« Voyez le Franciscanus de George Buchanan, vers la fin : vous verrez une œuvre admirable, comme est à admirer tout ce qu’a écrit cet homme. »
George Buchanan (Killearn, Stirlingshire 1506-Édimbourg 1582) eut une vie pleine de rebondissements qui le firent voyager et étudier par toute l’Europe, puis servir les cours royales d’Écosse et d’Angleterre. Converti au luthéranisme, Buchanan publia son fameux double poème intitulé Franciscanus et Fratres [Le Cordelier et ses frères] en 1539, sur l’instance du roi Jacques v d’Écosse. Sa première partie est le Franciscanus [Le cordelier] proprement dit : il figure aux pages 275‑295 des Georgii Buchanani Scoti Poemata quæ extant, editio postrema [Poèmes complets de l’Écossais George Buchanan, dernire édition]. {a} Il a été traduit en vers français :
Le Cordelier, ou le saint François de George Buchanan, {b} Prince des poètes de ce temps. Fait en français par Fl. Ch. {c} Plus la Palinodie, qui est la louange des cordeliers et de saint François. {d}
- Amsterdam, Ioannes Janssonius, 1641, in‑8o de 561 pages.
- V. seconde notule {b}, note [7], lettre 414, pour le bref séjour de Buchanan dans un monastère franciscain écossais, à la fin des années 1530.
- Florent Chrestien (v. note [24], lettre 75)
- Genève, Jean de l’Estang, 1567, in‑4o de 78 pages.
Ce poème est une violente satire des moines qui valut certes à son auteur la profonde admiration posthume de Guy Patin, mais bien des déboires, de son vivant : il fut obligé de fuir en Angleterre, puis en France et au Portugal, avant de retrouver l’Écosse (1560) pour rentrer dans les bonnes grâces de la reine Marie Stuart (v. note [32], lettre 554) et se consacrer, souvent dans la tourmente des querelles, à l’exploitation de ses talents poétiques, historiques et politiques. Patin estimait tant Buchanan qu’il le comparait à Virgile. Il demeure tenu pour le plus éminent des poètes néolatins du xvie s.
Pour donner une idée de son talent, voici les derniers vers (pages 294‑295) du Franciscanus :
[…] Quapropter moneo dehinc fingite parce
Somnia nocturnos lemures, miracula, ni fors
Aut apud extremos fieri dicantur Iberos,
Americosve, aut Æthiopias, calidove sub axe,
Et caput ignotis ubi Nilus condit arenis,
Unde aderit nemo, qui testis dicta resulet.
Forsita, externos solertia sugerit hostes
Callida, sed pestem natam intra viscera, et ipsis
Hærentem venis hominum vix ulla cavebit
Cura, nisi nostros vis provida numinis olim
Respexisset avos, iamdudum Funiger ordo
Proditus a proprijs misere perijsset alumnis.
Si quis erit fratrum, qui suasus dæmonis ausit
Efferre in vulgus mysteria condita, fraudes
Occultas, ritus nocturni arcana, negatum
Depositum, cæsas post supra nefanda puellas,
Quicquid et extinctis frater patrare lucernis
In fratres solet imberbes, hæc prodere si quis
Audeat, extemplo scelerato sanguine pœnas
Solvat, et æterna compostus pace quiescat.
Hæc sunt, quæ nostro liceat sermone monere.
Et iam plena epulis mensarum fecula fumant,
Lantrantemque fame stomachum prope verba relinquunt.
Hactenus Eubulus, qui facta nefanda perosus.
Funigerum pœnas etiam metuebat acerbas,
Orgia non veritus populo evulgare profano,
Is mihi carminibus lustrato, et sulphure, et ovo,
Et viva rorato unda cerebrosa fugavit
Somnia, de rasis, de cannabe, deque cucullis,
Inque hominum nugis ad lucra nefaria fictis,
Nulla esse ad vitam docuit momnta beatam.
Traduction de Florent Chrestien (pages 56‑57) :
« Pourtant gardez-vous mieux dorénavant de songes
De miracles d’esprits, et de tels mensonges,
Si ce n’est qu’on les fasse en lieux fort reculés
Comme au bout de l’Espagne et aux pays brûlés
Vers le peuple Amérique, ou bien vers l’Éthiopie
Vers la source du Nil et par-delà Canope,
Ou en quelque autre lieu reculé bien fort loin,
Dont tu ne puisses voir personne de témoin
Qui réfute ton dire. Or les gents étrangères
Croiront peut-être bien les fautes mensongères,
Mais à grand-peine, hélas ! se peut-on garantir
Du mal invétéré que l’homme peut sentir
Dans ses entrailles mêmes, et dans la chair humaine :
Et si Dieu n’eût jadis par bonté souveraine
Regardé nos aïeuls, l’Ordre des cordeliers,
Longtemps y a, fût mort par ses enfants meurtriers.
À tant se tut Eubule, Eubule détestant
Les mœurs des cordeliers, et craignant nonobstant
Leurs grandes cruautés, après qu’au populaire
Il eut bien divulgué le secret du mystère.
Lors m’ayant arrosé avec une vive eau
Par vers, par soufre et œufs, repurgea mon cerveau
De ces songes badins de têtes couronnées,
De capuchons, de rais, de cordes entournées,
Montrant que tels fatras sont un gain malheureux,
Et ne servent de rien pour faire l’homme heureux.
Au reste, si quelqu’un osait d’entre les frères
(Conseillé par Satan) divulguer les mystères,
Les fraudes, les larcins, les dépôts refusés,
Si les secrets de nuit par lui sont accusés,
S’il révélait aussi les filles et les femmes
Qu’on fait mourir après mille forfaits infâmes,
S’il manifeste aussi l’abominable abus
Qui se fait par les grands aux frères non barbus,
Tel méchant soit puni, qu’il fasse sa demeure
Dans le lieu d’in pace, où à la fin il meure.
Or c’est assez parlé, ici je ferai fin
À mes enseignements, car aussi bien la faim
Fait aboyer mon ventre, et déjà la viande
Qui fume dans les plats m’appelle et me commande. »
La satire jumelle du Franciscanus est intitulée Fratres fraterrimi in Antonium Tomarium Abbatem [Frères très fraternels de l’abbaye de Tomar]. {a} Gilles Ménage a expliqué ce titre dans ses remarques sur les superlatifs néologiques : {b}
« Que si les Latins n’ont pas dit de même, par raillerie, vestrissimus et tuissimus, ils ont dit, mais sérieusement, ipssissimus, comme les Grecs αυτοτατος, arduissimus, exiguissimus, extremissimus, pessimissimus, minimissimus, perpetuissimus, piissimus, vacuissimus. {c} Et ils ont dit par raillerie, occisissimus, oculissimus, exclusissimus, parissimus, patruissimus, verberabilissimus. {d} Tous ces derniers mots se trouvent dans Plaute. Buchanan a dit de même Fratres fraterrimi en parlant des cordeliers : et cela à l’imitation du patruus patruissimus de Plaute. » {e}
Buchanan a fait Fratres fraterrimi à l’imitation de Plaute qui avait dit Patruus patruissimus. Et moi, à l’imitation de Martial qui avait dit domicœnium, j’ai dit domiprandium. {a} Il est vrai que ces mots nouveaux sont plutôt permis dans les matières burlesques que dans les sérieuses ; mais on ne laisse pas de dire aussi des mots nouveaux en ces dernières matières. »
- Poemata, pages 295‑312.
Tomar est une ville du Portugal située entre Lisbonne et Coimbra (université où Buchanan a enseigné).
- Dans la seconde partie (page 131) des Observations de Monsieur Ménage sur la langue française (Paris, Claude barbin, 1676, petit in‑fo de 502 pages).
- Formes superlatives de vester [vôtre], tuus [tien], ipse et αυτος [le même], arduus [haut, difficile], exiguus [tout petit], extremus [extrême], pessimus [pire], minimus [minuscule], perpetuus [perpétuel], pius [pieux], vacuus [vide].
- Formes superlatives d’occisus [tué], oculus [œil], exclusus [exclu], par [égal], patruus [oncle], verberabilis [méritant le fouet].
- Les « Frères très fraternels » de Buchanan et l’« Oncle, meilleur des oncles » de Plaute (Le Petit Carthaginois).
V. notes :
- [7], lettre 414, pour les vers de Buchanan qui dédient ses Franciscanus et fratres à son ami Carolus Utenhovius ;
- [7], lettre 740, pour la Rerum Scoticarum historia [Histoire des affaires écossaises] (Édimbourg, 1582, et Amsterdam, 1643), qui a aussi contribué au renom de Buchanan.
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