien lors de certaines opérations : au maniement du rasoir, il joint la dextérité dans l’utilisation de la lancette pour procéder à la traditionnelle saignée. La pose du clystère ou des ventouses peut être considérée comme une opération de « petite chirurgie » l’ensemble des interventions ne nécessitant qu’ un outillage sommaire (ciseau, trépan, scie, lancette, mortier, gobelets). Enfin il peut assister la sage-femme, en cas de complication notoire, mais cette intrusion dans l’espace féminin soulève bien des réticences. Mais il y a plus grave : c’est qu’en l’absence du médecin, homme de la ville, le chirurgien est appelé à se mêler de pathologie interne relevant de la « grande chirurgie ». Opérer une hernie, extirper un goitre, passent encore. Mais suturer un estomac ou tailler des calculs comportent des risques : l’insuffisance des connaissances techniques ne se trouve pas compensé en effet, à ce niveau, par l’habileté professionnelle. Or le chirurgien est parfois considéré comme l’homme de la dernière chance face à la contagion des « fièvres ». S’il est plus accessible que le médecin, qui se fait attendre et revient cher, il est aussi plus dangereux : il fait souvent tellement de dégâts que le médecin, appelé à la rescousse, n’a plus qu’à lever les bras au ciel… Les territoires respectifs du chirurgien et du médecin sont donc mal délimités, ce qui conduit à une campagne de dénigrement, orchestrée par les médecins, accusant les chirurgiens d’estropier, voire de tuer leurs clients, alors que les méthodes thérapeutiques (si je puis me permettre ce néologisme) ne diffèrent guère l’une de l’autre à part, peut-être, la prescription du quinquina ou de l’orviétan qui relèvent davantage de la thérapeutique des villes.

b) Or les médecins de la ville, tout en dénonçant les chirurgiens-barbiers, s’en prennent également aux « empiriques », ce qui pose le problème de la « médecine parallèle ». Ces « médecins et charlatans dont la province est inondée » (pour reprendre l’expression du Docteur Wenner d’Obernai en 1779), empoisonnant, tuant, estropiant, qui sont-ils ? Nous reconnaissons, au milieu d’une véritable faune, des gens aussi différents que :

  • Les réducteurs ambulants d’hernies (Stein- und Bruchschneider), opérateurs de circonstance qui sillonnent la campagne ;
  • les rebouteux et guérisseurs, très proches des « sorciers » ;
  • les vendeurs de drogues (et les apothicaires sont égratignés au passage), montant leurs étaux sur les marchés ;
  • les maréchaux ferrants, arracheurs de dents occasionnels, très au courant d’un certain nombre de secrets, puisqu’ils sont amenés à maîtriser le feu, le plus terrifiant des quatre éléments ;
  • le bourreau qui propose des remèdes drastiques et sudorifiques à base de graisse humaine, de poudre d’os et de raclures de crânes, puisqu’il dispose du corps de condamnés. C’est un personnage quasi magique qui est constamment en contact avec la mort, antithèse de la vie : aussi les onguents qu’il est amené à confectionner à partir de la graisse fondue et des os broyés des « pauvres pécheurs » seront-ils chargés de pouvoirs secrets et mystérieux.
  • Enfin le curé, qui dresse un rapport sur l’épidémie, établit la liste de ceux qui sont susceptibles de se faire soigner gratuitement, surveille la marmite de viande destinée à sustenter les convalescents et distribue des médicaments, se fait guérisseur à l’occasion.

Mais, avec le bourreau et le curé, nous pénétrons dans la sphère du surnaturel. Avant d’y accéder, voici quelques observations. Il est quasiment impossible de connaître l’importance numérique des « empiriques » associant, dans une para-légalité, les fonctions de chirurgien, de chiropracteur, de médecin, d’apothicaire, de psychanalyste, de confesseur, transmettant parfois à l’un de leurs fils le don de guérir, parce que nous disposons d’un petit nombre de témoignages écrits émergeant d’ une civilisation de l’oral. Mais leur seule présence révèle les carences d’un « corps médical » à la campagne qui serait composé des seuls médecins et chirurgiens. Parfois, seules les enquêtes administratives (celle de 1786 sous les auspices de la Société royale de médecine et celle de 1790 réalisée par l’administration révolutionnaire) sont susceptibles de nous éclairer sur cette foisonnante activité.

D’autre part, le corps médical « officiel » est unanime pour les dénoncer. Soucieux de conserver et de séduire sa propre clientèle, hanté par une concurrence potentielle, il le fait souvent avec hargne et violence. Mais la frontière entre ces frères ennemis (praticiens diplômés ou expérimentés / charlatans considérés comme des criminels) est floue, dans la mesure où les premiers se font eux-mêmes charlatans à temps partiel. Le charlatan, c’est toujours l’autre : attitude conquérante et dominante de ceux qui veulent s’assurer, en toute bonne conscience, le monopole de la médecine et qui présentent le charlatanisme comme le négatif de la pratique médicale. Or, entre les deux, les méthodes de guérison sont très proches, mais le seul fait qu’elles ne soient pas imposées par le haut, selon les prescriptions d’une médecine officielle et savante, suffit à les faire tomber dans le discrédit. Médecine savante et médecine populaire apparaissent ainsi comme l’expression de deux cultures qui se détestent, mais se rencontrent sur le plan de la pratique médicale (l’un des points de convergence essentiels résidant dans la théorie des humeurs). Il convient donc de nuancer le cliché opposant les savants médecins et les charlatans, marchands d’illusion.

Or la force principale de la médecine populaire réside non pas dans la technique médicale, mais dans la confiance qu’elle inspire aux paysans dont elle partage la langue et l’univers mental : le grand levier n’est pas le savoir, la compétence universelle, mais l’expérience et la confiance. Et si on ajoute aux ingrédients un peu de surnaturel, c’est tant mieux : il ne peut qu’apporter un plus qui n’est pas négligeable.

 

LE RECOURS AU SURNATUREL

La démarche découle de la conception même de la maladie et de la souffrance. La maladie n’est pas, à une époque où on ignore une grande partie des processus physiologiques, un phénomène « naturel ». Elle est, comme la mort, d’essence divine : envoyée par Dieu, elle peut être guérie par lui. Elle revêt en effet une triple signification : celle de châtiment lors des grandes épidémies ; celle d’épreuve salutaire faisant du malade un athlète doté d’un esprit sportif et combatif ; celle de grâce, de faveur, avec ses références constantes à la souffrance du Christ ou au martyre des saints. Par conséquent il est impossible, voire sacrilège de vouloir empêcher ou entraver la maladie : ce serait empiéter sur le domaine de Dieu. Devant cette fatalité inéluctable, la médecine sera d’autant moins agissante, plus palliative et plus expectante, que notre civilisation judéo-chrétienne diffuse un certain mépris du corps (ce qui freine par ailleurs les progrès de la recherche scientifique). Quant à la souffrance, prolongement de la souffrance du Christ, le christianisme la valorise. Aujourd’hui, on ne veut plus souffrir et on recherche le plaisir ; autrefois, le plaisir était coupable et la souffrance idéalisée. A partir de ces quelques constatations, le recours au surnaturel s’impose et revêt deux formes.

1) La première nous conduit, sur les marges du surnaturel, à la médecine domestique dont les recettes, reposant sur l’automédication, sont précieusement conservées dans les familles d’une génération à l’autre, sous forme de grimoires (du reste difficiles à dater) et bénéficient d’un réel prestige auprès d’une population imperméable à toute science médicale abstraite, théorique et inductive.

Se soigner à partir des produits qu’offre la nature c’est recourir aussi bien au monde végétal (phytothérapie par tisanes et décoctions à base de sureau, d’absinthe, de laurier, de sauge, de romarin, de genièvre, de verveine, de millepertuis), animal (lait de vache pour les goutteux, eau d’orge, testicules de verrat, limaces rouges ou grenouilles bouillies à l’eau), minéral (boules ferrugineuses des Chartreux de Molsheim qui, trempées dans l’eau, ce qui leur donne une couleur ambrée, sont susceptibles de stopper les dysenteries, de guérir les obstructions du foie, les fièvres malignes, les inflammations du gosier ou de la langue)… Tout est dans la nature, réservoir prodigieux d’ingrédients précieux, ce qui permet à chacun de devenir son propre « sorcier »…Or ces remèdes relèvent du même répertoire que ceux que nous avons trouvés chez les physiciens et les guérisseurs : il s’agit de corriger, de ramollir et d’évacuer les humeurs « peccantes ». Mais ces remèdes ont une dimension supplémentaire, puisqu’ils tiennent une partie de leur efficacité du fait qu’ils se chargent d’énergie cosmique. Ils dérivent d’une conception du cosmos dans lequel la maladie procéderait, sous l’influence d’une culture savante très sensible à l’astrologie, d’un déséquilibre entre macrocosme et microcosme. Cette conception savante du monde, qui est un peu l’intruse dans la culture populaire, insiste sur l’unicité du monde des vivants, humains, animaux et végétaux.. Pour mettre le corps au diapason des saisons, il faut donc purger en février ou en novembre, lorsque le sang s’échauffe ou se renouvelle, quand le ciel est clair et le baromètre au plus haut ; on posera des ventouses en mars ou en mai et on choisira judicieusement le moment des bains…

Or de ces pratiques naturelles aux pratiques magiques le pas est aisément franchi. Les grimoires contiennent pêle-mêle, moyennant un curieux syncrétisme pagano-chrétien, remèdes véritables et drogues mystérieuses, breuvages compliqués relevant du secret, prières et bénédictions, exorcismes et incantations avec chiffres sacrés et formules cabalistiques, le tout christianisé par la multiplication des signes de croix. Il s’agit de faire repousser les cheveux, de soigner la gale avec de la graisse de porc (mais il faut que ce dernier soit castré et de poil roux), de guérir les plaies ouvertes avec de la poudre de grenouille ou de ver de terre séché (êtres proches des puissances chtoniennes). Pour soigner la phtisie, on prélèvera neuf poux (chiffre sacré) sur la tête d’un homme bien portant. Les maux de dents se guérissent par le port autour du cou d’un sac de toile contenant une fève percée d’un petit trou. Pour se débarrasser de la fièvre, on se limera les ongles, on en posera le produit sur un morceau de pain que l’on jettera en pâture à un chien noir. Pour voir la nuit, arme efficace contre les tentatives de cambriolage, on enduira les yeux de sang de chauve-souris, tandis que la cataracte se soigne à l’aide d’une poudre provenant de la décomposition d’un chat noir aux yeux phosphorescents. Pour lutter contre la consomption des enfants, il est recommandé de leur lier sur le dos un faisceau de neuf espèces de bois différents. Si on lave les verrues le jour d’un enterrement, elles se décomposeront à comme le cadavre dans sa tombe…

Des formules magico-religieuses doivent accompagner le geste :

– « Ver ou vermisseau, que tu habites la moelle ou l’os,

Que tu te couches et ne reviennes jamais à la vie.

Au nom du Père… » (contre le « mauvais ver »)

– « Sang, sang, immobilise-toi,

Oublie ton flux et ton chemin.

Au nom du Père… » (en cas d’hémorragie).

Quant aux recettes proposées par le « Bouclier spirituel », elles dépassent de loin le domaine de la santé.

2) La deuxième forme de recours au surnaturel est le pèlerinage curatif. Le semis dense des sanctuaires locaux en Alsace témoigne d’une multiplication de ce type de pèlerinage où l’on trouve le saint guérisseur spécialisé dans telle ou telle maladie (Saint Quirin invoqué contre les rhumatismes et les paralysies, Saint Ulrich en cas de consomption, Saint Valentin en cas d’épilepsie, Saint Sébastien, comme Saint Roch ailleurs, en cas de peste ou de maladie pestilentielle). De curieux rapprochements s’effectuent d’ailleurs soit avec la hagiographie, en particulier les circonstances du martyre (Saint Laurent mort sur le gril est invoqué contre les brûlures), soit avec l’éthymologie du nom du Saint (Valentin de fallen, Augustin de Aug ?). La santé du corps étant le reflet de celle de l’âme, le saint procure la guérison dans une sorte de panthéon bienfaisant qui tient à la fois de la polyclinique et de l’assurance multirisques. Encore faut-il savoir « à quel saint se vouer » : une fois identifié le mal dont on souffre (on emploie le terme de Weh et non celui de Krankheit), on cherche, parfois avec l’aide de la « tireuse de saints », à trouver le saint susceptible de l’enlever (« danse de Saint Guy », « feu de Saint Antoine »). Au milieu de tant de saints spécialisés, seule la Vierge, qui peut intercéder auprès de son divin Fils, joue le rôle d’omnipraticienne. Et il n’est pas jusqu’aux protestants qui ne soient attirés par le culte des saints thaumaturges : c’est que le transfert des pratiques traditionnelles, qu’on accuse pourtant d’être entachées de superstition, à la lecture de la Bible ou au chant des cantiques est difficile à opérer. Le pèlerinage en particulier repose sur un pacte : selon la technique du don et du contre-don, on est guéri moyennant un certain nombre de rites (prières, fréquentation des sacrements, vénération des reliques du bienfaiteur…) Expression concrète de ce recours à Dieu et à ses saints : l’ex voto avec son image naïve, son message codé, sa scénographie bien étudiée. Gratulatoire ou propiatoire, la voie votive conduit à la santé du corps.

 

CONCLUSION

En définitive, cette modeste contribution à l’histoire de la santé ne nous aura apporté que peu de renseignements sur la science médicale elle-même : la médecine que nous avons rencontrée est plus empirique que savante, plus magico-religieuse que scientifique. Elle se caractérise par son insuffisante efficacité thérapeutique avant la révolution pasteurienne, le seul progrès sensible résidant dans une lente amélioration des conditions de vie.

Pourtant la campagne ne ressemble pas à ce « désert médical » invoqué par les correspondants de la Société royale de médecine qui réduisent les soins du corps à la seule médecine officielle, ce qui revient à mutiler la réalité quotidienne. Il y a à la campagne pléthore de thérapeutes (médecins, chirurgiens, saints et sorciers de tout poil) qui d’ailleurs nous laissent quelques leçons que nous sommes en train de méditer dans notre XXème siècle finissant : une médecine plus proche de la nature et plus proche de l’homme par sa capacité d’écoute et son capital de confiance, conditions premières de la guérison.

Enfin, au-delà de la technique médicale, l’histoire de la santé nous a conduits à l’histoire des mentalités : histoire de la peur, car la maladie secrète une des grandes peurs de l’humanité (A peste, bello et fame, libera nos Domine!) ; rapports avec la souffrance et la mort au cœur d’ une civilisation doloriste et pessimiste à laquelle le christianisme apporte l’espérance ; rapports entre le naturel et le surnaturel, le microcosme et le macrocosme, l’Homme et Dieu… On nous annonce pour le XXIème siècle le retour du surnaturel. En tout cas, devant l’incapacité de l’Homme, quel que soit le progrès technique, à répondre à ses interrogations et à ses angoisses les plus fondamentales, les mentalités traditionnelles resurgissent.

Reste une dernière question : les réactions rencontrées semblant relever de l’éternel humain, dans quelle mesure l’Alsace constitue-t-elle un cas original ? La plaine serait-elle particulièrement insalubre? Serait-elle exceptionnellement « médicalisée »? Serait-elle particulièrement exposée aux pratiques magico-religieuses ? Je ne saurais y répondre, compte tenu de l’insuffisante couverture qu’offrent les études régionales autorisant une étude comparative. Mais restons optimistes : science en marche, l’Histoire ne cesse d’apporter des réponses, même si elles restent partielles, à nos interrogations.

La présente communication doit la plus grande partie de sa substance à notre thèse de doctorat d’Etat publiée en 1994 par les Presses universitaires de Strasbourg (3 vol. , 2470 p.) sous le titre : Une société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789).