L. 851.  >
À André Falconet,
le 22 décembre 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 18e de décembre. > On parle fort ici d’un certain P. Le Clerc, [2] procureur général des jésuites, qui leur a joué un étrange tour et après avoir amassé beaucoup d’argent, s’est enfui, mais n’a pas été bien loin. Il a été reconnu et arrêté, je pense que ce bonhomme avait le diable au corps de vouloir tromper les jésuites. [1][3][4] Je salue l’incomparable M. Delorme [5] de tout mon cœur, j’ai reçu de ses lettres auxquelles je ferai réponse. Je ne manquerai pas de parler de son affaire à M. le premier président[6] et de la bien recommander en temps et lieu ; et en attendant, je vous prie de l’avertir qu’en sa douzième lettre, il appelle M. le premier président mon Mæcenas[7] qui est un titre dont mondit seigneur ne se pique pas, quoiqu’il soit fort savant et fort généreux. Pour moi je n’en eus jamais aucun que vous, Monsieur, après le bon Dieu et feu mon père, [8] qui était un fort bon homme et à la mémoire duquel j’ai toutes les obligations du monde pour les soins extraordinaires qu’il a pris de mon éducation, quoique chargé de neuf enfants. À propos de ce grand favori d’Auguste, [9] ce grand patron des muses, de Virgile [10] et d’Horace, [11] laissa-t-il en mourant quelques enfants ? Je n’en ai jamais ouï parler. Néanmoins, je pense être un peu obligé de croire que François ier [12] qui fut le père des savants dans un siècle plein d’ignorance et qui a fondé les professeurs du roi, [13] et aussi que le bon Henri iv[14] qui nous a donné des augmentations de gages, étaient descendus de cet illustre chevalier toscan qui était de la race des rois d’Étrurie, car c’est de lui-même que Martial a dit dans le plus beau de tous ses Épigrammes : [15]

Risit Tuscus eques, paupertatemque malignam,
Reppulit et celeri iussit abire fuga
[2]

Je ne veux pas oublier de vous dire que mon Carolus [16] est fort dans les bonnes grâces de ce Mæcenas du Palais : il m’a dit plusieurs fois qu’il aimait bien le fils, mais qu’il aimait bien aussi le père. Je suis toujours le bienvenu chez lui, on y fait toujours bonne chère, mais il faut se dépêcher, à la mode des courtisans. Je ne suis pas accoutumé à ces soupers que Renaud de Beaume, [3] archevêque de Bourges, [17][18] appelle des soupers de promenade, cenas ambulatorias[4]

Quand je pense au malheur du pauvre M. de Champigny, [19] je le vois et ne le comprends pas. Je perds pied dans l’abîme de la Providence qui est toute pleine d’obscurités pour nous, tant pour les choses humaines que pour les divines. Dieu gouverne le monde, mais c’est à sa mode. La prédestination [20] est un étrange mystère. Pene sunt commoti pedes mei pacem peccatorum videns[5][21] voyez à votre loisir la Métaphysique de Grassot, page 1573, et les Oraisons de Muret [22] sur le livre de Sénèque [23] De la Providence : cur bonis male sit, cum sit Providentia, etc. ? [6] Quand je pense à ce malheureux naufrage, je dirais volontiers après le poète ancien [24]

Cum rapiunt mala fata bonos, ignoscite fusso,
Sollicitor nullos esse putare deos
[7]

Mais pourtant je ne le dis pas, ma raison retient ma passion ; autrement, je demanderais pourquoi Caligula, [25] Néron, [26] Domitien, [27] et tant d’autres tyrans et monstres du genre humain ne sont point morts au berceau, non plus que Philippe ii[28] roi d’Espagne, le cardinal de Richelieu [29] et alii mactatores[8] On ne dit rien de nouveau de la reine mère ; [30] nam superat, nec adhuc vitalibus occubat umbris[9] Je prie Dieu qu’elle guérisse, et que le roi [31] diminue la taille [32] et tous les impôts [33] en faveur de son pauvre peuple. Il y a même de la pauvreté dans les villes, et il la peut empêcher. Je ne le dis pas pour moi, je ne suis ni riche, ni pauvre, Divitias nec paupertatem dederis mihi[10][34] Le vieux Journal des Sçavans [35] ne revient point et son rétablissement est fort incertain ; pour l’autre, je n’en ai point ouï parler depuis, je m’en informerai. [11] Je n’ai point vu la harangue funèbre de M. Gaches [36] faite par M. Morus, [37] mais je l’aurai si elle est imprimée ; en ce cas-là, je la lirai et je vous en écrirai mon sentiment. [12] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 22e de décembre 1665.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 22 décembre 1665

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(Consulté le 11/10/2024)

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