L. 700.  >
À André Falconet,
le 31 mai 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 28e de mai. M. le comte de Verdun [2] a eu audience et a gagné son procès. La sentence a été confirmée, tandem causa bona triumphat[1] je suis bien aise qu’enfin il ait obtenu la justice qui lui était due. Ç’a été sous M. le président de Nesmond, [3] qui préside tandis que M. le premier président [4] est au lit. [2] J’ai fait aujourd’hui une fort bonne leçon [5] que Noël Falconet, [6] ce me semble, a toute retenue par cœur. Je suis fort aise de ses études. Les jésuites [7] continuent de persécuter les jansénistes, [8] ils le font avec plus de crédit que du vivant du cardinal Mazarin. Le roi [9] même en a quelque soupçon et a demandé au P. Annat [10] s’il ne lui en faisait point trop faire et s’il n’allait point trop avant. Néanmoins, les bons pères ont encore le dessus, mais la supérieure du couvent de Port-Royal [11][12] a envoyé au roi une lettre qui fait espérer à ceux du parti des jansénistes quelque modération contre la rigueur des jésuites. [3]

M. le premier président se porte mieux. Son mal de tête et la fièvre l’ont quitté, il n’a plus que des hémorroïdes [13] qui lui font de grandes douleurs ; mais c’est encore assez, voire trop. On avait proposé une consultation, [14][15] et trois médecins y avaient été nommés, savoir Pierre Le Conte, [16] Blondel [17] et moi, qui était l’ancien des quatre. Guénault [18] éluda et para le coup en disant que nous étions des médecins de grec et de latin. Hélas ! le bon seigneur ne sait guère ni de l’un, ni de l’autre, les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent, Et tunicæ manicas et habens redimicula mitræ[4][19] J’aime très cordialement le premier président, mais je ne me soucie pas d’être son médecin ; ce que je souhaiterais est qu’il en eût pris de plus savants et de moins politiques que Guénault. Il a pourtant dit qu’il n’y aurait point de consultations que je n’en fusse. [20] Je n’ai point bonne opinion de ces fréquentes hémorroïdes, il en faut ôter la cause, et je la sais bien, mais tout le monde ne la sait pas. Nous pouvons croire cependant ce qu’en a dit Hippocrate : [21] sunt βλαστηματα των ενεοντων κακως εχοντων ; [5] le dedans n’est pas trop bon et me fait peur. Le duc de Lorraine [22] a été mandé et est à la cour, mais les plus fins n’en espèrent aucun accommodement sincère. [23] On a fait courir le bruit que M. Fouquet [24] est mieux dans l’esprit du roi que pas un des autres ministres, je n’en crois rien. On commence ici le jubilé [25] pour prier Dieu contre le Turc. [26] Il me semble qu’il serait bon aussi d’en faire un contre la taille, [27] qui est le plus grand ennemi des pauvres gens en France. Le maître d’hôtel de M. le premier président vient de me dire que son maître n’est guère en état d’aller prendre l’air aux champs, qu’il a besoin de se refaire encore plus de vingt jours et que ceux qui l’ont traité l’ont trop flatté. Cela est vrai, mais c’est que Guénault ne sait plus ce qu’il fait : il est vieux et tantôt par ignorance, tantôt par fourberie, il radote ; je ne me fierais point à lui. Je viens de faire une bonne leçon au Collège royal [28] avec une grande affluence d’auditeurs. J’y ai pris avance pour 15 jours à cause des fêtes et du jubilé. J’ai conseillé à l’assemblée qu’après avoir été aux stations du pape, elle doit employer ce qui lui restera de temps à lire la Méthode de Galien [29] et les Aphorismes d’Hipocrate[30] On ne peut guère mieux faire. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 31e de mai 1661.


a.

Bulderen, no cclviii (tome ii, pages 270‑272) ; Reveillé-Parise, no dlxxxiii (tome iii, pages 369‑371).

1.

« enfin triomphe la bonne cause ».

2.

François-Théodore de Nesmond, président à mortier au Parlement de Paris (v. note [15], lettre 180), était le beau-frère de Guillaume de Lamoignon, premier président.

3.

L’abbesse de Port-Royal de Paris était Jeanne Arnauld (1593-1671), en religion Jeanne-Catherine de Sainte-Agnès de Saint-Paul, dite Mère Agnès : « Quand le roi fait signifier le 23 avril 1661, par le lieutenant civil, de renvoyer toutes les pensionnaires, la Mère Agnès ne peut opposer de résistance : elle se contente de faire entrer en toute hâte plusieurs postulantes au noviciat. Le 4 mai, le roi ordonne de renvoyer postulantes et novices. Deux jours plus tard, elle adresse une requête au roi : requête habile et respectueuse où elle demande, au nom de sa conscience et des devoirs de sa charge, l’autorisation de garder les religieuses qui ont pris des engagements définitifs. Le roi trouve la lettre très belle, mais reste inflexible. » Le 13 avril 1661, un arrêt du Conseil d’État avait fait obligation à tous les religieux du royaume de signer le Formulaire (v. note [9], lettre 733), texte qui reniait les Cinq Propositions et l’Augustinus de Jansenius qui les professait. La Mère Agnès obtint la signature de ses religieuses puis quitta la direction du couvent à la fin de l’année (Dictionnaire de Port-Royal, pages 98‑102).

Mémoires de Louis xiv (tome 2, page 419, année 1661) :

« Et à l’égard du jansénisme, je travaillais sans cesse à dissiper les communautés et les assemblées où se fomentait cet esprit de nouveauté. ».

Jean Racine a relaté avec émotion ce cruel épisode de l’histoire politique du jansénisme : {a}

« Ainsi une des premières choses à quoi Sa Majesté se crut obligée en prenant l’administration de ses affaires après la mort du cardinal Mazarin, ce fut de délivrer son État de cette prétendue secte.

Il fit donner un arrêt dans son Conseil d’État pour faire exécuter les résolutions de l’Assemblée du Clergé, et écrivit à tous les archevêques et évêques de France à ce qu’ils eussent à s’y conformer, avec ordre à chacun d’eux de lui rendre compte de sa soumission deux mois après qu’ils auraient reçu sa lettre. Mais les jésuites n’eurent rien de plus à cœur que de lui faire ruiner la Maison de Port-Royal. Il y avait longtemps qu’ils la lui représentaient comme le centre et la principale école de la nouvelle hérésie. On ne se donna pas même le temps de faire examiner la foi des religieuses. Le lieutenant civil et le procureur du roi eurent ordre de s’y transporter pour en chasser toutes les pensionnaires et les postulantes, avec défense de n’en plus recevoir à l’avenir ; et un commissaire du Châtelet alla faire la même chose au monastère des Champs. L’abbesse qui était alors la Mère Agnès, sœur de la Mère Angélique, {b} reçut avec un profond respect les ordres du roi et sans faire la moindre plainte de ce qu’on les condamnait ainsi avant que de les entendre, demanda seulement au lieutenant civil si elle ne pourrait pas donner le voile à sept de ces postulantes qui étaient déjà au noviciat et que la Communauté avait admises à la vêture. Il n’en fit point de difficulté et sur la parole de ce magistrat, quatre de ces filles prirent l’habit le lendemain, qui était le jour de Quasimodo, {c} et les trois autres le prirent aussi le lendemain qui était le jour de Saint-Marc. Cette affaire fut rapportée au roi d’une manière si odieuse qu’il renvoya sur-le-champ le lieutenant civil avec une lettre de cachet pour faire ôter l’habit à ces novices. L’abbesse se trouva dans un fort grand embarras, ne croyant pas qu’ayant donné à des filles le saint habit à la face de l’Église, il lui fût permis de le leur ôter sans qu’elles se fussent attiré ce traitement par quelque faute. Elle écrivit au roi une lettre très respectueuse pour lui expliquer ses raisons et pour le supplier aussi de vouloir considérer si Sa Majesté, sans aucun jugement canonique, pouvait en conscience, en leur défendant de recevoir des novices, supprimer et éteindre un monastère et un institut légitimement établis pour donner des servantes à Jésus-Christ dans la suite de tous les siècles. Mais cette lettre ne produisit d’autre fruit que d’attirer une autre lettre de cachet, par laquelle le roi réitérait ses ordres à l’abbesse d’ôter l’habit aux sept novices et de les renvoyer dans les vingt-quatre heures, sous peine de désobéissance et d’encourir son indignation. Du reste, il lui déclarait : Qu’il n’avait pas prétendu supprimer son monastère par une défense absolue d’y recevoir des novices à l’avenir, mais seulement jusques à nouvel ordre ; lequel serait donné par autorité ecclésiastique lorsqu’il aura été pourvu à votre couvent (ce sont les termes de la lettre) d’un supérieur et directeur d’une capacité et piété reconnues, et duquel la doctrine ne sera point soupçonnée de jansénisme ; à l’établissement duquel nous entendons qu’il soit procédé incessamment par les vicaires généraux et l’archevêque de Paris.

Après une telle lettre on n’osa plus garder les sept novices et on les rendit à leurs parents. Mais on ne put jamais les faire résoudre à quitter l’habit. Elles le gardèrent pendant plus de trois ans, attendant toujours qu’il plût à Dieu de rouvrir les portes d’une Maison où elles voyaient que leur salut était attaché. »


  1. Dans son Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, par M. Racine, de l’Académie française. Ouvrage servant de supplément aux trois volumes des Œuvres de cet auteur. Nouvelle édition (Paris, Lottin le jeune, 1770, petir in‑fo de 243 pages) : pages 151‑154.

  2. Jacqueline Arnauld (1591-6 août 1661), supérieure de Port-Royal-des-Champs.

  3. Dimanche suivant celui de Pâques, soit le 24 avril 1661.

4.

« Et leurs tuniques portent des manches, et leurs mitres des rubans » (Virgile, Énéide, chant viiii, vers 616) : provocation adressée, à la fin du siège de Troie, par les âpres Rutules aux Phrygiens (Troyens) efféminés et esclaves des plaisirs raffinés, qui s’achève par cette insulte : « laissez les armes aux guerriers et cédez devant le fer ! »

V. note [9], lettre 695, pour les médecins antimoniaux à qui le premier président Guillaume de Lamoignon préférait confier le soin de sa santé, au grand dam de Guy Patin.

5.

« les rejetons engendrés par des maux muets ».

Au sens propre, un rejeton est le « nouveau bois que jette un arbre, ce qu’une plante pousse de nouveau de sa racine » (Furetière). En médecine, le mot se comprend aisément comme la manifestation externe d’une maladie interne qui couve (sans être donc entièrement muette).

Plusieurs passages du Corpus hippocratique, notamment dans le traité De l’Art, sont consacrés aux difficultés du diagnostic des maladies internes et cachées ; mais je n’y ai trouvé blastêmata qu’isolé des autres mots cités dans la lettre de Guy Patin, et dans un propos de logique sémantique sans rapport direct avec « rejetons » qui peuvent révéler l’existence d’une telle maladie (De l’Art, fin du chapitre 2, Littré Hip, volume 6, pages 4‑5) :

« Et, de fait, ce sont les réalités qui ont donné le nom aux arts ; {a} car il est absurde de penser que les réalités sont produites par les noms ; la chose est impossible ; les noms sont des conventions que la nature impose, mais les réalités sont non des conventions qu’elle impose, mais des productions qu’elle enfante. » {b}


  1. eïdea labein « idées qui sont perçues », qui font le langage des métiers humains.

  2. Ses rejetons : ta de eïdea ou nomothetêmata, alla blastêmata.

Guy Patin a aussi employé cette citation hippocratique quand il a parlé du cancer d’Anne d’Autriche (v. note [8], lettre 831), et d’autres maladies, dont les hémorroïdes, dans sa thèse de 1647 sur la Sobriété (v. sa note [102]) et dans sa lettre 644 (v. note [14]).

Les quatre contextes de cette locution dans Patin (qui était, comme moi, meilleur médecin de latin que de grec) ne m’ont pas convaincu de donner à blastêmata le sens médical (savant et oublié) de « blastèmes », tel que défini par Émile Littré (DLF) : « espèces de substances amorphes liquides ou demi-liquides, épanchées entre les éléments ou à la surface d’un tissu. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 31 mai 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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