Yves LEON
DCD, DEA Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sorbonne
Trésorier de la SFHAD

Ce dentiste n’est pas un inconnu. Il est cité, par exemple, dans « L’histoire d’un diplôme » (1), publiée sous la direction de François Vidal, et cela pour la pétition qu’il a adressée au Sénat en 1864 pour demander, dit-il : « une législation nouvelle mieux en harmonie avec les besoins de notre époque« . Mais surtout, il a participé à quatre revues dentaires : « l’Art du dentiste », « L’Union dentaire », « L’Abeille » et enfin « Le Progrès dentaire. » Ces quatre journaux vont nous servir de base chronologique pour décrire sa vie professionnelle.

Trousseau Jean-Marie est né à Paris le 29 juin 1811. D’après les listes des professions de santé de l’époque (2), il est reçu, le 19 mai 1846, à Paris, à l’âge déjà respectable de 35 ans, sans que l’on sache ce qu’il a pu faire auparavant. Il dit avoir eu pour Maître : Delabarre, Docteur en médecine et dentiste, attaché à l’Hôpital des enfants malades et à l’Hospice des orphelins de Paris, où il assure un cours de ce qu’il nomme la « stomatonomie « .

En 1850, Trousseau arrive à Rennes où il prend la succession d’un nommé Tourneux. La comparaison de trois almanachs de l’époque (3), qui répertorient les professions, montre les ambitions de Trousseau sur Rennes :

1. En 1849, avant son arrivée, Tourneux et Le Cluziat, les deux seuls dentistes répertoriés, sont seulement cités.

2. En 1850, dés son installation, Trousseau a su se placer professionnellement ; il est dentiste des collèges de Rennes et de Redon, de plusieurs pensionnats et maisons d’éducation. En plus, il est tout de suite inscrit dans la liste des notables, alors que Le Cluziat n’y figure jamais.

3. En 1854, Le Cluziat, « dentiste mécanicien« , se voit contraint de « suivre » Trousseau dans une surenchère publicitaire assez malsaine dans son ampleur.

Trousseau « dentiste des collèges » : un prospectus de présentation du lycée de Rennes (4), mais qui est à prendre sous réserve puisqu’il date de 1903, nous dit qu’un dentiste donne chaque semaine les soins nécessaires aux élèves ; de plus, il examine la bouche de chaque élève une fois par trimestre. Ces visites sont comprises dans le prix de la pension (bel exemple de prophylaxie !), par contre sont à la charge des familles, les plombages et soins spéciaux des dents.

Si l’on consulte les registres d’intendance du lycée de 1857 à 1865 (5), on constate que Trousseau recevait 200F/an pour ses vacations. En comparaison, le médecin touchait 800F/an, l’infirmière 240F/an, le Proviseur 3900F/an et un garçon de salle 180F/an.

Pourtant Trousseau ne doit pas avoir beaucoup de fortune personnelle au départ, puisque sa résidence privée se trouve faubourg de Redon, dans les « bas-quartiers » de la ville. Il possède quand même une domestique et il vit là avec sa femme Louisa Guerne, 12 ans plus jeune que lui, avec qui il aura trois enfants : Albert, né en 1854 mais qu’ils perdront bientôt ; Marie, née en 1858 et Louisa, née en 1860 (6).

Par les différents recensements, nous savons qu’il est veuf en 1876. En plus, il héberge sa belle-mère (qui n’a que 3 ans de plus que lui), et il habite maintenant au Nord de la Vilaine, la partie respectable de Rennes ! (7)

Comme autre activité sur Rennes, ce qui est classique à l’époque dans les professions médicales, Trousseau va prendre, en 1862, le secrétariat de la Société des Sciences Physiques et Naturelles d’Ille et Vilaine. Le but de cette société, comme il est dit dans ces annales (8), est « de se livrer à l’observation et à l’examen des phénomènes physiques et météorologiques, d’étudier les trois règnes de la nature, de dresser la faune et la flore du pays et de rassembler enfin les éléments d’un Musée d’histoire naturelle pour la Bretagne et spécialement pour le département. » Cette société fonctionna de 1860 à 1870, mais n’édita de Mémoires que de 1863 à 1865.

Son exercice professionnel se poursuit jusqu’en 1884 au moins, d’après les almanachs ; il a alors 71 ans, et on le trouve cité jusqu’en 1886 dans les listes préfectorales nominatives des professions de santé. En 1891, un nommé DGHOUL se prétend son successeur.

Trousseau est mort le 13 juin 1887 à l’âge de 75 ans (9). Il meurt à l’asile de la Piletière réservé aux indigents, aux malades et aux infirmes. Dans la table de déclarations des successions qui devait être faite dans les 6 mois qui suivent le décès, on trouve accolée au nom de Trousseau, cette observation laconique : « ne possédait rien » .(10)

 Triste fin pour notre personnage qui avait à cœur de faire évoluer notre profession au XIXe siècle. Pour cela, nous allons voir plus en détail les différents journaux professionnels auxquels il a collaboré.

Le premier c’est « l’Art du Dentiste« . Le format est 24,5 x 35,5 cm. Le but de ce journal est apparemment d’instruire aussi bien les dentistes que les néophytes en art dentaire, comme le précise le titre : « Instruction de la famille« , et comme Trousseau le laisse entendre au début de son article :

« Ce que nous regrettons le plus, c’est que son intérêt soit tout scientifique ; pourtant nous ferons nos efforts pour qu’il soit utile à tout le monde et que le public non médical y puise l’assurance des secours que dans toutes les occasions il trouvera auprès de ceux qui ont voué leur existence au soulagement de leurs semblables » .(11)

Il est à noter aussi, que l’un des fondateurs de cette revue : Depeyruse, installé à Toulouse, est « de New York« , ce qui montre que Paris n’avait pas le monopole de la mode des dentistes américains.

Le second journal est lui directement associé à Trousseau puisqu’il en est le créateur, c’est « l’Union Dentaire« . Le 22 juin 1860, Trousseau demande son autorisation au Préfet de publier l’Union Dentaire (12) :

« J’ai l’honneur de venir vous demander l’autorisation nécessaire pour faire paraître une revue mensuelle intitulée l’union dentaire, revue odontologique, que je me propose de publier en deux feuilles du format de l’art dentaire ; dont je joins un exemplaire à la présente. Le but de cette revue est déjà indiqué par son titre ainsi que par l’exemplaire publié à Toulouse et dont messieurs Guerne et Depeyruse mes élèves, sont propriétaires. Je me propose, en commençant, de faire tirer l’Union Dentaire à cinq cents exemplaires (…)

Je vous demanderais également l’autorisation d’expédier le n° de l’art dentaire aux lecteurs de la première revue et dont je possède neuf cents exemplaires que j’ai conservés jusqu’à ce jour par suite des nombreuses fautes dont il est rempli ! (…)

Votre très humble serviteur J M Trousseau »

On notera que le tirage sera de 500 exemplaires. D’après un article, paru dans l’Abeille, de De Baralle, dentiste à Lille, il y aurait, en 1863, plus de 2000 dentistes en France. Trousseau espère donc toucher ¼ des praticiens avec une diffusion nationale. Ce qui laisse supposer qu’il existe déjà en 1862 des liens entre les dentistes dispersés aux 4 coins de la France.

L’Union Dentaire a commencé à paraître en juillet 1860 et le dernier numéro a paru en avril 1861. Trousseau explique plusieurs fois dans L’Abeille et le Progrès Dentaire que c’est un terrible accident (sans qu’il précise quoi exactement) qui l’a forcé à abandonner cette publication. Cela, par contre, ne va pas l’empêcher de collaborer avec « L’Abeille« .

C’est Fanton, un chirurgien-dentiste d’Orléans, qui lance cette revue le 15 janvier 1862. Dans son introduction, dans le premier numéro, il fixe deux objectifs :

  • « étudier et mettre en évidence les avantages qui résulteraient pour le corps des chirurgiens-dentistes de l’obtention d’un diplôme imposé à chacun de ses membres ;
  • propager les découvertes qui peuvent intéresser la chirurgie ou la prothèse dentaire ».

Fanton termine son introduction par cette phrase :

« Bannissant de notre esprit toute pensée jalouse à l’égard des publications analogues à la nôtre, nous nous empressons de rendre hommage à ceux de nos honorables prédécesseurs qui ont pris avec fermeté la défense de nos intérêts professionnels et surtout de notre honneur national, mis en suspicion dans ces derniers temps par des dentistes étrangers ».

Il faut souligner particulièrement ces 3 thèmes car ils vont constituer les 3 « axes d’engagement » de Trousseau pour les années suivantes. Avant de développer ces sujets, il nous faut d’abord revenir brièvement sur « L’Abeille ». Surtout pour rappeler que c’est dans ses colonnes que De Baralle, dentiste à Lille, publie un projet de fondation d’une « Société de Secours Mutuel entre les dentistes français », qui ne verra malheureusement jamais le jour. Il fallait une autorisation ministérielle qui sera refusée sous prétexte d’une trop grande dispersion des dentistes. Il est à noter aussi que l’on trouve dans les colonnes de L’Abeille des articles ou des prises de position sur l’avenir de notre profession de gens comme Andrieu ou Delabarre, et des reprises de lettres d’Orfila ou d’Audibran. Trousseau va prendre une part active à cette revue en devenant collaborateur dans l’équipe dirigeante, puis, finalement, il en devient le directeur en 1866, à la place de Fanton qui désirait se retirer. Le 5 février 1866, il demande l’autorisation au Préfet d’Ille et Vilaine de reprendre la publication de l’Abeille à Rennes (13). Il lui présente la revue et insiste sur ce qu’il considère comme un élément primordial du développement de notre profession : que les dentistes puissent se présenter leurs expériences en cabinet.

 » (…) C’est la seule revue française de chirurgie dentaire qui existe en France, l’Allemagne, l’Angleterre et les Etats-Unis, au contraire, les comptent en grand nombre. Aussi ce peu d’empressement pour les études scientifiques de la part de beaucoup de dentistes, dont un grand nombre, du reste, n’y sauraient rien comprendre, indique-t-il d’avance que le but des propriétaires de L’Abeille a été complètement désintéressé et que leur seul désir a été en créant ce journal de donner à chacun de leurs confrères, autant qu’à eux-mêmes, un moyen de s’instruire mutuellement en faisant paraître dans ce recueil les observations que les uns et les autres auraient pu faire dans leur pratique particulière ».

Pour sa participation à « la propagation des découvertes« , Trousseau a écrit des articles sur des sujets fort divers :

  • De la 1ère dentition et des accidents qui accompagnent l’éruption
  • De l’orthodontopédie ou redressement des dents des enfants par un nouveau procédé (je ne sais pas si le terme d’orthodontopédie est de Trousseau)
  • 3 articles sur l’importance du secret médical
  • un mémoire sur la pathologie dentaire
  • une biographie de Garengeot
  • une autre de Fauchard
  • des nouvelles recherches sur les propriétés physiques et anesthésiques du protoxyde d’azote

Le second « cheval de bataille » de Trousseau est « sa défense de notre honneur national, mis en suspicion dans ces derniers temps par des dentistes étrangers« , suivant les termes de Fanton, déjà cités. Il s’agit alors surtout pour les rédacteurs de L’Abeille de fustiger les charlatans qui se parent d’un titre de Docteur Dentiste américain au moment de cette grande vogue. Pour Trousseau cela va prendre presque uniquement la forme d’attaques contre Préterre et sa revue « L’Art Dentaire« , la concurrente de « L’Abeille« . Trousseau trouve que l’on ne redonne pas assez la primauté aux Français pour certaines innovations techniques. Voici un passage du n°11 de L’Abeille de 1865 où il résume toutes les erreurs qu’il a pu noter dans l’Art Dentaire.

 » (…) Voyez plutôt : les pivots forés inventés par Delabarre père appartiennent à lord Cogland, comte de Wexford (Irlande), chirurgien-dentiste, notre noble confrère. Les pièces à succion inventées et si bien décrites par Fauchard, appartiennent à un Américain quelconque (14). L’application du caoutchouc vulcanisé aux pièces de dents artificielles, que nous devons à M. Ninck (15), et qui date de 1855, appartient à un autre Américain dont le nom m’échappe en ce moment et qui, soi disant était de Philadelphie. Enfin, et voilà qui vaut mieux que tout le reste, l’opération de la trépanation dentaire, qui a été découverte et mise en pratique pour la première fois par le plus célèbre des dentistes de France appartient encore à M. Hulliton ! « 

Pour Préterre, outre qu’il est le rédacteur en chef de la revue tant décriée par Trousseau, celui-ci lui reproche sa pseudo-nationalité américaine, et sa double installation à New-York et à Paris. Mais ce qui gêne surtout Trousseau, ce sont les honneurs que pourrait retirer Préterre de la présentation de ses obturateurs palatins à l’exposition universelle qui se prépare pour 1867. Préterre avait déjà reçu une grande médaille pour ses obturateurs en 1855, en tant que Français. Ces obturateurs n’auraient rien de novateur et Préterre aurait bénéficié de bienveillances coupables de la part de la Société de Chirurgie pour être consacré. Et si Préterre est à nouveau primé en 1867, il faut que les honneurs en retombent sur la France pour prouver son rayonnement dentaire de par le monde.

Après ces querelles de personnes, nous pouvons maintenant aborder le 3ème et dernier thème principal de Trousseau dans l’Abeille, à savoir : « étudier et mettre en évidence les avantages qui résulteraient pour le corps des chirurgiens dentistes de l’obtention d’un diplôme imposé à chacun de ses membres ».

Pour Trousseau, cela tourne autour de sa pétition du Sénat pour la création d’un diplôme de chirurgien-dentiste. Le texte rédigé par Trousseau est publié pour la première fois en mars 1864 afin de recueillir les signatures. Le Sénat reçoit la pétition en avril 1865, signée par 20 docteurs en médecine et une quarantaine de chirurgiens-dentistes et d’élèves en chirurgie dentaire. Le devenir de cette pétition nous est décrit par Trousseau lui-même dans la 4ème revue à laquelle il a participé : « Le Progrès Dentaire ». Dans un article en 1885 nous apprenons que la pétition est renvoyée favorablement au Ministère de l’Instruction Publique et que Genteur, un conseiller d’État, reçoit Trousseau et Fanton deux ou trois fois et leur donne les meilleures espérances en les quittant. Malheureusement la suite fut moins bonne : la préparation de l’exposition universelle n’a pas permis de préparer la loi et en 1867 la pétition d’Andrieu arrive ; celle-ci demande le doctorat en médecine pour les dentistes. Ce conflit entre les deux tendances fait que le gouvernement laisse les choses en l’état jusqu’à … plus tard !

Revenons maintenant au contenu de cette pétition. Sans s’étendre sur les lacunes de la loi de l’an XI, penchons-nous plus à fond sur les trois thèses soutenues à l’époque concernant notre diplôme :

  • le premier parti est celui du statu quo défendu surtout par ceux qui n’ont que la patente pour tout diplôme ; Trousseau tente de les rassurer en promettant qu’il n’y aura pas d’effet rétroactif si la pétition aboutit ;
  • la seconde tendance est celle de ceux qui sont favorables à l’obtention du doctorat en médecine pour exercer la chirurgie dentaire. Les chefs de file en sont Andrieu et Delabarre ;
  • la troisième thèse, défendue par Trousseau et les rédacteurs de l’Abeille, se situe au milieu des deux premières, à savoir que notre profession réclame, certes, une formation solide en médecine et en chirurgie mais que la prothèse et son aspect mécanique sont tout aussi primordiaux, mais ne sont absolument pas enseignés dans les écoles de médecine et nécessitent donc une formation à part.

Ce point de vue, Trousseau le défendra encore souvent dans le Progrès Dentaire avec quelques variantes ; il proposera même un titre de Docteur en Chirurgie Dentaire. Malheureusement pour lui, son opiniâtreté est loin d’être récompensée puisqu’il dit lui-même qu’il se sent isolé de plus en plus dans ses convictions, même s’il s’avère que ses idées sont celles qui ont prévalu pour la mise au point de la loi de 1892.

CONCLUSION

Dans les congrès précédents nous avions surtout parlé, pour le XIXe, de Paris, de ses figures de proue ou de ses Américains, ainsi que des procès faits aux charlatans. Il est plaisant de constater, au travers de Trousseau, qu’il existait, à l’échelle de la France entière, un réel dynamisme, dans toute la profession, pour nous sortir de l’ombre où la Révolution nous avait malencontreusement jetés. Des personnages comme Trousseau sont les précurseurs de ces idées qui amèneront la loi de 1882 qui reconnaîtra enfin la Chirurgie Dentaire.

Les numéros de L’Abeille et du Progrès Dentaire cités peuvent être consultés à la Bibliothèque de la Faculté de Médecine.

1  » Histoire d’un diplôme  » François Vidal et Coll. Le CDF 1992
2 AD Ille et Vilaine : 5M19
3 AD Ille et Vilaine : 2 Per 3087
4 BM de Rennes : 51937
5 AD Ille et Vilaine : sous-série 16T
6 AM Rennes : 1F4/22-23
7 AM Rennes : 1F4/35
8 BM Rennes : 69645
9 AD Ille et Vilaine : 3E245/412
10 AD Ille et Vilaine : 3Q9
11 AD Ille et Vilaine : 5FJ4
12 AD Ille et Vilaine : 2T67
13 AD Ille et Vilaine : 2T67
14 Préterre lui-même !
15 Ninck tient à préciser (Abeille, n°1, 1866, p. 3) que l’honneur en revient à M. Winderling, son beau-frère, dentiste fort distingué et qui exerçait autrefois à Metz.