À André Falconet, le 18 décembre 1669, note 5.
Note [5]

Soliman Aga (v. note [2], lettre 949) avait été reçu par le roi à Saint-Germain le 5 décembre et lui avait remis une lettre de la part du Grand Turc, proposant de résoudre les différends entre les deux pays pour rétablir de saines relations diplomatiques, sérieusement mises à mal de part et d’autre : mésaventures des ambassadeurs de France en Turquie, attaques incessantes des Turcs contre les entreprises commerciales françaises, débarquement de Gigeri, siège et prise de Candie, etc. Dans ses Mémoires (Paris, 1734, tome iv, pages 216‑219), le chevalier d’Arvieux a transcrit ce Mémoire présenté au roi sur les affaires de Constantinople et sur le commerce :

« Voilà bien des raisons, Sire, dont il y a réciproquement à se plaindre ; on a fait la guerre en Europe pour de moindres sujets, et je ne crois pas qu’on puisse dire que nous ayons véritablement la paix avec le Grand Seigneur si on ne renouvelle pas cette alliance sur le même pied que s’il n’y avait jamais eu rien entre Votre Majesté et lui. Je ne crois pas, Sire, que cela se puisse faire aisément, ni que nous voyions un succès favorable à la négociation de cette affaire si on ne leur donne le temps de désirer un ambassadeur, de demander la cause pourquoi il n’y en a point < sic pour plus > à la Porte de la part de Votre Majesté et d’offrir telle satisfaction qu’elle jugera à propos de demander, pour le bien de ses sujets. Les Turcs sont fièrement prévenus du besoin qu’on a de leur pays, quoique les Français puissent se passer de ce commerce, ayant, grâce à Dieu, dans votre royaume tout ce qui est nécessaire à leur entretien. Ils sont imbus de cette vanité que la Porte est l’asile et le recours de tous les princes de la terre : Votre Majesté l’aura vu dans la lettre du Grand Seigneur. Leur superstition les porte à croire que toutes les nations chrétiennes doivent leur être soumises ; cela leur est confirmé par les offrandes qu’on va leur faire pour avoir leur amitié ; et ils ne feignent pas de nous dire, lorsque nous nous plaignons de leurs injustices, que si nous quittions leur pays lorsqu’ils nous auraient crevé un œil, nous y retournerions le lendemain afin qu’ils nous arrachent l’autre.

[…] Il est constant que le Grand Seigneur aurait déjà rompu avec nous sur les griefs dont j’ai déjà parlé s’il avait pu se passer de notre commerce. Celui des Vénitiens, des Anglais, des Hollandais et des Génois fournit son Empire de tout ce qu’ils peuvent désirer et qui n’est point dans les États du Grand Seigneur, comme sont les draps d’or et de laine, le papier, le plomb, l’étain et les épiceries ; {a} mais pas un ne leur porte de l’argent comptant que les Français, parce qu’il est plus propre à leur trafic. Si ce transport cessait, le Grand Seigneur n’aurait pas pour payer ses troupes, les caravanes de Perse n’apporteraient plus leurs soies parce que les plus belles ne se vendent que pour de l’argent. Le mal que l’interdiction de ce trafic causerait mettrait tout en désordre parmi la milice et parmi ses sujets, qui ne subsistent que de cela ; et la crainte de quelque mauvaise suite fera toujours que le Grand Seigneur ne se déclarera contre Votre Majesté qu’à la dernière extrémité, et le plus tard qu’il pourra ; sachant d’ailleurs, par le secours qu’elle donne contre lui, que c’est le seul potentat du monde qu’il a le plus à craindre, tant sur mer que sur terre, à cause du voisinage, et par les progrès que ses armes victorieuses font tous les jours dans les États de ses ennemis. »


  1. V. note [15], lettre 544.

Soliman Aga ne quitta la France qu’en août 1670 ; il navigua en compagnie du nouvel ambassadeur de France, Charles-François Olier, marquis de Nointel (v. note [3], lettre 910), pour arriver à Constantinople le 22 octobre. Les longues négociations n’avaient pas abouti : la France agréait de nouveau un ambassadeur auprès de la Porte, mais sans la réciproque ; c’était simplement revenir à la situation antérieure. On choisit d’en rire à la cour (ibid. pages 252‑253) :

« Le roi ayant voulu faire un voyage à Chambord pour y prendre le divertissement de la chasse, voulut donner à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore toute récente, il crut qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’ordonna de me joindre à MM. Molière et de Lulli pour composer une pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs. Je me rendis pour cet effet au village d’Auteuil, où M. Molière avait une maison fort jolie. Ce fut là que que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans œuvres de Molière sous le titre de Bourgeois gentilhomme, qui se fit Turc pour épouse rla fille du Grand Seigneur. je fus chargé de tout ce qui regardait les habillements et les manières des Turcs. »

La pièce fut jouée pour la première fois à Chambord, devant le roi, le 14 octobre 1670 ; Covielle à M. Jourdain (acte iv, scène iii) :

« Enfin, pour achever mon ambassade, il [le fils du Grand Turc] vient vous demander votre fille en mariage ; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire Mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays. »

Imprimer cette note
Citer cette note
x
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 décembre 1669, note 5.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0973&cln=5

(Consulté le 19/04/2024)

Licence Creative Commons