L. 855.  >
À André Falconet,
le 21 janvier 1666

Monsieur, [a][1]

Ce 20e de janvier. Je vous écrivis hier la mort et l’enterrement du pauvre M. Piètre. [2] Aujourd’hui, je vous écris la mort de la reine mère [3] qui est arrivée cette nuit, mais je ne sais quel chemin elle peut avoir pris. Trouvera-t-elle en l’autre monde le cardinal Mazarin ? [4] C’était un méchant homme, j’aimerais mieux qu’elle rencontrât M. Piètre car il est mort en grande dévotion. Il pourrait lui dire, en chemin faisant, de bonnes choses pour mieux gouverner son État en l’autre monde si elle y devient reine comme en celui-ci. Elle est morte aujourd’hui à six heures et demie du matin. [1] On travaille à l’embaumement de son corps. On voit déjà sa représentation dans le Louvre pour tous ceux qui sont poussés de curiosité de la voir ; [2] le peuple est friand de telles cérémonies. Dès qu’elle a été morte, le roi [5] est allé à Versailles : [6] c’est pratiquer le précepte du Seigneur, Sinite mortuos sepelire mortuos[3][7] Il a emmené quant et soi la jeune reine [8] sa femme, et M. le duc d’Orléans [9] et sa femme [10] s’en sont allés à Saint-Cloud. [4][11] M. Blondel [12] m’a envoyé sa réponse contre M. Alliot [13] et j’en ai céans aussi deux exemplaires pour envoyer à Lyon, pour vous et pour M. Spon ; de quoi je m’acquitterai à la première commodité. [5] On parle toujours de la guerre des Anglais, ce qui fait peur à nos marchands, mais elle est encore fort incertaine. [6]

Aujourd’hui est mort à Paris un des plus savants hommes qui fût au monde, c’est M. Jean Tarin, [14] jadis professeur de rhétorique et recteur de l’Université, [15] puis professeur du roi en éloquence grecque et latine. Il était devenu fâcheux et bourru, peut-être à cause de son grand âge car il avait 80 ans. Plût à Dieu que je susse autant de grec et de latin qu’il a su : il savait tout, il était vraiment Panepistemon, aussi bien qu’Angelus Politianus. [7][16] Le roi et la reine seront demain à Saint-Germain-en-Laye, [17] et le corps de la reine mère sera porté sans cérémonie à Saint-Denis. [18] Le roi a remandé M. le marquis de Vardes, [19] mais la comtesse de Soissons [20] n’est point remandée. [8] Il n’y aura cette année ni foire de Saint-Germain, [21] ni bal, ni comédie, tout cela est défendu à cause de la mort de la reine mère. On dit que M. Seguin, [22] son médecin, s’en va tout quitter, qu’il va se retirer en son abbaye, qu’il ne veut plus voir de malades, pour prier Dieu, etc. Je fais réponse à M. Meyssonnier [23] en peu de mots pour celle qu’il m’a écrite, je vous supplie de la lui envoyer. Je voudrais bien qu’il gardât ses paperasses et qu’il ne m’envoyât rien du tout, il est plus fou qu’il ne pense. On porte aujourd’hui en cérémonie le cœur de la reine mère au Val-de-Grâce [24] et demain son corps à Saint-Denis, sans cœur. [9] On dit que le prince de Mecklembourg, [25] qui avait ici épousé Mme de Châtillon, [10][26][27] a renvoyé trois choses au roi, savoir sa femme, son collier de l’Ordre [28] et sa religion papistique, et s’est refait luthérien ; [29] je le tiens un conte pour rire. Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 21e de janvier 1666.


a.

Bulderen, no cccxciii (tome iii, pages 136‑138) ; Reveillé-Parise, no dcc (tome iii, pages 579‑581).

1.

Mme de Motteville (Mémoires, page 569) :

« Pendant que, par un si grand objet, nous méditions sur notre misère commune, et que nous pleurions notre chère et admirable princesse, nous vîmes que, quittant doucement la terre où elle avait régné si glorieusement, elle passa de cette vie à l’immortalité et fut paraître devant son juste juge où sans doute, elle a trouvé dans sa miséricorde le pardon de ses péchés, la récompense de ses vertus et la fin de ses souffrances. Ce fut le mercredi vingtième jour de janvier 1666 entre quatre et cinq heures du matin. »

2.

Représentation : « image qui nous remet en idée et en la mémoire les objets absents, et qui nous les peint tels qu’ils sont. […] Quand on va voir les princes morts dans leur lit de parade, on n’en voit que la représentation, l’effigie » (Furetière).

3.

« Laissez les morts enterrer les morts », Matthieu (8:22), réplique de Jésus à un de ses disciples qui lui disait « Seigneur, permets-moi de m’en aller d’abord enterrer mon père » :

Iesus autem ait illi sequere me et dimitte mortuos sepelire mortuos suos.

[Jésus lui répliqua : « Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts. »]

Mémoires de Louis xiv (tome 1, pages 119‑123, année 1666) :

« Et pour faire que généralement tous ceux qui faisaient pour moi des levées {a} s’en acquittassent comme ils devaient, je leur fis entendre de bonne heure que je verrais de quelle manière ils m’auraient servi, et publiai que de mois en mois je ferais moi-même des revues. La première < revue des troupes > était assignée au 19 janvier à Breteuil, {b} mais je fus empêché de m’y trouver par le pressentiment que l’amour me donna du danger de la reine ma mère, contre l’opinion des médecins.

Cet accident, quoique préparé par un mal de longue durée, ne laissa pas de me toucher si sensiblement qu’il me rendit plusieurs jours incapable de m’entretenir d’aucune autre considération que de la perte que je faisais. […]

La vigueur avec laquelle cette princesse avait soutenu ma couronne dans les temps où je ne pouvais encore agir, m’était une marque de son affection et de sa vertu. Et les respects que je lui rendais de ma part n’étaient point de simples devoirs de bienséance. Cette habitude que j’avais formée à ne faire qu’un même logis et qu’une même table avec elle, cette assiduité avec laquelle je la voyais plusieurs fois chaque jour n’était point une loi que je me fusse imposée par raison d’État, mais une marque du plaisir que je prenais en sa compagnie. Car enfin, l’abandonnement qu’elle avait si pleinement fait de l’autorité souveraine m’avait assez fait connaître que je n’avais rien à craindre de son ambition pour ne me pas obliger à la retenir par des tendresses affectées.

Ne pouvant après ce malheur souffrir la vue du lieu où il m’était arrivé, je quittai Paris à l’heure même, et je me retirai premièrement à Versailles (comme l’endroit où je pourrais être plus en particulier) et quelques jours après, {c} à Saint-Germain.

Les lettres qu’il fallut écrire sur cet accident à tous les princes de l’Europe me coûtèrent plus qu’on ne saurait penser, et particulièrement celles à l’empereur, aux rois d’Espagne et d’Angleterre, que la bienséance et la parenté m’obligeaient de faire de ma main. »


  1. Enrôlement de troupes.

  2. À mi-chemin entre Beauvais et Amiens.

  3. Le 22 janvier.

4.

Mme de Motteville (Mémoires, page 569) :

« Aussitôt après ce funeste et terrible moment, Monsieur l’embrassa tendrement. Les larmes qu’il répandit firent voir sa douleur et combien il était sensiblement affligé. Il avait raison : il perdait en celle qu’il regrettait, son amie, sa mère, sa confidente et celle enfin qui pouvait toujours adoucir toutes ses peines. Il partit aussitôt après pour aller chez lui, à Saint-Cloud, passer les premiers jours de sa douleur. Le roi envoya après lui pour lui dire de venir entendre lire le testament de la reine, leur mère, et prendre une clef de ses pierreries. Monsieur lui manda qu’il le suppliait de l’excuser, qu’il fît tout ce qu’il lui plairait, que ce qu’il ordonnerait serait toujours bien fait et lui serait agréable, et s’en alla entièrement occupé de sa douleur. »

5.

Francisci Blondeli, Doctoris Medici Parisiensis ad clarissimum virum Petrum Alliot Barroducæum, ducis a Lotharingia Consiliarium et Medicum ordinarium, Epistola de nuntio profligati sine ferro et igne carcinomatis, ducibus itineris Hippocrate et Galeno, nunc nuper ab eodem misso ad chirurgiæ studiosos.

[Lettre de François Blondel, {a} docteur en médecine de Paris, au très illustre Pierre Alliot, de Bar-le-Duc, conseiller et médecin ordinaire du duc de Lorraine, {b} sur le traitement du cancer sans le fer ni le feu, avec Hippocrate et Galien pour guides du chemin à suivre, envoyée maintenant et tout récemment par le même à ceux qui étudient la chirurgie]. {c}


  1. V. note [11], lettre 342.

  2. V. note [8], lettre 811, pour Pierre Alliot, médecin lorrain appelé au chevet d’Anne d’Autriche, qui prétendait soigner le cancer sans le fer ni le feu (sans incision ni cautère).

  3. Paris, F. Muguet, 1666, in‑4o de 38 pages.

    La lettre qui compose cet opuscule est datée, à la fin, de Paris, le 1er janvier 1666 ; parmi les huit médecins signataires de l’Approbatio Doctorum, on trouve les trois Patin : Guy (Professor Regius), Robert (Medicus Xenodochii generalis [médecin de l’Hôpital général]) et Charles.


6.

La guerre entre la France et l’Angleterre fut déclarée le mercredi 27 janvier (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, tome ii, page 443) :

« Ce jour, fut publiée la déclaration de la guerre avec l’Angleterre par le lieutenant civil dans les places, à son de trompe »

7.

Ange Politien (Angelo ou Agnolo Poliziano, Montepulciano, Toscane 1454-Florence 1494), éminent érudit italien, fut précepteur des fils de Laurent de Médicis, puis reçut les ordres pour devenir chanoine de la cathédrale de Florence. V. notule {a}, note [21], lettre 527, pour son Panépistémon [Omniscient].

8.

Remander : « mander de nouveau. Je vais remander mes gens que j’avais renvoyés » (Furetière).

V. note [4], lettre 803, pour l’emprisonnement du marquis de Vardes à Montpellier et l’exil de la comtesse de Soissons (Olympe Mancini). Le rappel de Vardes à Paris par le roi était un faux bruit car il ne fut libéré qu’en mars 1667 (v. note [4], lettre 904).

9.

Les princesses du sang menèrent ces cérémonies. La Grande Mademoiselle en a laissé le récit (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre vii, pages 28‑30) :

« Le lendemain {a} et les deux jours suivants, je fus fort visitée. Toutes les dames qui allaient à Saint-Germain voir Leurs Majestés avec leurs mantes, vinrent voir avec cet habit de cérémonie funèbre ma belle-mère {b} et moi. Puis il fallut porter le cœur au Val-de-Grâce. Je l’allai quérir au Louvre. Mesdames les princesses du sang étaient avec moi, savoir Mme la Princesse, {c} Mme de Longueville, la princesse de Carignan ; Mme la Duchesse {d} était grosse. M. d’Auch, {e} qui portait le cœur, se mit avec nous dans le carrosse du corps de la reine. Comme il était à la bonne place, on me voulut faire mettre auprès de lui, mais je ne voulus pas. J’y fis mettre Mme de Longueville, comme la plus dévote. Il fallut passer par la chambre où était le corps. J’avoue que de voir le Louvre en deuil, le corps de cette pauvre reine, et tous ces prêtres et ces officiers (car ils ont ce droit-là de demeurer auprès des corps de la Maison royale), cela m’affligea fort.

Le lendemain je fus dîner à Saint-Germain et recevoir les ordres du roi pour la conduite du corps. Comme il fut au Conseil, l’on me vint quérir pour aller savoir ce que j’avais à faire ; il n’y avait que les ministres avec le roi […].

On partit {f} à sept heures du Louvre ; on chanta un Libera {g} devant que de partir et comme il y a un passage un peu étroit en sortant de la chambre, il fallut traîner la bière avec des cordes ; après, l’on la porta dans le chariot. Pour la marche, cela est en mille endroits. Il faisait un froid horrible. On n’arriva {h} qu’à onze heures. On fut une heure dans l’église avant que le corps y arrivât parce que les religieux de l’abbaye étaient allés en procession hors la ville. Jamais je n’ai eu un tel froid. Je crus avoir la fièvre car, sans me chauffer, de l’excès du froid j’eus une grande chaleur à la porte ; on y fut encore longtemps parce que M. d’Auch fit une harangue et le prieur lui répondit. J’étais si lasse et si accablée que j’appuyai ma tête contre la bière et que je l’y eus longtemps, sans m’en apercevoir. On ne sortit de Saint-Denis qu’à deux heures. »


  1. Le 21 janvier 1666.

  2. La duchesse douairière d’Orléans.

  3. De Condé.

  4. D’Enghien.

  5. Henri de La Mothe-Houdancourt, abbé de Souillac, archevêque d’Auch.

  6. Le 23 janvier.

  7. Prière catholique que l’Église fait pour les morts, et qui commence par le mot Libera : Libera me, Domine, de morte æterna… [Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle…].

  8. À Saint-Denis (v. note [27], lettre 166).

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (comme peut-être Guy Patin) a regardé passer le cortège (Journal, tome ii, page 443‑444) :

« L’ordre de cette cérémonie était que les compagnies des gardes suisses et françaises étaient en haie depuis le Louvre jusqu’à la porte Saint-Denis. La marche était de sept ou huit carrosses de deuil à six chevaux blancs, pleins de dames ; après, les deux compagnies de mousquetaires, chacun un flambeau de cire blanche à la main, et un crêpe sur le chapeau et sur les tambours et timbales, avec leurs casaques ordinaires ; les chevau-légers, de même ; les petits officiers de la Maison, vêtus de deuil, à pied ; les autres officiers à cheval, vêtus aussi de deuil, leurs chevaux houssés et caparaçonnés de deuil. Après marchaient deux carrosses de deuil, dont les chevaux étaient couverts de drap noir avec une croix de tabis {a} blanc ; puis le carrosse de M. l’archevêque d’Auch, son grand aumônier ; après, cinq carrosses, dans chacun desquels était une princesse du sang, remplis de duchesses et princesses étrangères, sans ordre ni préséance entre elles. […] Puis venaient les pages à cheval, aussi vêtus de deuil, et tous les valets de pied autour du chariot où était le corps, attelé de six chevaux caparaçonnés de velours noir avec des croix de toile d’argent ; sur le chariot, une représentation fort large et fort haute. Le chariot était couvert d’un grand drap de velours, avec la croix de toile d’argent aux quatre coins avec les armes, bordé d’un demi-pied d’hermine. Les quatre coins de ce poële étaient portés par quatre aumôniers en surplis et manteau noir à cheval. Après suivaient les gardes de la reine vêtus de deuil, leurs chevaux caparaçonnés, leurs carabines renversées et la crosse en haut. Puis venait la compagnie des gendarmes du roi, et elle fermait le convoi. Tous ceux qui étaient du convoi portaient un flambeau blanc à la main. »


  1. Soie unie et ondée.

10.

Christian Ludwig, grand-duc de Mecklenburg-Schwerin (1623-1692), avait succédé à son père, Adolf Friedrich, mort en 1658. Divorcé de sa première épouse, Christine de Mecklenburg-Güstrow, en 1663 (avec autorisation de la Sorbonne et du pape), il s’était remarié le 3 mars 1664 avec Élisabeth-Angélique de Montmorency, duchesse de Châtillon (v. note [74], lettre 166) ; il passa presque tout le temps de son règne à Paris. Tiraillé par les vives querelles diplomatiques entre la Couronne de France et le duché de Mecklenburg, dont il était la cause, le couple menait alors une vie pleine d’intrigues et de brouilles à rebondissements.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 21 janvier 1666

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(Consulté le 01/12/2024)

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