L. 857.  >
À André Falconet,
le 16 février 1666

Monsieur, [a][1]

Le service de la reine mère [2] fut hier à Saint-Denis. [1][3] Le sermon y fut fait par le R.P. Faure, [4] jadis cordelier limousin ; [5] je me trompe, je devais dire plus vraiment angoumoisin, du pays de Ravaillac. [6] Ce moine a gagné cet évêché par des sermons comiques et baladins, [2] ou au moins, l’a attrapé par les bonnes grâces de la feu reine mère, aux louanges de laquelle il employa hier fort mal deux grandes heures de bon temps dans un lieu sacré et en belle compagnie, à telles enseignes qu’il y fit fort mal et qu’il n’y a plu à personne. [3] On dit que toute la cérémonie de l’église ne fut achevée qu’à six heures du soir, d’où tous n’étaient point encore revenus à minuit. Messieurs des grands jours d’Auvergne [7] sont ici de retour ; M. Talon [8] arriva hier, M. le président de Novion [9] était arrivé devant. Beaucoup de gens parlent ici comme s’ils étaient fâchés de la paix avec les Anglais et moi je voudrais qu’elle fût par tout le monde, [4] mais c’est qu’il y a des gens qui n’aiment que le trouble et le désordre. Je suis en peine de la santé du grand M. Delorme, [10] je vous prie de lui écrire que je suis son très humble serviteur. Plût à Dieu que l’hiver fût déjà passé, tant pour lui que pour moi, et que nous puissions dire avec Horace, [11]

Diffugere nives, redeunt iam gramina campis
arboribusque comæ
[5]

Feu M. Piètre [12] n’a laissé qu’une fille. La veuve désire vendre ses livres [13] et me les fit voir hier pour en avoir mon avis, il y en a de fort bons et environ pour mille écus. J’aimerais bien mieux avoir sa science que ses livres, et son bon esprit que tout son bien. Il était fils d’un des plus habiles hommes de son siècle en son métier, [14] mais ce dernier avait quelque chose dans sa tête qui était trop violent et qui lui a enfin produit morbum Herculeum[6][15] dont enfin il est mort. C’est un malheur à un homme d’avoir tant d’esprit. Est heroicum παθος : [7][16] Jules César [17] et Charles Quint [18] en ont eu leur bonne part, et plusieurs autres illustres tyrans, comme aussi Armand Jean, cardinal de Richelieu. [19]

Il y a ici du bruit contre la Cour des monnaies, [20] on a menacé de les interdire. On dit qu’on veut mettre tous les quarts d’écu au billon et que l’on s’en va faire une nouvelle monnaie. [8] Tout cela fera bien crier du monde, qui est déjà assez affligé. Il y a dans les Adages d’Érasme un beau proverbe : Aut fatuum, aut regem nasci oportet ; [9] ô que le bonhomme Érasme était un excellent personnage ! On dit que le comte de Saint-Pol [21] est à Rome et que M. de Longueville, [22] son frère aîné, se meurt en Languedoc où il est auprès de M. le prince de Conti, [23] son oncle. [10] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 16e de février 1666.


a.

Bulderen, no cccxcv (tome iii, pages 141‑143) ; Reveillé-Parise, no dccii (tome iii, pages 582‑584).

1.

Plusieurs services funèbres en l’honneur d’Anne d’Autriche, à Saint-Denis et à Notre-Dame de Paris, suivirent ses funérailles, le 23 janvier (v. note [9], lettre 855).

2.

Baladin, dénomination méprisante des danseurs de ballet, voulait surtout dire « ridicule ».

3.

Mme de Motteville (Mémoires, page 570) :

« L’évêque de Comminges, {a} de la Maison de Choiseul, l’un des plus célèbres évêques de notre temps, et des plus estimés, fit ce sonnet à Saint-Denis sur la pompe funèbre de la reine mère, mère du roi, Anne d’Autriche, quand on jeta avec elle dans le tombeau les marques de sa royauté.

Sonnet.

“ Superbes ornements d’une grandeur passée,
Vous voilà descendus du trône au monument :
Que reste-t-il de vous, dans ce grand changement,
Qu’un triste souvenir d’une gloire effacée ?

Mortels, dont la fortune est toujours balancée,
Et qui des ris aux pleurs passez en un moment,
Si vous voulez sortir de votre égarement,
Que ce terrible objet frappe votre pensée.

Anne vivait hier, et cette Majesté,
Qui régnait sur les cœurs par sa rare bonté,
Dans ces antres sacrés n’est plus qu’un peu de cendre.

Orateurs, taisez-vous : cette foule de rois
Qui sont ici comme elle, et sans force et sans voix,
Font moins de bruit que vous, mais se font mieux entendre. ” »


  1. Gilbert de Choiseul, v. note [20], lettre 334.

4.

Erreur de transcription ou commentaire incompréhensible de Guy Patin : la France était en guerre contre l’Angleterre depuis le 26 janvier 1666 et la paix de Breda ne mit fin aux hostilités que le 31 juillet 1667.

5.

« Les neiges ont disparu, les herbes reparaissent dans les plaines et les feuillages sur les arbres » (Horace, Odes, livre iv, vii, vers 1‑2).

6.

« La maladie herculéenne ». Herculanus morbus est un adage qu’Érasme a commenté (no 1327). Sans employer le mot épilepsie, il s’interroge sur les raisons qui l’ont fait appeler maladie herculéenne, aussi bien que sacrée. Aucune explication ne le satisfaisant, Érasme conclut ironiquement par ces mots :

Equidem non video, quamobrem hoc debeat inter adagia referri, nisi sacrum aut Herculanum morbum appellemus tumorem animi aut aliud aliquod vitium insanabile, quod genus est in senibus avaritia, in mulieribus loquacitas.

[Bien qu’il s’agisse d’un adage, nous ne voyons vraiment pas pourquoi nous appelons maladie sacrée, ou herculéenne, une agitation de l’âme, ou quelque autre défaut irrémédiable, qui est du genre de l’avarice chez les vieillards ou du caquetage chez les femmes].

7.

« C’est la maladie des héros »  : v. note [7], lettre 809.

8.

Billon : « toute sorte de monnaie qui est décriée, à quelque titre et de quelque aloi qu’elle puisse être ; et en ce sens, on dit qu’il faut envoyer la monnaie au billon, c’est-à-dire qu’elle sera fondue et remise sous les coins [morceau de fer trempé et gravé qui sert à marquer, à frapper les monnaies] » (Furetière).

9.

« Il convient de naître soit roi, soit fou » ; Sénèque le Jeune et Érasme (v. note [20], lettre 179).

10.

Selon Saint-Simon (Mémoires, tome ii, page 984), Jean-Louis-Charles de Longueville (v. note [16], lettre 750), fils aîné du duc de Longueville, était alors à Rome, où il prenait le petit collet chez les jésuites, « ayant renoncé à tout en faveur de son frère » cadet, Charles Paris d’Orléans, comte de Saint-Pol (v. note [68], lettre 166).

Je peine à croire que Jean-Louis-Charles (décédé en 1694) se mourait alors en Languedoc, comme écrivait ici Guy Patin. Fils de Mme de Longueville, Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, Jean-Louis-Charles et Charles Paris étaient les neveux de son frère, le prince de Conti qui, lui, agonisait bel et bien à la Grange-aux-Près, près de Pézenas, pour y mourir le 21 février 1666. La transcription a donc dû être fautive en cet endroit, et sans doute faut-il lire :

« On dit que M. de Longueville est à Rome, et que le comte de Saint-Pol, son frère cadet, est auprès de son oncle, M. le prince de Conti, qui se meurt en Languedoc. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 16 février 1666

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0857

(Consulté le 26/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.