Evelyne PEYRE,
Docteur en Paléontologie des Vertébrés et Paléontologie humaine
Chargée de Recherche CNRS, CNRS UMR 5145 Eco-anthropologie et ethnobiologie
Jean GRANAT
Docteur en Sciences Odontologiques
Chercheur Associé, USM 103 FRE 2676 Préhistoire et paléontologie.
Muséum National d’Histoire Naturelle, Musée de l’Homme, Paris

Résumé – Les recherches paléoanthropologiques que nous menons pour comprendre l’évolution des complexes cranio-facial et maxillo-dentaire des Hommes anciens tiennent spécialement compte de l’étude des dents. Nous présentons ces résultats ici.

L’étude de l’usure dentaire, au niveau occlusal et vestibulaire, conduit à évoquer les différents rapports d’occlusion, la position de la mandibule et l’insertion de la langue. Elle nous permet de proposer certains arguments qui éclairent l’évolution de l’Homme sous un angle différent.

Dans l’état actuel des connaissances, les caries ne s’observent, durant le Paléolithique, que sur un unique sujet qui pourrait être un ancêtre direct de l’Homme moderne. Alors, y a-t-il une composante spécifique de la carie ?

Les dysplasies dentaires témoignent de maladies ou de stress. Elles sont présentes dès les premiers Hominidés. Nous les avons principalement étudiées chez les plus anciennes populations préhistoriques bien conservées qui offrent à la fois le cadre spécifique d’une étude statistique, notamment paléodémographique, et la possibilité d’une étude de la dysplasie conjointement à d’autres paléopathologies crâniennes, c’est-à-dire chez des populations du Néolithique. Nous interprétons les résultats obtenus dans le contexte général des mouvements migratoires et de la spécificité de l’écosystème. Nous concluons à la présence probable d’une anémie génétique de type thalassémie et à celle du paludisme en France septentrionale il y a 7 000 ans.

Les études que nous avons menées sur la maturation dentaire mettent en évidence que celle-ci s’est modifiée au cours de l’histoire humaine. Nous montrons notamment un allongement du temps de l’enfance, phénomène qui a certainement eu des répercussions sur la morphologie du crâne, la parole, le langage et la voix (granat, peyre, 2004a).

Les dents sont sans aucun doute des témoins privilégiés de l’évolution humaine et la connaissance de la préhistoire et de la protohistoire de l’odontologie devient une nécessité.

Mots-clés – âge dentaire, carie dentaire, dent, maturation dentaire, occlusion dentaire, thalassémie, usure dentaire.

 

Abstract – The palaeoanthropological research that we carry out to understand the evolution of the cranio-facial and maxillo-dental bones sets of the ancient humans takes especially account of teeth studies. We present these results here.The study of dental wear, from an occlusal and vestibular point of view, lead us to evoke the various types of dental occlusion, the position of the mandible bone and the insertion of the tongue. It enables us to propose argues that enlighten the human evolution under a different point of view.

In current knowledge, decays are only once observed during the Paleolithic period, on a single skull from a species which could be a direct ancestor of the modern Man. Then, is there a specific component for the decay?

The dental dysplasia reveals diseases or stress. They are present among first Hominids. Principally, we studied them in the first prehistoric populations that are well preserved enough to make us enable to carry out a statistical study, in particular palaeodemographical curves, together with the study of dysplasia linked to other cranial paleopathologies, i.e. in populations from the Neolithic period. We interpret the results obtained in a most general context that takes into account the migratory movements and the the specificity of the ecosystem. We prove the probable presence of a genetic anaemia, type thalassaemia, and that of paludism in the northern part of France, 7 000 years ago.

The studies which we undertook on dental maturation underline that maturation span time has changed during the human history. We show in particular a lengthening of the childhood time, phenomenon which had certainly affected the morphology of skull, the speech, the language and the voice (GRANAT, PEYRE, 2004a).

The teeth are, without any doubt, a privileged witnesses of the human evolution. The knowledge of the prehistory and the protohistory of odontology is becoming a need.

Key words – dental age, decays dental, tooth, dental maturation, dental occlusion, thalassaemia, dental wear.

 

La carie dentaire

La carie dentaire serait apparue au Néolithique avec la consommation des farines produites suite à la domestication des céréales. Cette période du Néolithique (qui débute il y a 7 000 ans pour la France) se caractérise par la sédentarisation de populations jusqu’alors nomades et par un passage d’une économie de prédation à une économie de production. En effet, aucun fossile humain antérieur à cette période sauf un seul, Kabwe (Zambie), n’a été décrit comme atteint de caries dentaires.

Nous pouvons émettre 2 hypothèses.

Hypothèse 1 : La carie dépend de l’alimentation et serait liée aux hydrates de Carbone des farines, pains…

Comme aujourd’hui le premier responsable reconnu de la carie est le sucre, la prévention de la carie passe par une forte diminution des sucreries et par une hygiène bucco-dentaire rigoureuse.

Or, il est reconnu que les Hommes préhistoriques, prédateurs, se nourrissaient, entre autres, de fruits sauvages qui contenaient des sucres mais ils n’avaient pas de caries. L’hygiène dentaire était-elle pratiquée ? Si l’outillage destiné à l’hygiène dentaire est attesté avec certitude durant les périodes historiques, quant est-il avant ? Certaines abrasions cervicales décrites sur des dents anciennes auraient été produites par des bâtonnets, bien qu’aucun instrument destiné à cet usage n’ait été identifié. C’est, peut-être, parce que les instruments en matière végétale (les cure-dents ont été et sont toujours en bois) sont biodégradables et ne se conservent pas. Pourtant, de nombreuses fines aiguilles en os non perforées par un chas et des petits poinçons effilés auraient pu servir de cure-dents, mais ce ne sont pas des instruments que recherchent les préhistoriens. Au Musée des Eyzies-de-Tayac (Dordogne) de nombreux instruments en ivoire auraient pu être des cure-dents, tout comme à Glozel (Allier) ou ailleurs, comparés à la pointe du cure-dents offert à César par Cléopâtre (fig.1).

Figure 1. Cure-dents en ivoire offert par Cléopâtre à César. Comparaison avec des poinçons préhistoriques en os (cliché J.Granat).

Quoi qu’il en soit, c’est à partir du Néolithique que la carie dentaire est très fréquemment présente. Alors, que penser de Kabwe, cet Homme fossile de Zambie (anciennement Broken-Hill, Rhodésie), qui présente de nombreuses caries avec sur certaines dents des signes d’infection périapicale (fig.2).

Figure 2. Vue occlusale du maxillaire de Kabwe (Zambie)(cliché Musée de l’Homme)

Cet Homme de Kabwe est aujourd’hui reconnu comme un intermédiaire morphologique entre les premiers Hommes (Homo habilis, 2 300 000 ans) et l’Homme anatomiquement moderne (Homo sapiens). Ce fossile est ainsi considéré comme un Homo sapiens archaïque (Homo rhodesiensis ou Homo heidelbergensis s.l.). Les datations récentes lui donnent un âge estimé entre 125 000 et 400 000 ans.

Nous avons recherché les causes possibles des caries de ce fossile très ancien, parce qu’il est unique durant tout le Pléistocène et unique aussi dans cette région d’Afrique. Nous avons donc émis une seconde hypothèse, plus spécifique et supplémentaire.

Hypothèse 2 : si la carie dépend au niveau génétique d’une mutation, alors Kabwe (à l’origine des Homo sapiens) serait déjà porteur du gène muté et il l’aurait transmis à la lignée conduisant à l’Homme moderne. Cette mutation ne se serait exprimée que beaucoup plus tard lors du changement alimentaire durant le Néolithique. Alors, pourquoi Kabwe a-t-il, seul durant le Pléistocène, exprimé des caries ? Il est possible d’évoquer une liaison à l’écosystème sous deux aspects.

Premièrement, la cause possible peut être d’origine géochimique. En effet, la région est riche en Plomb. L’Homme de Kabwe aurait subi une intoxication chronique au Plomb durant l’enfance. Le plomb (Pb++) se fixe alors dans les dents en remplaçant des ions de Calcium (Ca++). Les dents devenues très vulnérables auraient permis le développement de caries même dans un contexte non caryogénique.

Deuxièmement, nous avons aussi retenu la possible présence endogène d’une plante très riche en sucre dans cette région, plante qui aurait constituée une ressource alimentaire essentielle aux Hommes de Kabwe. En effet, en Zambie, aujourd’hui, la canne à sucre est la première production agricole du pays. De plus, l’histoire de l’agriculture nous enseigne que le sorgho, le riz et le millet se reconnaissent en Afrique depuis des milliers d’années et que les principales cultures de la Zambie sont le maïs et le manioc qui ont été importés. L’Ambassade de Zambie en Belgique que nous avons contacté à ce propos et que nous remercions pour son amabilité et son aide, nous a dirigé vers la Compagnie sucrière du pays. Le directeur, Monsieur Hans Veenstra, que nous remercions pour sa réponse nous a informé que la canne à sucre avait été importée dans les années 60 et qu’auparavant il n’y avait aucune variété de canne à sucre en Zambie. En revanche il nous a appris que le « sorgho sucré », céréale contenant 75% de glucides, appelé aussi « gros mil » existe depuis des millénaires et c’est une plante endogène en Zambie. Il existe d’autres variétés de sorgho (le fourrager) mais celui de Zambie est le sorgho sucré, qui aujourd’hui est une variété d’été, très recherchée et consommé quatre mois par an environ. La cause d’aliments sucrés dans cette région n’est donc pas à rejeter pour les caries de Kabwe. Pourtant, nous ne développerons pas cette hypothèse au-delà car, compte tenu de l’imprécision de la datation du fossile, ni le climat, ni le paléoenvironnement ne peuvent être à ce jour reconstruits.

L’usure dentaire

L’usure dentaire présente une forte variabilité d’intensité dès les premiers hominidés, certains ayant des dents très usées, d’autres beaucoup moins. Elle dépend de plusieurs facteurs.

Premièrement, l’usure dentaire chez les Hommes fossiles dépend de leur mode d’occlusion dentaire. De manière brève, nous proposons un schéma évolutif des Hommes. La première espèce du genre Homo, Homo habilis, est identifiée vers 2,3 millions d’années en Afrique et aurait rapidement sur place, donné naissance à l’espèce Homo ergaster. Certains groupes d’Hommes (Homo habilis ou Homo ergaster) auraient migré vers l’Asie et seraient à l’origine de l’espèce Homo erectus. D’autres groupes d’Hommes auraient conquis les zones occidentales de l’Eurasie où ils sont attestés dès 1 800 000 ans à Dmanisi en Géorgie (Homo georgicus), vers 800 000 ans en Espagne (Homo antecessor) et vers 600 000 ans dans toute l’Europe (Homo heidelbergensis). Ces groupes européens et/ou certains des groupes restés en Afrique seraient à l’origine de la lignée menant aux Hommes modernes (Homo sapiens ou Homo sapiens sapiens) et à celui menant aux Hommes de Néandertal (Homo neanderthalensis ou Homo sapiens neanderthalensis) (granat et al. 1992).

Homo erectus et l’Homme de Néandertal ont une occlusion dentaire en bout-à-bout, labidodonte. Les Hommes anatomiquement modernes ont une occlusion croisée, psalidodonte (fig.3).

Figure 3. Evolution du genre Homo d’après E.Peyre et J.Granat.

Avec la psalidodontie, témoin du recul de l’arcade alvéolo-dentaire mandibulaire par rapport à l’arcade basilaire, le menton passivement saillant est mis en évidence (Peyre, 1998, 2000 ; Granat, Peyre, 2004). Des éléments du menton se reconnaissent chez Homo habilis et chez Homo georgicus (Rosas et al. 1998). L’examen des dents chez ce dernier nous a montré des facettes d’usure sur la face vestibulaire des incisives mandibulaires, témoignage d’une occlusion croisée (fig.4).

Figure 4. Les deux types d’occlusion dentaire au sein du genre Homo (cliché J.Granat).

La psalidodontie serait donc déjà en place dès l’aube de l’humanité, au moins dès 1 800 000 ans. Elle serait ainsi très précoce dans l’évolution humaine, et donc bien longtemps avant les fossiles de Qafzeh (Qafzeh 9, notamment) nos ancêtres possibles de 95 000 ans, au menton saillant et à l’occlusion psalidodonte, comme il est souvent admis. Notre occlusion dentaire actuelle serait donc primitive et aurait été perdue, par spécialisations, chez Homo erectus et l’Homme de Néandertal.

Deuxièmement, l’usure dentaire est liée à la nature des aliments consommés. En ce sens, la Préhistoire et la préhistoire des dents sont inséparables. La mandibule mise au jour à Banyoles en Catalogne (Espagne) en fournit un exemple spectaculaire. Ce fossile daté de 100 000 ans peut être considéré comme néandertalien (fig.5).

Figure 5. La mandibule (D.211) de Dmanisi, Homo georgicus (Géorgie). On remarque des facettes d’usure sur la face vestibulaire des incisives. (cliché J.Granat)

Ses dents présentent un type d’usure par friction et abrasion accompagnée d’un micropolissage des tissus dentaires qui sont caractéristiques d’une nourriture à base de poisson séché, salé ou fumé (puech 1999). Le site de Banyoles est localisé au fond d’un bassin fluviatile, où les rivières coulent donc en permanence. La pêche y assurait une ressource alimentaire durant toute l’année. L’examen de l’usure des dents fossiles de ce site permet de supposer que, dès cette époque, les Hommes y ont séjourné pendant de longues périodes, dans une économie de prédation piscicole qui ne nécessitait pas de vastes déplacements comme, plus tard, pour les chasseurs de Rennes. Cet écosystème particulier à très probablement permis à ces Hommes préhistoriques de s’installer dans une relative « sédentarisation ».

Estimation de l’âge par l’usure dentaire

Pour estimer l’âge au décès, les paléoanthropologues utilisent plusieurs méthodes. La plus employée consiste à observer le degré de synostose des synarthroses crâniennes. Les vecteurs d’âge obtenus par cette méthode, donne la structure paléodémographique de la population, mais sans identification des individus composant les différentes classes décennales d’âge, ce qui est un inconvénient important. Nous y avons remédier en menant une recherche qui utilise conjointement à cet indicateur d’âge, la maturation et l’usure dentaire (Peyre, Granat, 2001, 2004).

Le matériel de cette étude est une population villageoise ancienne (1 500 ans) mise au jour à Saint-Martin-du-Tertre, petit village de la vallée de l’Yonne (Peyre, Granat, 2001). Cette population est constituée de 91 sujets dont 12 enfants qui ont un crâne et des dents immatures, et 79 adultes (sex ratio : 1) parmi lesquels 54 sujets ont des dents (8 sans crâne) et 25 n’ont que le crâne (sans dents).

Lors de l’étude odontologique, nous avons constaté un lien entre l’âge et l’usure dentaire. En effet, dans chaque classe d’âge la structure paléodémographique, les degrés d’usure dentaires étaient presque semblables.

Comme cette population inhumée représente une population villageoise, les sujets la composant sont apparentés biologiquement (ils présentent des liens généalogiques) et ils partagent un espace commun de vie. Ils ont donc en commun certains facteurs d’usure dentaire comme :

  • la dureté et la structure de l’émail (odontogenèse épigénétique),
  • les ressources alimentaires, les habitudes nutritionnelles,
  • une histoire socio-politique commune.

De nombreuses tables d’usure existent mais parmi elles, nous n’en avons pas trouvé qui proposait une échelle de grades satisfaisante pour notre étude. Nous en avons donc, réalisé une avec 9 stades quantifiant l’usure de 0,5 en 0,5 (fig.6).

Figure 6. Mandibule de Banyoles (Catalogne) et facette d’usure des molaires.(d’après J.F. Puech modifié)

Après avoir constitué un échantillon de sujets immatures, nous avons estimé leur âge dentaire, puis calculé la vitesse d’usure d’après le degré d’usure à chaque âge. Ensuite, nous avons mis au point une équation donnant l’âge d’un sujet.

Pour cette population, l’estimation de l’âge par l’usure dentaire a été le complément de la synostose des sutures du crâne En effet, elle a permis de calculer l’âge des sujets sans sutures, de préciser la paléodémographie de la population, les sujets de chaque classe décennale d’âge ayant été identifiés. Il a donc été possible d’étudier les classes de sexe selon l’âge, ce qui a montré une mortalité différentielle des jeunes femmes. En effet, 50% d’entre elles meurent avant 40 ans, contre 33% des hommes (fig.7).

Figure 7. Table d’usure dentaire (E.Peyre et J.Granat)

L’usure dentaire de populations préhistoriques nous enseigne, de plus, que depuis les premiers Hommes (environ 2 Ma) sa variabilité est forte. Ses causes sont multiples et elles ne sont pas uniquement l’âge, car des jeunes ont des dents usées et des adultes non, ni l’alimentation car celle-ci a changé au cours du temps de l’histoire humaine. La maîtrise du feu, notamment,qui a permis depuis 465 000 ans la cuisson et la conservation, mais aussi l’invention des récipients en céramique qui a autorisé depuis environ 10 000 ans des cuissons longues à l’eau et la confection de bouillies,… ont fortement modifié la nature des aliments consommés. Enfin, il faut également tenir compte de l’environnement car notre histoire montre que l’Homme s’est adapté à des écosystèmes très variés, soit au cours de ses vastes mouvements migratoires, soit au sein d’un même habitat aux fortes variations climatiques. A ces causes, environnementales, il faut ajouter des causes génétiques, musculaires, neurologiques… plus difficiles à retrouver.

Dysplasies, paléopathologie et maturation dentaire témoins de l’évolution de l’Homme.

L’étude d’une population ayant vécu le long des vallées de la Marne, de la Seine et de l’Yonne durant le Néolithique de 7250 à 4150 ans calBP et la Protohistoire 4150 à 1970 ans calBP, nous a conduit à soupçonner l’existence de la thalassémie dans cette région. En effet, nous avons mis en évidence :

  • une pathocénose originale, la triade thalassémique (fig.7), constituée par trois pathologies associées : hyperostoses porotiques (cribra orbitalia, cribra cranii), épaisseur augmentée du diploë de la voûte du crâne, et lors de la prime enfance atteinte de l’émail par des dysplasies dentaires (peyre, granat, 2004). Les dysplasies de ce type existent au moins depuis 5 Ma et sont décrites chez Australopithecus barhelgazali, chez Ardipithecus kadabba. Elles restent quand même rares comme nous nous en sommes assurés sur les moulages de nos collections du Musée de l’Homme (fig.8).
  • un paléoenvironnement particulier : le climat alors chaud à tendance caniculaire a produit dans cette région des paysages constitués de zones marécageuses favorisant l’implantation et le développement de moustiques.
Figure 8. Tableaux de la répartition du sexe dans la population de Saint-Martin-du-Tertre (E.Peyre)

 

La βthalassémie ou thalassémie méditerranéenne serait originaire du Bassin méditerranéen. Il s’agit d’une pathologie des globules rouges (érythrocytes) d’origine génétique (transmission de type mendélien) et induisant une anémie.

  • les hétérozygotes pour cette maladie sont viables et présentent une immunité contre la malaria ou paludisme, ce qui leur confère un avantage sélectif dans un environnement marécageux
  • les homozygotes malades meurent juste avant la puberté. L’âge des adolescents (10 à 16 ans) était donc important à connaître

C’est la raison pour laquelle nous avons estimé l’âge des jeunes sujets supposés thalassémiques.

La maturation dentaire

Brefs rappels historiques sur l’estimation de l’âge et la maturation dentaire.

En paléoanthropologie, les dents permettent une estimation de l’âge notamment par leur degré de maturation au moment de la mort du sujet.

  • Au XVIè siècle, les dents étaient assimilées à de l’os par la plupart des anatomistes. Seul, Eustache les décrit constituées d’ivoire et d’émail et remarque que la minéralisation se fait de la couronne vers la racine.
  • Au XVIIIè Fauchard (1746) décrit les dates d’éruption des dents et parle de la croissance des dents (granat, peyre, 2004 b).
  • A la fin du XIXè, apparaissent les premiers tableaux notant les différentes étapes de la maturation en fonction de l’âge
  • En 1940, Schour et Massler présentent les premiers schémas de dents, à 21 stades de leur maturation en fonction de l’âge (schour, massler, 1940). On remarque donc qu’après l’édification totale des 3èmes molaires, cette méthode n’est plus utilisable.
  • En 1941, Schour et Massler modifient leur diagramme y ajoutent les dents mandibulaires (schour, massler, 1941).
  • En 1944 « American Dental Association » diffuse leur tableau de la maturation dentaire, toujours utilisé.
  • En 1944 toujours, Dechaume modifie les tables de croissance de Logan et Kronfeld
  • En 1950, Izard crée ses tableaux
  • En 1989, Ubelaker, consultant au service d’identification médico-légale du FBI publie ses tableaux pour estimer l’âge « des Noirs, des Indiens Américains, des Orientaux et autres non blancs ». Ce sont les tableaux de Schour et Massler modifiés au niveau incisivo-canin dans cinq tranches d’âge (fig.9). Il les préconise en paléoanthropologie (ubelaker,1987,1989, 1994).
Figure 9. La triade thalassémique (E.Peyre et J.Granat)

 

Nous avons décidé d’utiliser le tableau de Schour et Massler.

Le premier enfant néolithique étudié nommé « Rho » (Passy 4340/4200 calBC) montrait 2 âges différents selon les dents (fig. 10).

Figure 10. Dysplasies sur des dents d’Hommes fossiles
A- Ardipithecus kadabba, B-Australopithecus barhelgazali (d’après B.Senut et P.Brunet, modifié).

Les dents temporaires correspondaient à un âge de 7 ans ½ tandis que les dents permanentes indiquaient 9 ans. Il y a une dyschronie entre les maturations lactéale (7ans ½) et permanente (9 ans) avec les tables actuelles.

Nous appelons « dyschronie » le net décalage observé entre la chronologie des dents lactéales et celle des dents permanentes, selon les tables actuelles, alors qu’elles devraient être synchrones. Nous employons ce terme après en avoir discuté avec Madame le Professeur Gourévitch que nous remercions pour ses conseils avertis et ses remarques judicieuses qui nous ont convaincus de donner ces précisions.

D’un point de vue évolutif, ce sont les dents actuelles qui ont une croissance plus lente que celles de leurs ancêtres du Néolithique. La synchronie, définie chez les Hommes actuels sur les tableaux, n’est que la matérialisation de l’évolution de leurs 2 dentitions et non pas le modèle pour les Hominidés anciens. Au contraire, la maturation actuelle est l’aboutissement d’une longue évolution à partir d’une autre synchronie avec une maturation des dents permanentes plus rapide qu’aujourd’hui.

Nous avons établi une formule permettant d’estimer l’âge d’un Néolithique d’après la hauteur de dent édifiée, la vitesse d’édification de cette dent et sa date de début de minéralisation (peyre, granat, 2004). Puis, nous avons composé un tableau de chronologie des dents permanentes des Néolithiques de cette région, permettant de lire directement l’âge en fonction de dent édifiée (fig.11). Notre méthode appliquée à cet enfant a estimé l’âge à 7ans 1/2

Figure 11. Tableaux de maturation dentaire, en haut Schour et Massler (aimablement communiqué par American Dental Association), en bas celui de Ubelaker. En jaune les modifications d’Ubelaker..

Prenons un autre exemple, l’enfant nommé « Delta » du Néolithique Cerny 4340/4200 calBC (fig.12). Les dents temporaires indiquent 7 ans ½ et les dents permanentes, 9 ans ½. La dyschronie est nette. Notre méthode a estimé l’âge à 8ans.

Figure 12. Enfant « Rho » (Néolithique, France): dents permanentes et temporaires en « schéma dentaire » (Cliché J.Granat)

Figure 13. Tableau de la maturation dentaire des dents des Néolithiques de l’Est et Sud-est du Bassin parisien. Ce tableau permet de lire directement l’âge, selon le degré de maturation.

Figure 14. A gauche, dents in situ de l’enfant « Delta » (Néolithique, France). A droite, reconstruction des dentures temporaire et permanente d’un enfant actuel de 9 ans, (d’après J.B Woelfeld et al.2002 Dental anatomy, modifié).

Les dents de ces enfants néolithiques ont révélé

  • une maturation des dents permanentes plus précoce qu’actuellement, donc une période d’enfance plus courte. Des études en cours, sur l’estimation de l’âge par les périkymaties de l’émail, semblent le confirmer.
  • une maturation de type moderne est relativement manifeste dès l’âge des métaux.
  • la présence très probable de la thalassémie et du paludisme dans cette région, à ces dates lointaines.

Cette étude nous a permis d’apporter une contribution intéressante à la paléopathologie ainsi que l’âge d’apparition de la thalassémie pour chaque enfant, par notre méthode et l’emplacement des dysplasies.

Conclusions

Ces exemples montrent que les dents permettent d’obtenir des résultats importants en paléoanthropologie :

  • dans de nombreux domaines (âge, environnement, occlusodontie, maturation, puberté …)
  • sur la morphologie, la pathologie, l’évolution des dents…aux temps préhistoriques

C’est en cela qu’existe une préhistoire odontologique, voire de l’art dentaire, qui devrait regrouper toutes ces connaissances et celles à venir.

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