L. latine 7.  >
À Bernhard von Mallinckrodt,
le 1er mars 1646

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Bernhard von Mallinckrodt, le 1er mars 1646

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=1040

(Consulté le 03/12/2024)

 

[Universitätsbibliothek Leipzig | LAT]

J’adresse mes profondes salutations au très célèbre et très éminent M. Bernhard von Mallinckrodt, doyen du chapitre de Münster.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Voilà exactement quatre ans que j’avais pensé à vous écrire une lettre. L’idée m’en était venue quand votre très élégante Dissertatio historica de ortu atque progressu artis typographicæ m’était tombée dans les mains ; [1][2] mais manquant alors d’un porteur à qui confier ma lettre en toute sûreté, ce dessein m’était sorti de l’esprit. Il ne s’y est pourtant jamais tout à fait éteint car il se trouva ranimé par le départ des délégués que nous envoyons dans votre ville pour établir la paix catholique du monde chrétien avec les Autrichiens ; [2][3] mais cela étant (par le manque d’assurance, pour ne pas dire la timidité, qui m’est coutumier et naturel), je n’ai pas osé adresser à l’un de ces éminents hommes un billet de requête qu’il aurait jugé déplacé et peut-être importun (mon nom lui étant parfaitement inconnu, il m’aurait sans aucun doute tenu pour un parfait quidam, tel un nouvel Arpinas). [3][4] Tandis que je demeurais irrésolu et comme enlisé dans ce projet, voilà que notre François Ogier, [5] homme incomparable entre tous, m’a réveillé et échauffé, et a même secoué ma torpeur. Par l’affection singulière qu’il me porte, je ne lui suis pas moins redevable que tous les hommes de bien qui peuplent la terre pour sa très éminente piété, qu’on ne louera jamais assez, et pour son érudition ; celle qu’admirent avec constance et vénèrent tous ceux qu’anime l’amour des belles-lettres, qu’ils soient Français ou étrangers, aussi nombreux soient-ils. [4] C’est lui, très distingué Monsieur, qui, me voyant hésitant et inactif, m’a encouragé ; et dans ses nombreuses lettres, il m’a déjà très souvent tiré l’oreille, comme un autre Cynthius, [5][6][7] pour me pousser à vous écrire. Si, ce faisant, je commettais quelque faute, vous m’accorderiez le pardon que je sollicite par avance, ou vous en rejetteriez toute la responsabilité sur mon ami. Je vous dirai donc, très distingué Monsieur, que voici quatre ans, j’ai lu de bout en bout votre Dissertatio avec très grande avidité et immense plaisir, car elle m’a procuré la joie intense d’y découvrir, décrites si précisément, avec tant d’application et tant d’élégance, l’origine, le développement et l’achèvement quasi parfait d’un art tout à fait admirable et presque divin. Vous lui auriez donc attribué un inventeur. De l’origine du Nil, les anciens auteurs ont jadis écrit que sa connaissance a assurément dupé les efforts de tous et même des princes les plus puissants, qu’elle a vainement torturé l’esprit des philosophes les plus pointus, et tout cela sans le moindre résultat. Pour moi, il en allait pareillement de l’inventeur de l’imprimerie : cela me semblait comme vouloir tomber d’accord sur un mystère qu’il ne faut révéler ou n’expliquer à aucun mortel. Nul n’a encore pu découvrir l’origine de ce Nil, et la postérité l’ignorera peut-être toujours. En son épigramme de Nilo, Claudien, qui était lui-même natif d’Égypte, a écrit ces vers qui me semblent donc dignes de remarque : [8][9]

Secreto de fonte cadens, qui semper inani
Quærendus ratione latet, nec contigit ulli
hoc vidisse caput
[6]

Ainsi de même, nul n’établirait jamais le lieu où on a inventé l’imprimerie, et qui en fut l’auteur ; tant et si bien que sa découverte serait comme la Pénélope du poète, qui eut une foule de prétendants, mais dont aucun ne parvint à ses fins ; [7][10] ou plutôt comme la Minerve de Saïs, ou l’Isis des Égyptiens, dont nul mortel n’a encore entièrement dévoilé et ne dévoilera peut-être jamais la robe. [8][11][12] Ainsi en irait-il de tout cela, très distingué Monsieur, si, par votre singulière érudition, vous n’aviez déterré et découvert pour nous cette vérité cachée, et comme profondément immergée dans le puits de Démocrite. [9][13] Je sais que c’est une question très ardue et un nœud fort emmêlé ; deux de nos compatriotes ont néanmoins entrepris d’en trouver la solution dans de petits livres qu’ils ont publiés sur ce sujet. Je ne vous dirai rien du premier d’entre eux, Gabriel Naudé, chanoine de Verdun et bibliothécaire de l’éminentissime cardinal Mazarin, puisque vous parlez de lui à la page 47 de votre Dissertatio ; [10][14][15] je vous donnerai seulement avis que c’est un excellent homme, très érudit et célèbre par toute l’Europe pour ses nombreux autres livres qui sont tout pleins d’excellent fruit, et qu’il se place au-dessus de toute louange et tout honneur pour sa gentillesse, sa modestie et son savoir universel. Si depuis ces cinq ans vous ne vous êtes pas procuré le livre où il traite de cette controverse, je vous l’offre bien volontiers et si vous le voulez, je vous l’enverrai sans délai, ainsi que tout ce qui existe d’autre ici pour satisfaire vos vœux. Son titre est Addition à l’Histoire de Louis xi, contenant plusieurs recherches curieuses sur diverses matières, etc., à Paris, 1630 ; c’est un in‑8o de presque 200 feuilles. Notre autre auteur sur l’inventeur de l’imprimerie est Jacques Mentel, mon collègue en la noble famille des Asclépiades, [16] fort expérimenté et éminent en la médecine hippocratique ; [17] il a publié voici deux ans un opuscule en latin sous ce titre, Brevis excursus de loco, tempore et auctore inventionis Typographiæ, etc., Paris, 1644. in‑4o ; [11][18] il n’a que six feuilles, et étant donné son faible volume, je vous l’envoie avec ma présente lettre que vous portera le frère de notre Ogier. [19] Naudé semble favoriser ceux de Mayence [20] plutôt que ceux de Haarlem ; [21][22] mais Mentel dispute la palme de la gloire aux uns comme aux autres, et la confère à un Strasbourgeois qui porte le même nom que lui et que, dans l’arbre de ses ancêtres, il tient pour le fondateur de sa famille. [12][23] Il vous reviendra, très distingué Monsieur, de régler un si grand litige, où je ne suis pas partie prenante, après que vous aurez examiné jusqu’au dernier les arguments des deux camps. Je n’ajouterai rien d’autre aujourd’hui sur les autres pages de votre Dissertatio, je vous en écrirai dans le mois qui vient, si Celui [13][24][25][26] dont dépend toute affaire m’en donne le loisir.

Avec le petit livre de Mentel, je vous envoie une thèse de médecine qu’on a ici disputée sous ma présidence il y a deux ans, et dont je suis l’auteur ; je vois qu’elle a tant plu chez nous et ailleurs que j’ai dû m’occuper d’en faire une cinquième édition pour la distribuer à tant de gens qui me la réclament. [14][27] Je vous serais extrêmement reconnaissant si vous vouliez bien la lire et m’en donner votre avis ; et pour que je puisse vous en rendre affectueusement la pareille, et appliquer en quelque façon la loi du talion, je vous promets avant un mois un petit surplus sur l’art et les hommes de l’imprimerie, en particulier pour ce qui touche à notre siècle et à notre pays. Je ne possède qu’un seul des vieux livres qu’on a publiés au xive s. ; de très jolie et très brillante typographie, c’est un Virgile in‑fo, en caractères romains et arrondis, sur papier d’un blanc immaculé. Son extrême beauté le rend digne d’être vu et tous les imprimeurs l’admirent, en raison surtout de sa date d’origine, où cet art était dans sa prime jeunesse et comme encore in cunis[15][28] Je vous l’offre très volontiers si cela vous fait plaisir. À la fin de tout l’ouvrage, il y a ceci : Publij Virgilij Maronis Vatis eminentissimi volumina hæc, diligentissime castigata, una cum vita ejusdem, Parisius impressa sunt per magistrum Udalricum Gering, Anno salutis m. cccc. lxxviii. mense septembris[16][29][30] Il a presque le même volume et le même poids que le Virgile in‑fo de Jacobus Pontanus imprimé à Augsbourg en 1599. [17][31] Dans l’attente de votre réponse, très distingué Monsieur, je prie Dieu à genou qu’il vous conserve longtemps en vie et en bonne santé, pour le plus grand profit de l’Église et de la littérature. Vale, vous qui êtes digne de vous bien porter, et comptez-moi de bon cœur, je vous prie, au nombre des vôtres, moi qui recherche votre amitié et serai pour l’éternité votre très obéissant et très dévoué Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris.

De Paris, le 1er de mars 1646. [18]


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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