Cet article est de deuxième du manuscrit de Vienne (v. note [12] de l’Introduction aux anas) ; le premier fournit cette précieuse indication :
« Monsieur Naudé, ayant été douze ans en Italie, est enfin revenu à Paris l’an 1642, le 12 mars, et le 19, m’étant venu voir, il m’a appris ce qui s’ensuit. »
En mer Égée, proche de la côte turque, l’île de Chio (Chios en grec) est réputée (entre autres contrées) avoir vu naître Homère. Elle était turque depuis 1566.
Leonis Allatii de Patria Homeri [La Patrie d’Homère, de Leo Allatius] (Lyon, Laurent Durand, 1640, in‑8o) contient une longue et virulente attaque contre Jules-César Scaliger (v. note [5], lettre 9). Gabriel Naudé en extrayait le mot decoctor, qui s’insère dans ce passage (pages 71‑72) :
Ipse enim lib. 5. Poët. cap. 2. ut argumenta Homericorum poëmatum non esse ab ipso Homero excogitata probaret, ad famam vulgi, qua circumferebantur, refert. Ideoque tantum Homero tribui, ait, quod antiquorum monumenta non extant, quæ si extarent, non primum sibi locum in omnibus vindicasset. Ferenda hæc licet pro libidine furentis, insanientisque hominis dicta : qui non quod est probat, sed aliud sibi fingit, quod ita vellet esse, ut sibi probata, aliis comprobaret. Quæ sequuntur bruto potius, quam homine digna, qui in hac rerum luce vel senserit, et in rationis ductu omnino ratione non fuerit destitutus. Audi decoctoris argumenta ; […].
[Au livre v, chapitre 2, de ses Poetices, {a} pour prouver qu’Homère n’a pas lui-même conçu la matière des hymnes homériques, il la rapporte aux récits qui circulaient dans le peuple. « J’ai donc seulement concédé à Homère, dit-il, que les Anciens n’ont pas laissé de mémoires écrits, et que s’ils existaient, il n’aurait pas à les revendiquer pour siens devant tous les autres. » Qu’un homme se permette de tenir de tels propos ressortit à la fantaisie d’un fou furieux : il approuve ce qui n’est pas, mais s’imagine autre chose, en voulant cela tel que tout le monde y agrée puisque lui-même l’a reconnu pour vrai. Ce qui suit est plutôt digne d’une bête sans esprit que d’un être humain, capable de voir ici la lumineuse clarté des faits et dont la manière de réfléchir ne serait pas entièrement dépourvue d’intelligence. Écoutez donc les arguments de ce dissipateur ; {b} (…)].
- V. note [5], lettre 407, pour les sept Poetices libri [Livres de Poétiques] de Jules-César Scaliger (Genève, 1561), dont le ve est intutlé Criticus [Critique].
- Decoctor, en latin, désigne à la fois le banqueroutier et le prévaricateur, selon qu’il a dilapidé son bien ou celui d’autrui.
Leo Allatius (Chio 1586-Rome 1669), Leon Allatios ou Allatzis en grec, Leone Allacci en italien, est un théologien, médecin et érudit grec. Né dans la religion orthodoxe, il s’était converti tôt au catholicisme. Entré au service de la papauté et de la curie romaine (v. note [8] du Borboniana 1 manuscrit), il obtint une charge de conservateur à la bibliothèque du Vatican en 1661. Il a laissé de nombreux ouvrages d’érudition et de critique littéraire, historique et religieuse.
V. note [7], lettre 112, pour le cardinal Barberin, Francesco Barberini.
Additions et remarques du P. de Vitry
(1702-1703, v. note [12] des Préfaces), pages 133‑135 :
« Leo Allatius. Leone Allazzi ou Allacci est si connu parmi les savants que nous nous dispenserons volontiers de nous étendre sur son éloge. Deux ou trois remarques suffiront pour redresser l’auteur du Naudæana.
I. Il dit qu’Allatius a fait un livre de patria Homeri : ajoutez que ce livre fut imprimé à Lyon en 1640, et que M. Gronovius vient de l’insérer dans le xe tome des ses Antiq. grecques, page 1553. {a} C’est la moindre injure qu’il y dise à Scaliger que de l’appeler decoctor : voyez les pages 71, 72, 73, 74, 75, 76, etc. où il est traité de furibundus, fatuus, furens, insaniens, delirans. {b} Ailleurs, on lit ces paroles : quæ sequuntur bruto potius quam homine digna, qui in hac rerum luce ven senserit aliquid, vel viderit, vel in rationis ductu omnino ratione non fuerit destitutus. {c} Voyez encore les pages 273 et 274, où l’on tâche fort de tourner ce critique en ridicule. {d} Remarquez aussi qu’Allatius cite à la page 279 de ce traité un passage tiré ex lib. 2 cap. 8 Analectorum tum antiquorum tum recentiorum de Naudé. Je ne sache point que ces Analectes aient été imprimés jusqu’à présent. » {e}
- Jakob Gronovius (1645-1716, fils et émule de Johann Friedrich, v. note [5], lettre 97) : Thesaurus Græcarum antiquitatum… [Trésor des antiquités grecques…] (Leyde, Petrus vander Aa, 1701, in‑4o, volume x, colonnes 1719‑ 1852, la pagination fournie par Vitry, fondée sur l’index du livre, est inexacte).
- Qualificatifs employés par Allatius aux pages 71‑76 (Lyon, 1640) : « furibond », « supide », « égaré », « insensé », « délirant ».
- Passage de la page 72 cité et traduit plus haut dans ma note.
- Pages 273‑274 (ibid.) :
Quando vero huiusce Ionis mentio incidit, minime prætereunda est Iulii Scaligeri immanis oscitantia, et stupor, qui Poetices lib. i. cap. 46. vult hunc esse Ionem Chium poetam. Multum opera in hoc genere poematis, Dithyrambici scilicet, posuit Ion Chius, cuius nomine scripsit Dialogum Plato. Perbellam hominis eruditionem. Ut multa novit iste vir. Ut commode, ac sincere tractat antiquitatem. En quomodo Ion ex Chio, et Poeta Tragico, Ephesius, et Rapsodus de repente, vel una Scaligeri desidia factus est. Apage ineptiarum. Ion, qui Dithyrambicum carmen excoluit, fuit patria Chius, et Tragici nomen sibi vindicavit, at cum quo in Platonis Dialogo de furore poetico disputatur, fuit arte, sive professione rapsodus. […] Argumentare mecum, Lector, vel Scaliger legit Ionem Platonis, vel non ; si legit, vel intellexit, vel non. Nefas est Scaligerum, Platonem non intellexisse ; si intellexit, vel quæ intellexit per summum nefas male aliis tradit. Si non legit, ut quid iudicium fert ? Quare etiam in eo viro ipse culpat, quæ in eo non legit, vel lecta in alium sensum distorsit ? memoriæ tantum lapsus esse non potuit, nisi etiam mitam ανιστορησιαν addas. Si alius crimen hoc commisisset, quantas ipse Scaliger turbas cieret ?
[Mais quand on en vient à mentionner Ion, il faut passer sous silence la négligence et l’engourdissement insondables de Jules Scaliger, lui qui, au livre i, chapitre 46, de ses Poetices veut que ce poète soit Ion de Chio : « Ion de Chio, sous le nom duquel Platon a écrit un dialogue, a composé beaucoup d’œuvres dans ce genre poétique » (c’est-à-dire dithyrambique). Admirez la parfaite érudition de ce Scaliger, comme il s’y connaît, comme il traite convenablement et fidèlement de l’Antiquité, et comment sa seule incurie fait tout à coup d’Ion, poète tragique natif de Chio, un rapsode natif d’Éphèse ! Foin de ces inepties ! l’Ion qui a cultivé le chant dityrambique était originaire de Chio et s’attribuait la qualité de poète tragique, tandis que celui qui débat sur le délire poétique dans le dialogue de Platon se disait rapsode de métier ou de profession. {i} (…) Prouve-moi donc, lecteur, si Scaliger a lu ou non l’Ion de Platon ; et s’il l’a lu, s’il l’a ou non compris : malheur à Scaliger s’il n’a pas compris Platon ; et sinon, pire malheur à lui s’il a transmis de travers aux autres ce qu’il en a compris ! S’il ne la pas lu, pourquoi en juge-t-il ? Pourquoi aussi blâme-t-il chez cet auteur ce qu’il n’a pas lu, ou défigure-t-il le sens de ce qu’il a lu ? Ce n’a pu être qu’un défaut de mémoire, à moins que tu n’y ajoutes comme une légère ignorance de l’histoire. S’il avait commis ailleurs ce genre de forfait, que de désordres Scaliger n’aurait-il pas créé ?]
- Ion est un dialogue de Platon sur le délire poétique, qui donne la parole à Socrate et à un certain Ion, rapsode (chanteur d’épopées qui allait de ville en ville), originaire d’Éphèse. Scaliger le confondait avec Ion de Chio, poète lyrique (dithyrambe) du ve s. av. J.‑C.
- Page 279 (ibid.), Allatius se réfère en effet au livre 2 des « Analectes [anthologie] tant des anciens que des modernes », que le Catalogue des livres de M. Naudé (publié à la suite du Naudæana de 1702-1703, page 248) range en effet parmi ses ouvrages inédits.
V. infra note [3] pour la suite des remarques de Vitry sur Allatius.
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