Un cabinet dentaire sous le Directoire

Une exposition intitulée « the extravagand Georges FATTET : caricature and french dentistry » fut organisée 1991 à Washington à la « National Library of Medicine ». Cette exposition très originale présentait notamment de nombreuses caricatures de Georges FATTET par Amédée NOE, plus connu sous le pseudonyme de CHAM et par Edouard PINGRET, très révélatrices de la personnalité tapageuse de ce dentiste parisien.

Pingret est aussi l’auteur d’un important tableau représentant Georges FATTET en train d’officier dans son cabinet (ancienne coll. Bernard S. Moskow).

Cette toile constitue avec la lithographie incarnant Hélène PURKIS et son cabinet du Palais-Royal, deux rares documents sur l’installation de deux dentistes de la première moitié du XIXème siècle.

Après avoir décrit la personnalité et l’agencement opératoire de ces deux praticiens, nous déterminerons si ces installations s’accordent avec celles révélées par les publications de cette époque.

Au cours de la première moitié du XIXème siècle, deux catégories de praticiens cohabitent au sein de la profession dentaire :

  • les dentistes titrés, au nombre restreint, sont composés d’experts-dentistes, formés par l’ancien Collège royal de chirurgie, de docteurs en médecine et d’officiers de santé,
  • les dentistes patentés, empiriques introduits dans notre discipline par la loi LE CHAPELIER et institués par la loi du 14 frimaire an III (4 décembre 1794) sont autorisés à se prévaloir d’un diplôme essentiellement composé du reçu de paiement de la fameuse patente ! (1)
Mr PEDON vend les dents à 5 F
Cabinet des estampes, BNF

 

Ces dentistes sans formation officielle se targueront le plus souvent d’inventions spectaculaires et se gratifieront de titres fantasmagoriques.

Hélène PURKIS et Georges FATTET en particulier font partie de cette famille de praticiens.

HELENE PURKIS « Dentiste pour dames »

Hélène Purkis
Cabinet des Estampes, BNF

 

Cette dentiste ne figure pas sur la liste de médecins et de chirurgiens des almanachs royaux de cette période, seules catégories du corps médical admises à figurer dans ce répertoire. Ce qui nous révèle qu’elle n’était pas dotée de titre officiellement reconnu.

Pour dater l’installation d’Hélène PURKIS nous ne pouvons nous référer qu’aux données de la composition et de là légende de la lithographie de LEMERCIER.

La signature de Charles QUESNET

D’après E. BENEZIT, ce peintre excellait dans les portraits et exposa au Salon de 1822 à 1839.

La raison sociale d’Hélène PURKIS

Elle nous est fournie par la légende :

« Melle Hélène PURKIS MNe Dentiste pour Dames – Elève de son oncle, Bté du roi. Place du Palais royal n° 225 au 1er. »

 » Cette artiste mentionnée honorablement prévient les personnes qui ont eu le malheur de perdre leurs dents en partie ou en totalité, qu’elle les remplace sans douleur, à peu de frais, avec l’imitation parfaite de la nature.

Elle soigne les dents, les nettoie, les cautérise, les orifie, et cherche toujours à conserver celles qui restent : ses conseils sont gratuits.

On trouve chez elle tout ce qui est relatif aux soins, à la propreté et à l’ornement de la bouche.

Son Elixir Diaphénix, qui guérit incontestablement les maux de dents, se distingue de tout ce qui se débite abusivement par la seule raison qu’il est d’une efficacité reconnue et qu’il n’est livré qu’à l’essai et sous condition « .

En ce qui concerne le statut des femmes dentistes il est établi qu’à la requête du Collège royal de chirurgie de Paris, l’extrait des registres du parlement du 9 avril 1755 « ordonne qu’à l’avenir les femmes et les filles ne pourront être agrégées dans l’état de dentiste » et que confirme la loi du 19 ventôse an XI (10 mars 1803) (2).

Malgré cette juridiction, l’arrêt de la cour de cassation gouvernant la profession de dentiste du 23 février 1827 redonne à madame Marie DELPEUCH et aux femmes en général le droit d’exercer la chirurgie dentaire.

Cet arrêt reconnaît que l’exercice de l’art dentaire n’est soumis à l’obtention d’aucun diplôme compte-tenu de l’absence de mention concernant les dentistes de la loi de 1803.

On peut donc en déduire que l’installation d’Hélène PURKIS a de grandes chances de se situer dans une fourchette d’années comprises entre 1827 et 1848, date de la fin de règne du roi Louis-Philippe.

Cette déduction est par ailleurs confortée par la participation de Charles QUESNET au salon de cette période ainsi que par le style de la robe et de la coiffure d’Hélène PURKIS.

L’installation du cabinet

Elle comprend un fauteuil de salon dont les pieds sabres donnent une bonne stabilité. Le dossier n’assure pas un bon appui àla tête de la patiente. La dentiste est ainsi dans l’obligation de maintenir son front de la main gauche pour l’examiner. Un petit repose-pieds donne une meilleure assise aux malades de petite taille.

Une vasque tenant lieu de crachoir repose sur un guéridon doté de deux étagères prévues pour recevoir le pot à eau et le verre. Ce dernier avoisine deux flacons contenant vraisemblablement « l’élixir DIAPHENIX » supposé guérir les maux de dents et « livré qu’à l’essai et sous condition ».

Sur une table de forme circulaire on distingue un coffret ouvert renfermant entre autres un miroir à main, une paire de ciseaux, une clé dentaire et deux daviers.

Une bibliothèque et un secrétaire complètent le mobilier du cabinet.

Melle PURKIS est très élégamment vêtue d’une robe blanche longue de grande ampleur et resserrée à la taille ; d’énormes manches « gigot » se réduisent aux poignets par un savant drapé. Le chignon bouclé et les anglaises à l’aplomb du visage mettent en valeurs la jeunesse et la finesse de ses traits.

La patiente, fringante, un miroir à la main, complète la composition de QUESNET et traduit parfaitement l’atmosphère raffinée du cabinet. L’argumentaire promotionnel de la légende, en usage à cette époque, reste malgré tout très mesuré.

Georges FATTET « dentiste des gens du monde »

Pour les mêmes raisons qu’Hélène PURKIS, Georges FATTET ne figure pas dans les almanachs royaux de cette époque. Par contre, nous possédons pour ce praticien une documentation qui se présente sous des formes différentes mais complémentaires compte tenu de leur vocation publicitaire : les publications, les caricatures de CHAM et d’E. PINGRET et la toile de ce dernier auteur.

Les Osanores Fattet
Scène comique jouée par une édentée (1848)
Cabinet des Estampes, BNF

 

Les ouvrages de Georges FATTET

Ce ne sont en fait que des opuscules de cinq à six pages disponibles « au cabinet du dentiste et chez tous les libraires français et étrangers » et qui furent réunis pour constituer son « Traité de prothèses dentaires à l’usage des artistes, des savants et des gens du monde », publié en 1850 (3). Ce traité est précédé de son portrait gravé avec la légende :

Georges FATTET
né à Tarare le 14 février 1820

suivie de sa signature.

Dans sa brochure intitulée « Aperçu sur les dangers des dents à pivot, a ressort et à crochets ; Sur l’heureuse et favorable influence des dents sans crochet ou ratelier à succion sur la santé générale  » (4), Georges FATTET se gratifie des titres suivants :

  • Inventeur des dents osanores
  • Professeur de Prothèse dentaire
  • Auteur d’un nouveau procédé pour dissimuler les dents cariées et difformes avec l’adresse de l’auteur, 363 rue Saint-Honoré

Il affirme que ses dents étaient « le fruit d’essais souvent réitérés et infructueux » et qu’il fut assez heureux « pour trouver dans le règne animal une matière parfaite d’un émail riche et brillant et d’un grain dur et serré ».

C’était en fait de banals dentiers en ivoire d’hippopotame où il appliquait le principe d’adhésion par pression atmosphérique prôné par FAUCHARD plus d’un siècle auparavant, « sans recourir à des tiges, plaques, crochets et ressorts … »

FATTET précise que « ses dentiers exécutés avec toute la précision des règles mathématiques s’appuient également sur toute l’arcade dentaire … »

Les « osanores » de FATTET eurent un tel impact publicitaire que le fameux William ROGERS s’empara du « procédé » au point de proclamer en être l’inventeur (5).

Dix ans plus tard, une publicité du Journal de l’Oise du 21 septembre 1858 vantait encore les mérites des dents FATTET en critiquant « les dents à cinq francs montées sur des plaques d’étain, de plomb ou de cadmium ». Ses publicités se succèdent dans les almanachs impériaux jusqu’en 1867.

H. Horay : un autre dentiste de la rue Saint-Honoré !
Cabinet des Estampes, BNF

 

Les caricatures d’Amédée de NOE dit CHAM

Publiées dans le « Charivari » entre 1845 et 1850, les caricatures de CHAM résultent des nombreuses et tapageuses opérations publicitaires de G. FATTET, comme sa descente des Champs Elysées sur un char décoré d’un dentier géant, et témoignent de la concurrence effrénée livrée par ces praticiens pour s’accaparer la riche clientèle bourgeoise post-révolutionnaire.

CHAM, pendant de nombreuses années, n’a cessé de dessiner, fournissant à chaque numéro du « CHARIVARI » une page entière de petits croquis gravés sur bois comme la série : Vie du célébrissime et dentissime Georges FATTET et une grande lithographie d’actualités comme les Célébrités charivariques où figure l’ineffable George FATTET ainsi que Roger GUILLAUME dit « William ROGERS », qui rivalise là encore avec FATTET comme acteur de la scène qui le représente « à la cour d’Ibrahim Pacha ».

« Voyez mon domestique, Messieurs,… avec mes Rateliers Osanores il brise du fer !… »

Mr Fattet en simple costume de cabinet et s’apprêtant à osanorifier un client

Triomphe de Georges Fattet après avoir gagné tous les procès que lui ont suscité ses ennemis

– Qu’avez-vous éprouvé madame ?
– une sensation délicieuse
– ça ne m’étonne pas, je viens de vous arracher une dent à cinq racines !…

La colonne Vendôme en 1880
Un fanatique des osanores
Môa avoir déjà deux ratelières… môa vouloir encore un troisième ratelière, mossieure Fattète !…

Mr Fattet ne peut vous arracher vos dents aujourd’hui… il y a plus de quinze cents personnes inscrites avant vous, revenez dans trois semaines !

Cabinet des Estampes, BNF

 

 

 

L’huile sur toile d’Edouard PINGRET
Georges Fattet dans son cabinet (huile sur toile d’Edouard Pingret)
Anc. coll. B. Moskow

 

Ce préambule était nécessaire pour mieux saisir toutes les données de cet intéressant document que constitue le tableau du cabinet de Georges FATTET, huile sur toile réalisée par Edouard PINGRET vers 1850.

Au premier regard, on est frappé par l’atmosphère insolite qui se dégage de cette composition engendrée notamment par :

  • la somptueuse robe de chambre que porte Georges FATTET,
  • deux imposantes défenses d’éléphant qui se dressent à gauche de la fenêtre,
  • le crâne d’hippopotame, la gueule entrouverte qui domine d’un air menaçant au sommet du meuble deux corps renfermant un crâne humain et une tête de poisson,
  • un masque oriental fixé au mur qui contribue à créer une ambiance magique et nécessaire à ce praticien qui prétend faire des prodiges ; n’a t-il pas découvert une nouvelle matière de dents artificielles qu’il surnomme « la rivale de la nature ! » et dont les dentiers sont réalisés en vingt-quatre heures !
L’agencement opératoire

La patiente est confortablement installée sur un imposant fauteuil à dossier droit en forme de coeur.

Le bras gauche repose sur un accotoir dont le rembourrage semble aussi généreux qu’au niveau du dossier ; l’ampleur de la robe masque le piétement mais dégage le repose-pieds en forme de coussin.

La vasque tenant lieu de crachoir est supportée par un guéridon de même type que celui d’Hélène PURKIS.

A l’entrée, un meuble vitrine met en lumière de nombreux modèles de prothèses.

L’instrumentation
Georges Fattet dans son cabinet (huile sur toile d’Edouard Pingret), détail

 

Face à la fenêtre se présente un établi de prothèse avec sa cheville de travail classique et un porte-instruments du côté droit. Georges FATTET se glorifie de confectionner lui-même ses dentiers « osanores », ce qui semble confirmé par la présence de ce plan de travail. Et pourtant une lithographie d’Edouard PINGRET de 1850 le représente dans son laboratoire de prothèses revêtu de sa traditionnelle robe de chambre et entouré de six façonniers !

Sur l’établi de son cabinet on peut distinguer à la loupe près de la fenêtre un coffret d’instruments ouvert. Plusieurs pièces réparties sur le plan de travail sont tout à fait identifiables.

A droite une clé dentaire est munie d’un manche en ivoire ou en nacre avec embouts en or.

La tige à simple courbure est dotée d’une coulisse interne avec son bouton de préhension très visible et qui sert à débloquer le crochet pour assurer son interchangeabilité.

La langue de carpe à gauche est composée d’un manche apparenté à la clé dentaire ainsi qu’à la clé de BLANC du musée PIERRE-FAUCHARD.

Ces instruments faisaient partie des modèles de prestige de ce coutelier qui avait succédé à HENRY rue de l’Ecole de Médecine depuis 1839. La troisième planche du « Traité de prothèse » comprend trois pinces dont un « sécateur » dentaire, une spatule et un fouloir double, deux rugines à détartrer et un porte-foret à vis d’Archimède qui constitue le seul élément novateur de cet ensemble.

Clé dentaire à manche en nacre de Blanc (coll. Musée Pierre Fauchard)

Conclusion

Le cabinet dentaire des dentistes patentés, du fait de leur totale liberté d’exercice, constitue un élément essentiel de leur arsenal publicitaire.

La concurrence sans merci qui sévit à cette époque oblige ces dentistes à s’installer dans le quartier chic du Palais-Royal au sein de somptueux appartements.

L’agencement même du cabinet est donc davantage orienté vers la recherche d’effets spectaculaires pour s’accorder avec les arguments des « réclames » de toutes sortes et les titres usurpés que par l’élaboration d’une installation fonctionnelle au bénéfice du malade.

On ne sera donc pas surpris de constater que par rapport à l’agencement opératoire des praticiens du XVIIIème siècle, les cabinets d’Hélène PURKIS et de Georges FATTET ne présentent aucun progrès significatif.

A l’exception des éblouissants coffrets d’instruments et de l’établi de prothèse de Georges FATTET, leur installation ne comprend toujours pas d’élément spécialisé de la chirurgie dentaire.

Ces conclusions étant émises à partir de l’étude d’une même catégorie de praticiens, on peut s’interroger sur la véracité de sa représentativité vis-à-vis de l’ensemble des praticiens de cette époque.

La réponse à cette question sera traitée dans le chapitre suivant.

Bibliographie

1 François VIDAL et Philippe CARON – La loi du 14 frimaire an III – CDF 18/01/1990
2 – « Pierre FAUCHARD, père de l’Art dentaire et ses contemporains » par André BESOMBES et Georges DAGENS – Société de publications médicales et dentaires – Paris 1961 page 100.
– Henri Morgenstein : mémoire de DEA du 17 mai 1990.
3 Bibliothèque nationale 8o Te 85 -166.
4 Bibliothèque nationale 8o Te 85 – 169.
5 GEIST JACOBI affirme dans son ouvrage de 1896 « Geschichte der zahnheilkunde » que William ROGERS utilisait la Gutta perca pour améliorer la tenue de ces mystérieux « osanores ». Cette technique fut préconisée par Antoine DELABARRE dans son ouvrage de 1852. « La Gutta perca » , p. 39.