Texte
Jean Pecquet
Nova de thoracicis
lacteis Dissertatio
(1654)
Expérience i  >

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Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Jean Pecquet, Nova de thoracicis lacteis Dissertatio (1654) : Expérience i

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(Consulté le 20/05/2024)

 

[Page 103 | LAT | IMG[1]

Je prends un chien, ou n’importe quel autre animal domestique, même un chat (parce que Riolan n’a guère lu ce nom-là dans mes Experimenta, il pense que je ne l’ai pas suffisamment étudié, [1][2][3] s’imaginant peut-être que la crainte de ses griffes m’en aura dissuadé) : ne me contentant pas de le disséquer, [4] je l’y prépare en le nourrissant copieusement au moins quatre heures avant.

J’ouvre l’abdomen de l’animal solidement attaché, puis ayant aussitôt ôté le sternum, j’expose la cavité du thorax et cherche les canaux lactés [5] derrière l’aorte. Les ayant repérés, je les ligature tous autant qu’il y en a, l’un après l’autre, afin que le chyle ne puisse s’écouler du réservoir [6] vers les veines subclavières. [7]

J’élimine aussi ce qui peut faire obstacle à l’observation sur toute l’étendue du diaphragme ; l’ayant ainsi dégagé de ses enveloppes, je coupe le tronc de la veine cave (ou pour mieux dire sa branche sus-hépatique), [2][8] là où elle émerge du dôme hépatique, puis j’incise largement la veine cave, [9] au-dessous et au-dessus du foie. Après avoir épongé le sang qui s’écoule du cœur vers le confluent iliaque, [10] je [Page 104 | LAT | IMG] scrute avec la plus grande attention, pendant un long moment et jusqu’à m’en lasser, la survenue d’un écoulement de chyle provenant du mésentère[11] ou même du réservoir. Pour avoir vainement attendu une telle irruption de chyle au cours de plus d’une centaine d’expériences semblables, je conclus enfin que pas une goutte ne s’en répand dans ce vaisseau.

Ensuite, je dissèque le tronc de la veine porte, [12] ainsi que les deux branches de l’artère cœliaque [13] ou, comme la variante est fréquente, de l’artère splénique, qui vont au foie, sans oublier tous les ligaments qui l’arriment au tronc ; et après avoir enlevé le foie, [14] j’incise pareillement le tronc de la porte sur toute la longueur que me permet le mésentère et j’éponge le sang qui s’en épanche. J’inspecte les veines mésaraïques[15] qui sont toutes exsangues, comme est entièrement affaissé tout le réseau de la veine porte. Je vois pourtant que les lactifères d’Aselli [16] demeurent tous enflés ; le liquide blanc qui les emplit ne se répand nulle part, du moins si l’opération a été soigneusement menée et si aucun lactifère n’a été blessé par la lame d’un anatomiste qui ne sait pas bien disséquer.

Déductions de cette expérience.

  1. Puisque le suc contenu dans les veines lactées, que Riolan appelle du chyle, ne s’écoule pas du cœur dans la cavité de la veine cave inférieure en direction du confluent iliaque, ni dans leurs branches (comme les yeux les plus exercés peuvent en témoigner après une multitude d’expériences), il est clair que l’argument que présente Riolan (page 187, deuxième partie de ses Opuscula, où il discute les lactifères thoraciques) est parfaitement faux (au moins pour ce qui touche à la veine cave inférieure) : « Ces deux [Page 105 | LAT | IMG] veines lactées sont donc ainsi faites et disposées, peut-être afin que le sang qui coule avec trop de violence dans les artères par la circulation se rende plus grossier dans les veines, aux endroits où le tronc de la veine cave se divise, à savoir vers les rameaux axillaires et près des iliaques, car le tronc de la veine cave reçoit ces veines lactées en ces deux lieux-là. » [3][17] Il n’y voyait pas plus clair quand il écrivait tout aussi obscurément à la page 23 de la première partie : « Il ne doit pas paraître étonnant qu’une partie du chyle, une fois dérivé vers la grande glande du mésentère, [18] s’écoule par les veines lactées chylifères en haut, dans le tronc de la veine cave, à côté des subclavières, et en bas, à côté des émulgentes. » [4][19] J’apporterai une troisième preuve de sa méprise, tirée de la seconde partie de ses Opuscula, page 184, où il dit : « Telle est cette grosse glande remplie de chyle, qui n’est pas faite en forme de petite cavité, mais est un corps spongieux, d’où le chyle est puisé par des canaux, dont : < 1 > les uns gagnent le foie ; < 2 > les deux canaux pecquétiens montent s’insérer dans le tronc de la veine cave supérieure ; < 3 > et d’autres s’insinuent dans le tronc de la veine cave inférieure. » [5]

    Hélas, quelle obstination dans l’ignorance, par évident défaut d’expérimentation ! Le voilà qui établit l’existence de trois voies par où le chyle s’écoule dans les veines caves, en dépit de la distance qui les sépare, à savoir au niveau des subclavières, des émulgentes et des iliaques. En se trompant tout autant, il appelle glande le réservoir que j’ai découvert, mais s’il avait respecté la rigueur expérimentale, c’est-à-dire s’il y avait vraiment posé les yeux et la main, il saurait sans aucun doute qu’il y a une grande différence entre la glande d’Aselli et notre réservoir, dont il aurait parfaitement vu qu’il gonfle très souvent (s’il est d’abord vide). Je ne disconviendrai pourtant pas qu’on y trouve quelques lactifères contenant beaucoup de grumeaux visqueux ayant l’apparence du lait caillé, comme il m’est plus d’une fois arrivé de l’observer chez des chiennes grasses, mais ce phénomène n’en est pas moins rare [Page 106 | LAT | IMG] et le réservoir ne ressemble en aucune façon à une glande. [6][20]

  2. Puisque les lactifères mésentériques n’ont aucune communication avec la veine porte, pas une goutte de chyle ne s’y écoule, j’estime donc faux de penser qu’ils en soient des rameaux ou des branches, et la gloire personnelle de Riolan ne l’autorise pas à croire le contraire et à juger précipitamment ce qu’il ne connaît pas. Tu peux comparer les propos contradictoires qu’il tient dans la seconde partie de ses Opuscula : « Encore que ces veines lactées se trouvent dedans les animaux bien repus, en leur ouvrant le ventre quatre heures après, il ne s’ensuit pas qu’il s’en puisse trouver d’identiques chez les hommes », conclut-il page 184 ; il oublie là sa vantardise de la page 153, « Il est vrai qu’elles y existent, telles qu’Aselli les a décrites, comme je l’ai jadis démontré, avec l’admiration des Écoles, [21] avant même la publication d’Aselli » ; page 185, il ajoute que « S’il s’y en rencontre, je crois que ce sont de petites branches du rameau mésaraïque de la veine porte qui, pour lors, sont remplies de chyle, qu’elles portent au foie par le tronc de la veine porte » ; ainsi donc, croirait-il que les lactifères convergent dans ledit tronc porte, oubliant qu’il a dit, page 151, « Pour ma part, je soutiens que, par la grande prévoyance de la nature, ces quatre canaux ne se réunissent pas en un tronc », en parlant des canaux par lesquels Aselli estime que le chyle s’écoule dans le foie ; page 183, contre Harvey[22][23] dont il dit qu’« Il fait peu de cas des veines lactées, croyant et soutenant que le foie suce le chyle par les veines mésaraïques, de quoi néanmoins je m’étonne fort puisqu’elles existent bel et bien, et que nous les voyons manifestement » ; à la page suivante, 184, il soutient imprudemment que « Puisque les veines lactées n’ont pourtant pas de tronc auquel elles s’unissent et se rendent, comme les mésaraïques, tout au moins doivent-elles avoir un lieu commun, dans lequel elles versent le chyle ». [7]

    [Page 107 | LAT | IMG] Je constate avec pitié la lamentable arrogance du raisonnement d’un homme qui a tant brillé jusqu’ici. Il estime (en espérant que sa sentence soumettra les lecteurs à l’obéissance, sur le seul froncement de son sourcil plus que pythagoricien) [8][24] que les lactifères d’Aselli sont des rameaux de la veine mésaraïque, qui blanchissent quand le chyle coule dans le mésentère ; et que pendant le temps où il est gonflé de chyle, tous les vaisseaux qui y sont rouges ne sont pas des veines, mais des branches de l’artère cœliaque.

    Je supplie Riolan de me faire croire malgré moi ce qu’il dit à la page 185 : « Les autres rameaux dispersés par le mésentère, qui paraissent rouges et pleins de sang, sont des branches de l’artère cœliaque, lesquelles fournissent aussi des aliments aux boyaux lorsque les veines mésaraïques sont remplies de chyle. » Il ne conclut pas du tout plus heureusement et sagement ladite page en disant : « Ce transport peut ne durer que deux ou trois heures, après quoi le sang retourne aux intestins par les veines mésaraïques. Or, comme en un animal vivant le foie attire continuellement le chyle par la veine porte, le sang se retire aussi dans le foie ; et comme les veines mésentériques sont alors remplies de chyle, une fois que l’animal est mort et que la faculté attractrice est abolie, le sang qu’elle retenait dans le foie retombe dans les veines mésaraïques et, en ce cas, les veines lactées disparaissent à cause du mélange à ce sang qui, par sa rougeur, détruit la blancheur du chyle. » [9]

    Me voilà pourtant absolument dégoûté de recopier tant d’absurdités, et je ne pense pas, mon cher lecteur, que tu supporteras avec plus de calme et de patience que moi ce déplaisant flot d’erreurs. Une incartade isolée éveille l’esprit, mais leur accumulation le relâche, et de trop riposter naît ordinairement l’injustice. Je voudrais quand même que tu admires la sagesse de notre prophète quand il dit, page 184, Dies diei eructat verbum et nox nocti indicat scientiam : car à vrai dire, Dies diei verbum eructavit[25] puisqu’il a enrichi [Page 108 | LAT | IMG] l’anatomie de ses livres, mais c’est sans limite que nox indicavit nocti scientiam, puisqu’il a démontré par tant de signes flagrants qu’il s’est entièrement aveuglé. [10]

  3. Puisqu’aucun chyle ne s’écoule plus après qu’on a enlevé le foie du corps de l’animal, il est clair que pas une goutte ne lui en parvient, et que n’existe par conséquent aucune des cavités qu’Aselli a supposées destinées à l’y mener. Si son canal est rompu, le chyle n’y restera pas mieux prisonnier que dans le mésentère, et si tu incises le moindre de ses lactifères, tu verras immédiatement jaillir à profusion le liquide laiteux qu’il contient : et voilà pourquoi Riolan s’est vainement acharné à montrer qu’il faut « rendre le chyle au foie », comme il l’a signifié dans le titre de son opuscule. [11]

  4. Puisqu’aucun chyle ne gagne le foie pour assurer l’hématose [26] il est évident que seul lui parvient le sang que contient la veine porte (comme j’en ai discuté dans mon autre Dissertatio anatomica[12] et celui qu’y apportent les artères hépatiques, c’est-à-dire les deux branches lui venant de l’artère cœliaque ou splénique ; [27] et qu’étant donné la texture fort épaisse de ce sang, sans qu’il soit pourtant aussi noir que celui de la rate, [28] il ne saurait jouer un rôle majeur dans la nutrition de tous les parenchymes corporels. Il est donc tout aussi évident que la bile, qui se retranche dans la vésicule, [29] n’est pas l’excrément du chyle, mais celui du sang. [30] Et puisque tout le sang que contient la veine porte lui vient de l’artère cœliaque ou splénique, il plaît à Riolan, page 171, de concéder que « Le parenchyme hépatique filtre la bile que la veine porte reçoit de l’artère cœliaque. » [13] C’est ainsi que le parenchyme des reins filtre le sérum du sang qu’il reçoit des artères émulgentes, [31] et que la rate sépare la très noire humeur tartrée ou mélancolique qui y afflue par les branches de l’artère splénique.

  5. [Page 109 | LAT | IMG] Par conséquent, le foie évacue du sang, et non du chyle, et c’est pour cette raison que la nature a donné une vésicule du fiel aux animaux dont le sang contient une bile fort abondante et amère. Il est même possible que le foie agisse comme émonctoire pour maints autres excréments : cela m’est apparu plus d’une fois en disséquant des brebis qui avaient mangé certaines sortes d’herbes, sous la forme d’une autre humeur visqueuse chargée de nombreux animalcules qui se déposait dans ladite vésicule ; à la couleur des plus petits, tu aurais dit que c’étaient des fourmis ; quant aux plus grands, qui atteignaient une longueur d’un pouce et avaient la forme de soles et se distinguaient par une pellicule verdâtre striée de petites lignes cendrées ; d’ailleurs (comme je l’ai appris d’un berger), on tue ces brebis car elles meurent dans l’année. [14][32]

  6. En outre, Riolan dit justement, page 176, que les maladies qui se localisent dans le foie comme sont la diarrhée chyleuse, [33] la diarrhée hépatique, [34] la cachexie, [35] l’atrophie, [36] l’hydropisie [37] ne dépendront plus de son action lésée, à savoir lorsque l’attraction ou rétention du chyle est diminuée ou abolie, ou la sanguification est empêchée ; et il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi car le foie n’attire pas le chyle et ne fabrique pas le sang. Je suis pourtant loin d’être convaincu que ces maladies ne dépendent en rien du foie. [15]

    La diarrhée chyleuse, où le chyle est évacué mêlé aux excréments, peut être provoquée par une obstruction du mésentère (comme Riolan le père le déclare sagement au chapitre xlviii) : [16][38][39] pourtant alors, même si un foie parfaitement sain et conformé procure à l’estomac la chaleur requise pour une chylose, ou plutôt une chymose, [17][40] parfaite, il faudra soit que le mésentère ait été obstrué, soit que la viscosité de l’humeur qui lubrifie la tunique interne des intestins [Page 110 | LAT | IMG] ait obstrué les orifices des lactifères, et que le chyle, empêché d’y pénétrer, s’en sépare pour être évacué avec les détritus des aliments. La même chose se produit nécessairement si les lactifères thoraciques sont bouchés : les intestins remplissent leur cavité, mais le chyle ne peut s’en écouler à cause de l’obstruction, et alors ou bien son réservoir rompt, [41] ou bien il reflue vers les reins pour être éliminé dans les urines avec le sérum en excès. [42] Cela se produit parfois et Riolan en convient dans la seconde partie de ses Opuscula, page 169, quand il ne nie pas [18] qu’« il apparaît alors un sédiment lacté dans les urines pendant quelques jours ou mois, il ne s’agit ni de pus, ni de pituite [43] corrompue ou puriforme (dans la mesure où il n’y a pas, ni jamais eu de douleur dans les reins, ni d’émission préalable d’urines sanglantes), mais il s’agit d’une fraction du chyle », provenant de notre réceptacle, qu’il a quitté par les artères rénales. Son père dit en effet que quand les lactifères du mésentère sont obstrués, du chyle s’écoule dans les excréments, même quand l’estomac et les intestins ont louablement rempli leurs offices, « il est bien expulsé, mais épais et digéré, et non délié et aqueux comme dans le flux cœliaque, où il s’en écoule certes, mais liquide parce qu’il vient d’une faiblesse de l’estomac et des intestins. » [16] Je me persuaderais pourtant volontiers que ces défaillances de l’estomac et des intestins sont souvent le résultat des obstructions du foie ou de son intempérie, car si l’obstruction des lactifères est diffuse et se montre rebelle aux effets des remèdes apéritifs, [44] il s’ensuivra nécessairement une atrophie, par pénurie d’aliment absorbé, car les pertes de sang ne seront plus compensées et la substance du corps tabide ne sera plus restaurée. Cela s’observe parfois dans le déboîtement de l’épine dorsale, qu’il s’agisse d’une cyphose, d’une lordose ou même d’une scoliose[19][45]

    Quant à la diarrhée hépatique, que Rondelet[46] dans sa Méthode pour soigner les maladies, livre iii, chapitre xxxix, appelle un flux chyleux [Page 111 | LAT | IMG] ou sanguinolent, parce que les excréments ressemblent à de la lavure de viande, mais que Galien nomme flux hépatique, dans le livre v, chapitre vii, des Lieux affectés[20][47] il peut résulter d’une altération de la fonction hépatique ou d’une obstruction de la veine porte.

    Je n’entends bien sûr pas parler ici de l’altération de la fonction que l’antique médecine a unanimement jusqu’à ce jour attribuée au foie dans la fabrication du sang, mais à tort (comme nos découvertes le montrent clairement) : je veux parler de celle qu’il possède en propre dans la filtration du sang, qui consiste à en extraire la bile et les excréments de ce genre. Si cette action purifiante du foie est perturbée, soit par l’obstruction des veines de la porte, ou des pores [48] par où le sang pénètre dans la substance hépatique proprement dite, soit encore par la surcharge corruptrice d’un abcès, [49] soit enfin par l’invincible opiniâtreté d’un squirre, [50] il est certain que l’intempérie ainsi imposée au parenchyme hépatique affaiblira sa capacité à séparer la bile du sang : quelque sérosité sanglante ou, si tu préfères, quelque humeur aqueuse rougeâtre passera par les canaux cholédoques pour s’épancher dans les intestins. Cela provoquera un flux continu et colorera les excréments qui les encombrent ; ainsi le foie, l’estomac et les autres parties manqueront-ils de la vigoureuse chaleur qui leur permet d’assurer la chylose, ou plutôt la chymose, [17] et s’écouleront des matières non digérées et parfaitement semblables à la lavure de viande.

    L’obstruction de la porte s’établit soit dans les racines (pour employer une expression courante) ou dans les branches qu’elle déploie à la partie concave du foie ; soit dans les extrémités de ses branches, ou plutôt dans les rameaux de ses racines (comme préfère dire Galien), [21][51] puisqu’elles tendent vers les intestins ou vers la rate, ou se divisent de quelque autre manière qu’on voudra.

    Dans le premier cas, l’obstruction fige dans le foie le sédiment inerte fort épais du sang, que contiennent les canaux radiculaires. [Page 112 | LAT | IMG] J’entends déjà les protestations de ceux qui auraient lu nos écrits sur le mouvement rapide du sang depuis la porte jusque dans le foie : [22] par quel miracle (te dis-tu) se fait-il que tu déclares qu’un sang, que tu appelles inerte, se rue impétueusement et à profusion dans les cavités du foie ? Ne peut-il pas s’écouler par les racines qui s’y éparpillent qu’à proportion de ce qui parvient dans le tronc porte par ses branches ? Tu dois pourtant tirer savoir du ralentissement d’une rivière très bourbeuse quand elle est poussée dans une gorge : elle fait couler la même masse de liquide de manière continue, mais sans pouvoir lui imprimer le même élan ; l’étroitesse du passage où monte l’eau oblige son flot à reculer et à refouler le limon qui lui est mêlé, car il lui barre l’accès et pousse les ordures les plus lourdes dans la profondeur, pour aller parfois jusqu’à obstruer le déversoir. Cet exemple naturel te démontre à l’évidence la manière dont le sang chargé de déchets provoque la stagnation, et du même fait comment les racines des émissaires sanguins engendrent parfois une obstruction qui va jusqu’à empêcher entièrement le sang de pénétrer dans le foie, hormis sous la forme ténue et rougeâtre d’une sérosité sanguinolente. Cela nuit bien moins à l’aliment qu’à ce viscère, dont la chaleur s’éteint quand tous les canaux qui sillonnent son hile se contractent sous l’effet du froid humide, et quand ce resserrement provoque l’engorgement des méats qui leur permettent de se décharger dans le foie ; ce remplissage aqueux relâche la capsule du parenchyme hépatique qui refoule le sérum qu’elle contient, jusqu’à provoquer la formation d’une ascite hydropique dans la cavité de l’abdomen, à moins peut-être que l’ardeur des autres viscères qui s’y trouvent ne soit si vigoureuse qu’elle vienne au secours de la défaillance hépatique, en transformant cette masse d’eaux en vapeurs qui tendent le ventre et y engendrent un [Page 113 | LAT | IMG] tympanisme[52] Si toutefois, face à la faiblesse du foie et à l’expulsion continue de ces eaux rougeâtres, les méats des pores cholédoques offrent une issue à ces humeurs, il est certain qu’elles s’écouleront dans les intestins, produisant la diarrhée qu’on appelle hépatique[23]

    Dans le second cas, pourquoi l’obstruction ne peut-elle pas se faire aussi dans les rameaux les plus éloignés de la porte, auprès du mésentère ou de la rate ? Notre rivière serait en effet capable de se boucher à l’entrée de la même façon qu’elle s’embourbe à la sortie, comme il est montré plus haut ; et alors si le sang, mû par la poussée continue de l’artère cœliaque, ne peut trouver un passage dans le rameau de la porte, tout ce qu’il contient de plus séreux et de plus fluide ne pourra-t-il pas s’épancher dans les intestins affaiblis par le défaut de chaleur, lié à la défaillance du foie, et provoquer, en se mélangeant aux excréments, un écoulement sanguinolent semblable à de la lavure de viande ? Il s’agit là pareillement d’une diarrhée hépatique, même si l’appellation est moins adaptée à cette maladie, où l’acrimonie de la bile mêlée à cette sérosité rongerait l’extrémité des artères et la membrane interne des intestins, ce qui transformerait la diarrhée en dysenterie[16][53]

    Quand le sang contenu dans l’artère cœliaque ne peut s’écouler, il se produit la même chose que quand les racines de la porte sont obstruées à la face concave du foie ; mais dans ce cas il y a douleur ou gonflement de la rate. [54] Le fait est donc que les obstructions du foie se condensent dans sa propre substance ou se figent dans la multitude de vaisseaux qu’il possède. Elles engendrent aussi une obstruction et un engorgement dans la rate puisque la veine splénique ne peut alors s’évacuer dans le foie, le sang qui lui parvient par l’artère splénique étant forcé d’y stagner, distendant sa capsule autant qu’il lui est permis de le faire ; mais si [Page 114 | LAT | IMG] l’enveloppe splénique est faible, elle laissera les humeurs s’épancher dans l’abdomen, exactement comme cela se produit dans le foie.

    Devrait-il alors sembler étonnant de suspecter que des désordres identiques à ceux que nous avons remarqués dans le foie et dans la rate puissent aussi survenir dans l’estomac ? [55] Toute la chaleur qu’il utilise lui vient principalement des deux viscères susdits, et s’il n’en reçoit pas suffisamment, tu conclus qu’il devient incapable d’assurer une digestion de bonne qualité ; et qu’en résultent une chylose défectueuse et une cachexie, en lien avec le chyle non digéré par les humeurs corrompues ; et quiconque raisonne correctement n’attribuera pas cette sorte de cachexie aux anomalies engendrées par une faiblesse hépatique. Voilà comment le foie n’est que fort peu destitué de ses maladies (je veux parler de celles qui lui ont été attribuées jusqu’ici), ce qui fait que Riolan, page 176, a tort de le déplorer.

  7. Puisque la rate purge l’excrément mélancolique, le foie ne le reçoit pas par la veine splénique ; [56] il est donc, tout comme la bile, entièrement éliminé du sang, étant donné qu’indiscutablement aucun chyle ne pénètre dans le foie et n’est donc capable d’en sortir pour passer dans le sang.

    Tu iras contre le bon sens si tu dis que le chyle parvient dans le parenchyme splénique en passant par le canal de Wirsung [57] puisqu’ils ne communiquent pas l’un avec l’autre. Le témoignage exact de l’expérience s’y oppose : en ouvrant l’abdomen de chiens, j’ai très souvent pratiqué une longue incision du duodénum, [58] d’un prompt coup de lame, et j’ai toujours trouvé que sortait indiscutablement de ce canal, bien qu’en fort petite quantité, un liquide limpide comme de l’eau et de saveur acidulée. [59] Je me suis aisément persuadé que la providence de la nature a établi ce conduit pour purger la lymphe du sang, et qu’ensuite [Page 115 | LAT | IMG] il s’écoule dans les intestins, comme fait la bile par les canaux cholédoques.

    J’aurais pensé que ce suc était celui dont l’ancienne médecine a cru qu’il se séparait du sang, mais j’ai observé qu’une telle extension du pancréas jusqu’à la rate n’existe presque que chez les hommes ; chez le chien, le chat et les autres animaux, leurs limites sont séparées par un tout petit espace, et ledit canal de Wirsung est maigre, mais émet une branche de capacité conséquente qui semble se diriger vers la rate. J’ai donc pensé que le pancréas était un tamis, tout comme sont la rate et le foie, et que le sang qu’il reçoit de l’artère pancréatique (qui est assurément une branche du tronc cœliaque) s’y délivre de cette humeur limpide, laquelle se déverse par le canal de Wirsung dans le duodénum ; [60] et qu’ensuite le sang filtré s’en va dans la porte par divers rameaux venus de la veine splénique, que le pancréas reçoit en son sein ; et je crois que la raison pour laquelle le pancréas possède un parenchyme moins dense que le foie ou la rate tient au fait qu’une humeur subtile et limpide le lave entièrement. [24]

    Je conjecturais ainsi sur l’utilité du canal de Wirsung quand le curieux livre du très brillant M. Thomas Bartholin, l’un des plus clairvoyants anatomistes de ce temps, au sujet des vaisseaux lymphatiques [25][61] m’a donné le courage de m’astreindre à de nouveaux travaux. Je recherchai donc les conduits lymphatiques en disséquant l’abdomen d’un chien vivant : embrassant le tronc de la veine porte comme du lierre, ils sautèrent immédiatement aux yeux très attentifs des amis qui assistaient à ma démonstration ; et après avoir chanté les louanges de leur immortelle description par Bartholin, leur inventeur, je ligaturai les uns après les autres ceux qui se détachent en grand nombre de la porte, comme autant de rigoles, en direction du duodénum ou du centre du mésentère. [Page 116 | LAT | IMG] Tous étaient gonflés depuis le foie jusqu’aux lacs, mais ils étaient affaissés en aval, échappant au regard le plus acéré ; puis ayant desserré les ligatures, nous vîmes réapparaître la lymphe, qui sortait du foie par divers détours, sous forme de très visibles méandres aqueux, pour se ruer dans le pancréas ; il y avait aussi comme un petit rameau qui descendait dans notre réservoir du chyle. [62] Avec tout le soin dont je fus capable, je m’efforçai pendant un long moment de suivre la lymphe dans les canaux venus d’ailleurs que du pancréas ; ils restèrent constamment bien visibles, mais la lassitude vint à bout de ce travail infructueux.

    L’énigme n’a pas résisté longtemps à la plus attentive diligence que j’ai mise à la résoudre entièrement : l’amoureux de la vérité ne craint pas la sueur, et il ne doit pas épargner sa peine s’il veut couronner son effort de succès.

    J’ai donc eu à cœur, non sans y perdre bien des chiens, de répéter cette dissection pour rechercher les vaisseaux lymphatiques (dès l’ouverture de l’abdomen). Tous réunis au niveau du tronc de la veine porte, ils s’éparpillaient en divers chenaux : tournés vers le duodénum, les uns atteignaient le pancréas, en suivant un trajet presque identique à celui de la veine splénique ; tu aurais dit que les autres suivaient la branche mésaraïque, mais ayant parcouru une distance d’environ deux pouces depuis le foie, ils se glissaient clairement vers diverses parties du réservoir chyleux, comme font les lactifères d’Aselli, pour l’enfler très évidemment (car après qu’une pression du doigt en a évacué le chyle, de la lymphe y pénètre, issue de vaisseaux plus translucides que les lactifères). Je dirais être parvenu à lever mes doutes réitérés sur l’utilité que peuvent avoir les veines lactées et mon réservoir chez les animaux à jeun et chez le fœtus, [63] où tu ne peux voir la moindre trace de chyle : tu les aurais crus sans fonction, mais tu les découvres désormais très occupés à charrier les flots de lymphe qui y confluent.

    [Page 117 | LAT | IMG] L’utilité du canal de Wirsung n’est pas moins évidente : elle consiste à éliminer les eaux qui ont été filtrées dans le foie ou dans le pancréas lui-même. Une plaie des canaux scintillants qui sortent du foie au-dessus du tronc de la veine porte fait couler une lymphe dont la saveur, la fluidité et la clarté sont identiques à celle qui sort dans le duodénum par le canal de Wirsung[26]

    J’estimerais que la lymphe est l’excrément aqueux du sang, [64] sans suspecter qu’elle soit en aucune façon inutile. Elle s’écoule dans le réceptacle du chyle, afin que ce qu’il en reste de fort épais et visqueux ne stagne trop longuement dans son fond, jusqu’à s’y putréfier ou solidifier en une matière propice aux obstructions. Ainsi le chyle a-t-il besoin de ce lavage pour être transporté en même temps qu’un autre liquide plus fluide que lui jusqu’aux veines subclavières. À ce pouvoir nettoyant de la lymphe s’ajoute celui, lié à sa faible acidité, de favoriser la fermentation du sang, comme aussi du chyle. [27] Elle s’écoule dans les intestins pour modérer l’impétuosité corrosive de la bile, et c’est pourquoi la nature a très souvent pourvu l’homme d’un abouchement commun des voies cholédoques et du canal de Wirsung dans le duodénum ; et la plupart du temps elle a assujetti les unes et l’autre à la caroncule pancréatique. [28][65] Pourquoi cette lymphe qui s’écoule dans les intestins ne se mélangerait-elle pas aussi aux aliments pour les dissoudre et, peut-être en association avec la bile, extraire le chyle de leurs composants les plus épais et terrestres, et lui conférer la subtilité qui lui permet de pénétrer dans les veines lactées ? [29]

  8. Je tire encore d’une autre expérience la conclusion qu’aucun chyle ne s’écoule dans la rate humaine [66] en passant par le canal de Wirsung : il partage son orifice avec celui des écoulements cholédoques, lequel, comme j’ai dit, existe chez la plupart des hommes, et j’en déduis que le chyle ne passe en aucun cas par là, [Page 118 | LAT | IMG] puisqu’on ne nous forcera pas à admettre que les mouvements contraires de deux liquides puissent se faire à l’intérieur d’une même cavité, à savoir la bile qui descend à grands flots du foie, et le chyle qui monterait en abondance vers la rate.

    Je ne puis non plus être aisément poussé à croire que la rate puise le chyle dans le fond de l’estomac, de la même manière qu’aucune voie ne permet d’en faire sortir les eaux superflues pour les envoyer aux reins. Il n’y a aucune communication entre l’estomac et la rate, à l’exception des branches de la veine splénique, car de très courts vaisseaux, uniquement éparpillés le long de la courbure gastrique gauche, [67] l’attachent au corps de la rate ; or ceux-ci ne charrient ni le chyle ni le sérum de l’estomac dans le parenchyme splénique (car les lois de la circulation l’interdiraient) ni dans les reins voisins (puisque la veine splénique ne s’y rend pas), mais dans le foie, par le canal continu qui traverse la rate, où le contenu de ces vaisseaux s’écoule et se mélange au sang de la veine splénique. [30][68]

    Le chemin que Riolan prête à ces liquides n’est pas non plus vraisemblable, quand il dit, page 168, que « c’est ainsi que la rate suce les eaux minérales et le vin à l’aide des veines qui sont éparpillées sur le bord gauche de l’estomac, puis qu’ils sont rapidement emportés dans les artères émulgentes. » [31][69] Puisque le sang est poussé dans la rate par le torrent permanent de l’artère splénique, pour s’y décharger de ses détritus terreux (à moins que je ne m’en fasse une opinion erronée), il est impossible que lesdites boissons refluent dans le même vaisseau, à moins de préférer admettre, comme j’ai dit plus haut, les mouvements en sens inverses de deux liquides coulant dans le même conduit.

    J’estime donc, quant à moi, que la rate se nourrit de la substance fort épaisse et noire que véhicule le sang ; une fois qu’elle s’y est déposée, le sang s’en trouve filtré et débarrassé, et se retire dans le foie par la veine splénique ; son transfert par les branches de la porte est facilité par la fluidité qu’il a ainsi acquise, [Page 119 | LAT | IMG] et mêlé au reste du sang, il pourra ensuite se décharger de l’excrément bilieux dans le foie. Il s’agit en effet d’une humeur importune, qui serait manifestement rendue plus amère par les effervescences continuelles de la nouvelle digestion, peut-être plus poussée, qu’elle aurait à subir dans le cœur.

    Pour l’abondance de sang qui la traverse et le très grand nombre d’artères qu’elle possède, je considère la rate comme un second foie, [70] c’est-à-dire comme une émule de l’étuve hépatique, et aussi du combustible gastrique, parce qu’elle fournit de la chaleur à la cuisine ; et je pense que c’est pourquoi la providence de la nature a pourvu d’une plus grande rate les animaux qui boivent beaucoup car, en vue d’assurer une digestion de bonne qualité, il faut à leur estomac un complément de chaleur pour contrer la fraîcheur de l’eau. Inversement, les animaux qui boivent peu ont une petite rate, et ceux qui ne boivent jamais n’ont pas de reins, ni même de vessie urinaire : la chaleur hépatique leur suffit comme Aristote [71] l’a noté avec sagacité. Riolan, page 168, a donc tort de croire que « la rate est placée à côté de l’estomac pour en puiser les humidités superflues ». [32]


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