L. 97.  >
À Charles Spon,
le 16 novembre 1643

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 16 novembre 1643

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(Consulté le 19/03/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Je vous prie de croire que si vous êtes bien aise de recevoir mes lettres, que je suis encore tout autrement joyeux de recevoir les vôtres. Je sais bien que vous m’aimez, et tout autrement que je ne mérite : votre amitié m’est un insigne bonheur et mon peu de mérite est mon malheur ; je me tiendrais bien heureux si je le pouvais amender. Le bon M. de Saumaise [2] est parti le 4e de ce mois pour < la > Hollande, utinam felici cursu naviget ; [1] c’est le grand bien de la république littéraire qu’il soit là afin qu’il nous y fasse imprimer tant de beaux livres qu’il a tous prêts. Tandis qu’il est en chemin, je l’accompagne de mes vœux, comme fit Horace [3] le bon Virgile [4] qui s’en allait d’Italie à Athènes : Navis quæ tibi creditum Debes Salmasium, finibus Atticis, Reddas incolumem precor, Et serves animæ dimidium meæ[2] On lui a offert ici des pensions, mais je pense qu’il a fort bien fait de ne pas s’y arrêter ; si Casaubon [5] s’en est autrefois plaint, ce serait bien pis maintenant : les financiers étaient des saints en ce temps-là au prix de ceux d’aujourd’hui, quoi qu’en dise Joseph Scaliger [6] en ses Épîtres, epistola 58, que je pense vous avoir indiquée par ci-devant[3] Je pense que le zucharum Nabeth [4] des Arabes [7] est quelque espèce de sucre [8] qui ne se voit point de deçà ; nous verrons ce qu’en dira M. de Saumaise en son traité. Si vous n’avez pas à vous les Épîtres de Casaubon in‑4o, mandez-le moi, je puis aisément vous en envoyer de deçà. Pour le Gronovius, [9] je l’ai vu ici. [5] La semaine passée, j’eus le bonheur de consulter [10][11] ici pour votre ancien ministre, et presque le pape de toute la Réforme, M. Du Moulin. [12] Je fus tout réjoui de voir ce bonhomme encore gai en son âge. Ce fut M. Guénault le jeune [13] qui m’y mena. Il est fort âgé, sed cruda viro viridisque senectus[6][14] On imprime ici sa Physique, qui est toute nouvelle, sa Morale, qui est toute autre que celle qui est imprimée, et sa Logique, qui est corrigée. Quand ces trois livres seront imprimés en français, on les imprimera en latin. Je suis ravi de ce que vous me mandez de M. Petit [15] et souhaite fort qu’il soit ravi, tanto enim doctori impense faveo. [7] M. Du Moulin revient des eaux de Saint-Myon [16] où il s’est gouverné, à ce que j’apprends, par le conseil d’un médecin de Lyon nommé M. Le Gras. [8][17] Dieu le conserve puisque par son bon conseil, il nous a conservé un si digne personnage. Il parle de s’en retourner à Sedan [18] au plus tôt, mais tout le monde le retient ici et ne sait pas quand il partira. Je vous prie de me conserver aux bonnes grâces de M. Ravaud. [9][19] Je lui ai beaucoup d’obligation, et à vous aussi ; néanmoins, si j’eusse pensé que c’eût été tout de bon, je vous eusse fourni quelque mémoire pour mon épître, quandoquidem licet viro bono habere rationem suæ famæ, quam nullo pretio debet negligere ; [10] mais puisque c’en est fait, il n’y faut plus penser. [20] Le docteur anonyme de notre Corps est le jeune Yvelin [21] qui est embarrassé dans la démonomanie de Louviers ; [22][23] il médite encore quelque chose de nouveau sur ce sujet. [11] Pour les énergumènes, [12][24][25] je croirais volontiers que c’est une fable que tout ce qu’on en dit. L’autorité et la sainteté du Nouveau Testament me révoquent de cette croyance ; [13] je crois ce qu’en dit la Sainte Écriture, mais je ne crois rien de ce qu’en disent les moines d’aujourd’hui. Nous sommes en un siècle fort superstitieux et tout plein de forfanteries. En toutes les possessions modernes, il n’y a jamais que des femmes ou filles, des bigotes ou des religieuses, et des prêtres ou des moines après ; de sorte que ce n’est point tant un diable d’enfer qu’un diable de chair, que le saint et sacré célibat [26][27] a engendré. C’est plutôt une métromanie ou hystéromanie [28] qu’une vraie démonomanie. [14] On ne parlait pas autrefois de cette diablerie, ç’ont été les moines qui l’ont mise en crédit depuis cent ans ou environ afin de faire valoir leur eau bénite, laquelle autrement aurait pu s’éventer par les écrits de Luther [29] et de Calvin. [15][30][31] Je ne croirai ni homme, ni femme démoniaque si je ne les vois, mais je me doute qu’il n’en est guère. La démonomanie de Loudun [32] a été une des fourberies du cardinal [33] tyran (et plût à Dieu qu’il n’eût fait que celle-là) pour faire brûler un pauvre prêtre qui [valait] mieux que lui, nommé Grandier, [34] qui avait autrefois écrit un libelle [diffamatoire, intitulé] La Cordonnière, duquel ce tyran se trouva fort offensé et [qui est le premier] qui fût jamais fait contre lui. [16] Pour celle de Louviers, je tiens pour [certain que c’est] encore quelque autre sottise, sed nondum liquet de specie, quamvis [certo mihi constet] de genere[17] Vous ne voyez que prêtres et moines s’en mêler sous ombre d’Évangile, mais tout ce qu’ils en font est à cause de la fillette qui est au bout et qui les fait enrager. Ce qui me fait soupçonner que toute cette prétendue diablerie ne provient que de l’artifice des moines, c’est que ce diable ne se montre ou ne se fait entendre qu’aux pays où il est trop de moines : il ne se voit rien de pareil en Angleterre, en Hollande, ni en Allemagne ; il a fait autrefois quelque bruit à Rome, mais le pape [35] d’aujourd’hui, qui est un fin et rusé politique, y a tant apporté de précaution et tant de règles que, si le diable d’enfer a peur de ses exorcismes et de son eau bénite, ce diable supposé n’a pas moins peur du barisel et du bourreau de Rome. [18] Pour les auteurs qui en ont traité, il me semble que le mieux de tous, ç’a été Ioannes Wierus, libro de præstigiis dæmonum ; [36] il est en latin et en français, mais la meilleure édition est latine, in‑4o[19] Voyez ce que dit M. de Thou [37] de Marthe Brossier, [38][39][40] l’an 1599, et le cardinal d’Ossat [41] en ses belles lettres. [20] Il me semble qu’entre les Dialogues de Vanini, [42] il y en a de Dæmoniacis ; [21] au moins en est-il parlé quelque part, et y en a de fort bonnes choses. [43][44] Il s’est autrefois ici fait un petit traité touchant cette Marthe Brossier par un de nos médecins (c’était le Grand Piètre, [45] maître Simon, qui mourut l’an 1618). [22] Je vous envoie le mien que voilà que je mets en votre paquet, j’en recouvrerai un autre. Votre célèbre ministre de quo supra[23] M. Du Moulin, réfutant les miracles de la papauté, a dit que nos moines ne savaient faire que ce miracle, [46] de chasser ces prétendus diables ; c’est en son livre de l’Accomplissement des prophéties[24] La Démonomanie de Bodin [47][48] ne vaut rien du tout : il n’y croyait point lui-même ; il ne fit ce livre qu’afin qu’on crût qu’il y croyait, d’autant que, pour quelques opinions un peu libres, il fut soupçonné d’athéisme, [49] puis il favorisa les huguenots ; [50] depuis, il se fit ligueur [51] de peur de perdre son office, et enfin mourut de la peste à Laon [52] où il était procureur du roi ; juif [53] et non chrétien, [54] il croyait que celui qui avait passé 60 ans ne pouvait mourir de ce mal, et lui-même en mourut l’an 1596. [25] Pline [55] avait eu la même opinion. Il y a aussi quelque chose de gaillard de cette démonomanie dans le Baron de Fæneste[56] première ou deuxième partie, où se lisent des vers qui commencent ainsi : Notre curé la baille belle aux huguenots de La Rochelle, etc. [26] Et néanmoins, il y a bien encore de bonnes choses à dire sur cette matière qui n’ont pas été dites. Voyez le deuxième tome des Diverses leçons de Louis Guyon, [57] sieur de la Nauche, où il parle de certaines filles de Rome en grand nombre qui furent rudement fessées par le commandement du pape Paul iv[58] et cetera quæ memoriæ non succurunt[27] Je vous remercie de ce que vous m’avez appris de la pharmacie des loyolites. [59] Ces bourreaux feront à la fin tous les métiers imaginables pourvu qu’il y ait à gagner. Cela servira au chapitre de la médecine qui sera dans le quatrième livre que fait imprimer le bon M. Hermant contre eux, [60][61] qui est une réfutation de la réponse qu’ils ont faite à son Apologie[28] Pour le docteur Meyssonnier, [62] longtemps y a que je le connais, et son mérite particulier, pour la reconnaissance duquel je lui souhaite de bon cœur une place aux Petites-Maisons, [63] qu’il mérite fort bien ; [29] ou bien, comme disait cet avocat de Nîmes [64] d’un mineur débauché qui plaidait contre son tuteur, je demande qu’il soit fait moine, vu qu’il s’amendera là-dedans ou qu’il n’amendera jamais ailleurs. Il y eut autrefois un pendard d’Italien qui osa bien faire des vers contre Marc-Antoine Muret ; [30] mais parce qu’il y avait des fautes, ce grand homme ne daigna lui faire réponse, il envoya seulement ce distique à ce Brescian pour lui faire peur : [65]

Brixia, vestrates quæ condunt carmina vates,
Non sunt nostrates tergere digna nates
[31][66]

J’en dis de même des écrits de Meyssonnier. Quand il tombait entre les mains de Joseph Scaliger [67] quelque ridicule pièce de quelque loyolite, il la déchirait et disait ces mots de mépris : Charta ad spurcos usus asservenda[32] N’y aurait-il pas raison d’en dire autant de l’affiche que j’ai reçue, laquelle je ne garderai que parce que vous avez pris la peine de me l’envoyer ? Je souhaite que Dieu veuille bien inspirer M. Huguetan [68] afin qu’il commence bientôt l’impression des Institutions de C. Hofmannus. [69] Pour votre Sinibaldus, [70] c’est celui que je ne vis jamais : est-ce un nouveau livre, qui genus, unde domo ? [33] Il a quelque air d’Allemagne, mandez-moi s’il vous plaît le lieu et l’an de son impression.

Je souhaite au P. Fabri [71] meliorem mentem[34] ces gens sont-ils pas enragés de médire publiquement d’un des savants hommes qui furent jamais, 35 ans après sa mort ? Et hoc est loyoloticum : [35][72] si ce grand homme vivait, toute cette troupe furieuse n’oserait l’avoir regardé ; a cuius conspectu fugerunt ut a vento concussa folia[36] La braguette de Scaliger valait mieux que toute force armée qui serait composée de carabins du P. Ignace, [73] qui ne sont au monde que tanquam cimices et pulices, nulli bono, multorum incommodo[37] Mais encore pourquoi lui en voulait tant le P. Fabri, que lui a-t-il fait ? Scaliger ne peut-il pas dire à ces bons pères ce que dit Catulle [74] aux poètes de son temps qui faisaient de mauvais vers contre lui :

Quid feci ego, quidve sum loqutus ?
Cur me tot malis perderent libellis ?
 [38]

Ce 12e de novembre. Mais enfin, voilà que j’ai répondu à la vôtre que j’ai reçue ce matin, adeo mihi suave est tecum agere per literas animi mei interpretes, quia aliter non datur[39][75][76] Il faut maintenant que je vous dise quelque chose du pays de deçà. La reine [77] continue d’être libérale et de prier Dieu, ut moris est devoto fœmineo sexui[40] Le cardinal Mazarin [78] est summus nostrarum rerum præfectus[41] Les loyolites voudraient bien que M. de Noyers, [79] qui est leur grand arc-boutant, pût être raccroché au gouvernement, mais le peu de crédit qu’a le P. Ignace en notre ciel ne lui saurait donner cette faveur. On imprime ici un livre de M. de Saumaise, en latin, pour M. de Balzac, [80] adversus Dan. Heinsium[42][81] sur sa tragédie de Herodes Infanticida. Ne vous mettez pas en peine de votre paquet, il est céans et n’empire pas. Vous y trouverez une Rome ridicule[43][82] Le libraire qui l’a imprimée en a été mis en prison aujourd’hui au matin. On dit ici qu’il court un procès-verbal de l’exécution faite à Lyon le 12e de septembre l’an passé ; que c’est une pièce latine bien faite, intitulée Litis Lugdunensis interpuncio[44] J’en ai seulement ouï parler, mais je n’ai encore vu personne qui l’ait vue ; si vous en savez quelque chose, faites-moi le bien de m’en avertir ; on m’a dit que le rouge tyran [83] y est dépeint de vives couleurs. [45] J’oubliais à vous dire que, touchant les démoniaques, vous pouvez voir un livre in‑4o imprimé à Genève l’an 1612 intitulé Iac. Fontani Aquensis, Professoris regii, Opera omnia in quatuor partes distincta ; [84] il y en a là dedans un petit traité, pag. 532. [46] Levinus Lemmius [ille est optimus] in lib. de occultis naturæ miraculis ; [47][85] il fera encore meilleur de voir ce qu’en a dit et écrit M. Riolan [86] le père en son commentaire in libros Fernelii de abditis rerum causis[48] et principalement en ce beau chapitre qui est intitulé De spiritibus, quorum gubernaculis tradunt mundum administrari[49] Aussi prendrez-vous grand plaisir de lire le petit livret que M. Duncan, [87] médecin de Saumur, [88][89] écrivit il y a sept ou huit ans sur le fait des religieuses de Loudun ; [50] ce livret a toujours été fort rare et ne s’est jamais vendu, j’en ai pourtant un céans, lequel je vous offre, comme aussi tout ce que dessus. Jacobus Carpentarius, [90][91] qui fut autrefois recteur de l’Université [92] et professeur du roi, puis docteur et doyen de notre Compagnie, et qui mourut l’an 1574, a fait aussi un commentaire in Alcinoum Platonis, in quo multa habentur de Dæmonibus[51][93][94] Il y suit particulièrement la piste et les opinions de Fernel [95] qui, en ce cas-là, a été grand platonicien [96] et qui a bien plus fort cru que moi en la démonomanie. [52] Un certain Thyræus, [97] loyolite allemand, a beaucoup écrit sur cette marchandise, [53] mais il n’y a rien qui vaille en tout ce qu’il a fait ; vous diriez que ces maîtres moines ont pris à tâche de faire connaître le diable et de faire voir ses griffes au monde afin qu’on ait recours à leurs fanfreluches spirituelles et à leurs grains bénits. Delrio [98] en a fait aussi un volume tout plein in‑fo, intitulé Disquisitiones magicæ[54] qui est un livre tout plein de sottises ; je pense qu’il n’a écrit ce livre que pour faire savoir à la postérité qu’il était fort savant en diablerie. Andræas Cesalpinus [99][100] a fait aussi un traité intitulé Investigatio dæmonum peripatetica, qui est un petit in‑4o de Venise ; [55] mais il y a de bonnes choses dans un tout petit in‑8o intitulé Raguseiius de divinatione[56][101] pour un certain miracle prétendu par quelques moines d’Italie. Et à tant de la diablerie ! Je vous prie de m’excuser de ma longueur et de mon importunité, et vous baise très humblement les mains avec dessein d’être toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Patin.

De Paris, ce 16e de novembre 1643.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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