La riche méditation du Borboniana sur la lassitude de vivre qui mène à se suicider ou à se laisser mourir commence par quatre citations.
- L’épître vii, livre iii des Lettres de Pline le Jeune commence ainsi :
Modo nuntiatus est Silius Italicus in Neapolitano suo inedia finisse vitam. Causa mortis valetudo. Erat illi natus insanabilis clavus, cuius tædio ad mortem irrevocabili constantia decucurrit.
[On m’a récemment annoncé que Silius Italicus {a} s’est laissé mourir de faim dans sa campagne de Naples. La cause de sa mort est la mauvaise santé. Il lui était venu un clou incurable, dont le dégoût {b} l’a poussé à chercher la mort avec une fermeté inébranlable].
- Silius Italicus est un poète et politique latin du ier s. apr. J.‑C., auteur d’une épopée en 17 chants, intitulé Punica [La Guerre punique].
- Clavus, « clou », a aussi les sens médicaux de tumeur et d’induration [verrue, poireau, cor] (Gaffiot). Cette acception est passée dans la langue française, où un clou est « une espèce de petit furoncle, un petit bouton ou gale qui vient à suppuration » (Furetière), soit un synonyme de furoncle (Littré DLF). Les traducteurs ont habituellement parlé ici de « tumeur incurable », mais avec son « cor qu’il avait au pied », Nicolas Bourbon badine en en faisant un mal des plus courants et des plus bénins. Entre les deux, et en ancien spécialiste des maladies vasculaires, je propose d’évoquer une gangrène liée à la mauvaise irrigation sanguine du pied : comme les cors, ces lésions se situent aux points de friction des orteils contre le soulier ; elles sont de petite taille, mais creusantes (souvent jusqu’à l’os) et atrocement douloureuses (surtout en position couchée), et ne cicatrisent pas spontanément. Tout cela en fait des « clous » incurables, dont la persistance, l’aspect et l’odeur de pourriture, et les tourments provoquent le dégoût (tædium) du patient, à entendre comme la lassitude de vivre (tædium vitæ). Il n’y a donc là rien pour faire sourire un médecin qui connaît le latin.
- Cornelius Nepos (v. note [1], lettre 815), Vies des grands capitaines, Vie de Pomponius Atticus (à qui Cicéron a écrit ses Lettres à Atticus, v. note [1], lettre 14), livre xxv, chapitre xxi :
Tali modo cum vii et lxx annos complesset atque ad extremam senectutem non minus dignitate quam gratia fortunaque crevisset – multas enim hereditates nulla alia re quam bonitate consecutus est – tantaque prosperitate usus esset ualetudinis, ut annis xxx medicina non indiguisset, nactus est morbum, quem : initio et ipse et medici contempserunt. Nam putarunt esse tenesmon, cui remedia celeria faciliaque proponebantur. In hoc cum tres menses sine ullis doloribus, præterquam quos ex curatione capiebat, consumpsisset, subito tanta vis morbi in imum intestinum prorupit, ut extremo tempore per lumbos fistulæ puris eruperint. Atque hoc priusquam ei accideret, postquam in dies dolores accrescere febresque accessisse sensit, Agrippam generum ad se accersi iussit et cum eo L. Cornelium Balbum Sextumque Peducæum. Hos ut venisse vidit, in cubitum innixus : “ Quantam ” inquit “ curam diligentiamque in valetudine mea tuenda hoc tempore adhibuerim, cum vos testes habeam, nihil necesse est pluribus verbis commemorare. Quibus quoniam, ut spero, satisfeci, me nihil reliqui fecisse, quod ad sanandam me pertineret, reliquum est, ut egomet mihi consulam. Id vos ignorare nolui. Nam mihi stat alere morbum desinere. Namque his diebus quidquid cibi sumpsi, ita produxi vitam, ut auxerim dolores sine spe salutis. Quare a vobis peto, primum, ut consilium probetis meum, deinde, ne frustra dehortando impedire conemini. ”
Traduction de Jean de Kermoysan (1841) :
« Atticus était parvenu à l’âge de 77 ans. Il avait vu s’accroître son crédit, sa fortune même ; car plusieurs personnes l’avaient fait leur héritier, seulement par considération pour son caractère et les qualités qu’on admirait en lui. Il avait toujours joui d’une santé parfaite, n’ayant pas eu besoin de médecin pendant 30 ans, lorsqu’il fut atteint d’une maladie à laquelle on fit d’abord peu d’attention. On crut que c’était un ténesme, {a} et l’on n’ordonna que des remèdes prompts et faciles. Il passa trois mois dans cet état, sans autre douleur que celle du traitement. À la fin, le mal se jeta dans les intestins et dégénéra en fistule maligne. {b} Depuis quelque temps Atticus s’était aperçu des progrès de la maladie. Il se sentit attaqué de la fièvre, fit appeler son gendre Agrippa, et avec lui L. Cornelius Balbus et Sextus Peducæus. {c} Lorsqu’il les vit, il s’appuya sur son coude et leur dit : “ Il est inutile de vous rappeler l’attention et les soins que j’ai apportés au rétablissement de ma santé : vous en avez été les témoins. Je crois vous avoir satisfaits à cet égard et n’avoir rien négligé pour ma guérison ; il ne me reste plus qu’à me satisfaire moi-même. Je n’ai pas voulu vous laisser ignorer ma résolution : je suis décidé à ne plus nourrir mon mal ; tous les aliments que j’ai pris ces jours-ci n’ont prolongé ma vie que pour augmenter mes douleurs, sans espoir de salut. Je vous prie donc d’approuver mon dessein et de ne point vous y opposer : vos efforts seraient inutiles. ” »
- V. note [20], lettre 198, pour ce symptôme de souffrance rectale.
- Possible fistule d’un cancer rectal, ouverte dans le bas-ventre.
- Généraux et politiques romains, Agrippa et Balbus étaient amis d’Octave, le futur empereur Auguste. Peducæus était un intime ami de Pomponius Atticus.
- Histoire universelle de Jacques-Auguste i de Thou, livre lxii, année 1576, règne de Henri iii (Thou fr, volume 7, page 362), sur la mort de Jérôme Cardan (v. note [30], lettre 6) :
« Il était d’ailleurs très versé dans l’astrologie judiciaire. Ses prédictions dont l’événement {a} parut souvent au-dessus de toutes les règles de l’art, infatuèrent bien des gens de {b} cette espèce de science. Mais le comble de la folie, ou plutôt de l’impiété, fut de vouloir assujettir le Créateur lui-même aux lois chimériques des astres. C’est pourtant ce que Cardan prétendit en tirant l’horoscope de Jésus-Christ. {c} Il mourut âgé de 75 ans moins trois jours, l’an et le jour qu’il avait prédits, c’est-à-dire le 21 septembre. On crut que pour ne pas en avoir le démenti, il avança sa mort en refusant de prendre aucun aliment. »
- L’issue, c’est-à-dire l’exactitude.
- Inspirèrent à bien des gens un engouement ridicule pour.
- V. note [17] du Patiniana I‑1
- Pour son triple intérêt, médical, éthique et littéraire, l’épître xii (livre i) de Pline le Jeune sur la goutte {a} de son mentor, le sénateur romain Quintus Corellius Rufus, mérite une transcription intégrale :
Iacturam grauissimam feci, si iactura dicenda est tanti viri amissio. Decessit Corellius Rufus et quidem sponte, quod dolorem meum exulcerat. Est enim luctuosissimum genus mortis, quæ non ex natura nec fatalis videtur. Nam utcumque in illis qui morbo finiuntur, magnum ex ipsa necessitate solacium est ; in iis vero quos accersita mors aufert, hic insanabilis dolor est, quod creduntur potuisse diu vivere. Corellium quidem summa ratio, quæ sapientibus pro necessitate est, ad hoc consilium compulit, quamquam plurimas vivendi causas habentem, optimam conscientiam optimam famam, maximam auctoritatem, præterea filiam uxorem nepotem sorores, interque tot pignora veros amicos. Sed tam longa, tam iniqua valetudine conflictabatur, ut hæc tanta pretia vivendi mortis rationibus vincerentur.
Tertio et tricensimo anno, ut ipsum audiebam, pedum dolore correptus est. Patrius hic illi ; nam plerumque morbi quoque per successiones quasdam ut alia traduntur. Hunc abstinentia sanctitate, quoad viridis ætas, vicit et fregit ; novissime cum senectute ingravescentem viribus animi sustinebat, cum quidem incredibiles cruciatus et indignissima tormenta pateretur. Iam enim dolor non pedibus solis ut prius insidebat, sed omnia membra pervagabatur. Veni ad eum Domitiani temporibus in suburbano iacentem. Servi e cubiculo recesserunt – habebat hoc moris, quotiens intrasset fidelior amicus – quin etiam uxor quamquam omnis secreti capacissima digrediebatur. Circumtulit oculos et “ Cur ” inquit “ me putas hos tantos dolores tam diu sustinere ? – ut scilicet isti latroni vel uno die supersim. ” Dedisses huic animo par corpus, fecisset quod optabat.
Adfuit tamen deus voto, cuius ille compos ut iam securus liberque moriturus, multa illa vitæ sed minora retinacula abrupit. Increverat valetudo, quam temperantia mitigare temptavit ; perseverantem constantia fugit. Iam dies alter tertius quartus: abstinebat cibo. Misit ad me uxor eius Hispulla communem amicum C. Geminium cum tristissimo nuntio, destinasse Corellium mori nec aut suis aut filiæ precibus inflecti ; solum superesse me, a quo revocari posset ad vitam. Cucurri. Perveneram in proximum, cum mihi ab eadem Hispulla Iulius Atticus nuntiat nihil iam ne me quidem impetraturum : tam obstinate magis ac magis induruisse. Dixerat sane medico admoventi cibum κεκρικα, quæ vox quantum admirationis in animo meo tantum desiderii reliquit.
Cogito quo amico, quo viro caream. Implevit quidem annum septimum et sexagensimum, quæ ætas etiam robustissimis satis longa est ; scio. Evasit perpetuam valetudinem ; scio. Decessit superstitibus suis, florente re publica, quæ illi omnibus carior erat ; et hoc scio. Ego tamen tamquam et iuvenis et firmissimi mortem doleo, doleo autem – licet me imbecillum putes – meo nomine. Amisi enim, amisi vitæ meæ testem rectorem magistrum.
In summa dicam, quod recenti dolore contubernali meo Calvisio dixi : “ Vereor ne neglegentius vivam. ” Proinde adhibe solacia mihi, non hæc : “ Senex erat, infirmus erat ” – hæc enim novi – sed noua aliqua, sed magna, quæ audierim numquam, legerim numquam. Nam quæ audivi quæ legi sponte succurrunt, sed tanto dolore superantur. Vale.
Traduction de C. Sicard (1954) :
« Je viens de faire une perte cruelle, si ce terme est assez fort pour exprimer le malheur qui nous enlève un si grand homme. Corellius Rufus est mort, et mort de son plein gré, ce qui avive ma douleur. C’est en effet la mort la plus affligeante que celle dont on ne peut accuser ni la nature ni la fatalité. Car lorsque nos amis finissent leurs jours par la maladie, nous trouvons tout de même toujours une grande consolation dans la nécessité même ; ceux, au contraire, que nous ravit une mort volontaire nous laissent une douleur inguérissable parce que nous croyons qu’ils auraient pu vivre longtemps encore. Corellius a été poussé à cette résolution par un motif suprême, qui, aux yeux des philosophes, tient lieu de nécessité, alors qu’il avait toutes sortes de raisons de vivre : une conscience irréprochable, une excellente réputation, un crédit puissant, et de plus, une fille, une femme, un petit-fils, des sœurs, et avec tant d’objets d’affection, de véritables amis. Mais il luttait depuis si longtemps contre une si cruelle maladie que tous ces avantages offerts par la vie cédèrent devant les raisons de mourir.
À trente-deux ans, je l’ai entendu de sa propre bouche, il fut saisi de la goutte aux pieds. C’était un legs de son père, car souvent les maladies, comme autre chose, nous sont transmises par une sorte d’héritage. Grâce à la sobriété et à un régime sévère, il réussit, tant qu’il fut dans la force de l’âge, à vaincre et à mater cette maladie. Tout dernièrement, comme elle s’aggravait avec la vieillesse, il y opposait son énergie morale, quoiqu’il endurât des souffrances atroces et d’insupportables tortures ; car désormais le mal n’était plus localisé dans les pieds, mais se portait tour à tour dans tous les membres. J’arrivai un jour chez lui au temps de Domitien, et le trouvai couché dans sa villa de la banlieue. Les esclaves quittèrent la chambre – c’était l’usage chez lui, quand un ami intime entrait – sa femme même, quoique d’une discrétion à toute épreuve, se retirait aussi. Après avoir jeté les yeux autour de lui : “ Pour quel motif, dit-il, croyez-vous que je supporte si longtemps ces terribles douleurs ? C’est pour survivre, ne serait-ce qu’un jour, à cet infâme brigand. ” {b} Si on lui eût donné des forces égales à son courage, il aurait exécuté ce qu’il souhaitait.
Le ciel cependant exauça son vœu ; alors, satisfait, pensant qu’il pouvait désormais mourir tranquille et libre, il rompit tous les liens nombreux, mais plus faibles, qui le rattachaient à la vie. Les maux empiraient, il tenta de les adoucir par le régime ; ils persistaient, son courage l’en délivra. Depuis deux, trois, quatre jours déjà il refusait toute nourriture ; sa femme, Hispulla, m’envoya un ami commun, C. Geminius, porteur de ce triste message : “ Corellius a résolu de mourir ; il ne se laisse fléchir ni par mes prières, ni par celles de sa fille ; il n’y a plus que vous qui puissiez le rattacher à la vie. ” Je courus. J’approchais de leur demeure, quand, envoyé encore par Hispulla, Julius Atticus m’annonça que je n’obtiendrais plus rien moi non plus, tant il s’endurcissait dans son obstination. N’avait-il pas dit au médecin qui lui présentait des aliments : J’ai décidé, parole qui a laissé dans mon cœur autant d’admiration que de regret.
Je songe quel ami, quel homme j’ai perdu. Sans doute il avait achevé ses soixante-sept ans, ce qui fait une vie assez longue même pour les plus robustes, je le sais ; il s’est libéré de souffrances continuelles, je le sais aussi ; il est mort laissant les siens vivants, l’État, qui lui était plus cher que tout, en pleine prospérité, je le sais encore. Et pourtant je le pleure, comme s’il était mort jeune et plein de santé ; je le pleure, dussiez-vous m’accuser de faiblesse, comme un deuil personnel. J’ai perdu, oui, j’ai perdu le témoin de ma vie, mon guide et mon maître.
Je vous répéterai enfin ce que j’ai dit dans le premier accès de la douleur à mon ami intime Calvisius : “ Je crains de vivre désormais avec plus de négligence. ” Adressez-moi donc des consolations, non pas celles-ci : “ Il était vieux, il était malade. ” Je les connais, mais des consolations nouvelles, puissantes, que je n’aie jamais entendues, jamais lues. Tout ce que j’ai entendu ou lu se présente spontanément à ma pensée, mais se trouve trop faible pour mon immense chagrin. Adieu. »
- V. note [30], lettre 99.
- L’empereur Domitien, intime ennemi de Corellius Rufus, fut assassiné en septembre 96.
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