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Lettres de soutien
adressées à Jean Pecquet :
Samuel Sorbière, alias
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Jean Pecquet et la Tempête du chyle (1651-1655), édité par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Texte. Lettres de soutien adressées à Jean Pecquet : Samuel Sorbière, alias Sebastianus Alethophilus (1654)

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/pecquet/?do=pg&let=0049

(Consulté le 20/05/2024)

 

[Page 164 | LAT | IMG]

Sebastianus Alethophilus [1][1][2]
félicite
le très distingué M. Jean Pecquet,
très célèbre et sagace docteur en médecine,
pour son heureuse découverte des veines lactées thoraciques
.

Quand, voilà trois jours, en ma présence, et sous les yeux de notre ami Du Prat[3] de votre ami Auzout [4] et des deux éminents médecins que sont les D’Aquin[2][5][6] vous avez reproduit l’expérience qui démontre les vaisseaux lactés du thorax[7][8][9] elle a rendu le fait si indubitable, mon très cher Pecquet, que, ni pour moi ni pour eux, il ne reste aucune raison d’en débattre. En effet, en pressant le mésentère, on a vu cette cavité, qui se cache sous un dédoublement du péritoine, au-dessous de la racine du mésentère, et qui avait jusqu’alors échappé au regard des anatomistes, se remplir très manifestement de chyle ; [10] puis on l’a vu s’écouler par des canaux que vous avez jadis découverts dans les veines subclavières [11][12] et, de là, dans la veine cave [13][14][15] et dans la cavité droite du cœur, [16] dont vous aviez coupé la pointe ; et ce si clairement que désormais, sauf à être aveugle, la chose doit être tenue pour certaine, évidente et [Page 165 | LAT | IMG] parfaitement démontrée.

Je me réjouis donc doublement, et du fond du cœur : d’abord au nom de la médecine que vous avez enrichie de cette nouveauté, à qui, de toute évidence, elle manquait, bien qu’elle ait été odieusement mise à terre dans les Écoles, écrasée sous la pesante moue des maîtres ; et ensuite au nom d’un ami qui a eu le grand bonheur d’avoir le premier mis au jour une chose si utile.

Continuez, je vous prie, à chercher et à fouiller dans la même voie, et à arracher des ténèbres ce qui doit encore y être élucidé. Puissent les foudres et le menaçant murmure de quelques vieillards jaloux ne pas vous épouvanter, mais leur vanité vous inspirer le courage indéfectible et le fervent désir d’être le premier à briser les chaînes que la nature a cadenassées, pour les vaincre et nous expliquer comment se meut la machine de notre corps ! Exæquabit te victoria cælo[3][17]

Après la tranquillité de l’âme, que procure la piété sincère, rien n’est plus utile au genre humain qu’une bonne santé, vivere, sed valere, vita[4][18] Comment chacun pourra-t-il protéger et conserver cette bonne santé s’il ne s’astreint à ce qui la procure ? Une fois perdue, comment saura-t-il la restaurer si la construction de notre corps n’est pas bien connue ? Si donc quelque nouveau Démocrite [19] tel que vous, cher ami, guidé par l’expérience, montre la manière dont la nourriture est transformée en chyle, puis le chyle en sang, [20] et enseigne les fonctions de chaque partie du corps qui contribuent à purifier le sang, à restaurer les chairs, à éliminer les humeurs salées, à élaborer le levain, à préparer la semence, à parfaire les esprits [21] à engendrer les facultés des sens [Page 166 | LAT | IMG] nonne decebit hunc hominem numero divûm dignarier esse ? [5]

Je n’ai assurément connu, mon cher Pecquet, aucun anatomiste qui vous surpasse dans les talents requis pour repousser les frontières de cet art : profondément imprégné de préceptes géométriques (sans lesquels ceux qui s’efforcent d’étudier les phénomènes naturels se hasarderaient sine cortice nare ou à sillonner les océans sans boussole), [6][22] parfaitement au fait des inventions de la mécanique et vous-même fort industrieux, homo factus ad unguem[7][23] habile en toutes les disciplines, explorateur zélé de l’hydraulique [24] et de toutes ses machines, vous êtes parvenu par une longue pratique à être capable ut curvo rectum, quid solidum crepet discernere[8][25][26] et ne donnez pas le nom de raisonnements et de démonstrations à des sornettes, à des mots sans poids et aux fourberies d’un discours tortueux.

Voilà bien ce dont, depuis longtemps, d’érudits personnages ont envahi la médecine : ils ont appris en ressassant plutôt qu’en cherchant à comprendre ; ils ont cultivé leur mémoire plutôt que leur jugement et leur faculté à réfléchir ; ils n’ont jamais approché la nature de très près ; ils n’ont pas plongé leur esprit dans la pratique expérimentale ; ils se sont évertués à philosopher élégamment, subtilement et savamment sur les phénomènes naturels sans connaître la rhétorique, la philologie, l’éthique et les subtilités métaphysiques, plutôt qu’en examinant les faits eux-mêmes. De là viennent : cet être qui serait plus grand que l’être physique parce que l’essence de l’un aurait une masse supérieure à celle de l’autre ; ce qui tient à l’essence et à l’existence ; cette très subtile distinction entre êtres, semi-êtres et modes ; [9][27] cette différence entre la matière connue et obscure ; cette fonction des facultés échappant formellement à leur charge ou [Page 167 | LAT | IMG] s’en séparant ; cette disposition du corps humain qu’on s’est imaginée semblable à celle d’une cité ou d’une république ; la garde montée par les sens ; la présence, à la limite du royaume, de l’objet signifié à l’imagination acceptant le secours de l’objet qui l’est aux sens communs ; quelque message envoyé au jugement par les esprits animaux, semblables à des coursiers qui le porteraient à quelque roi, et la garde qui en est confiée à la mémoire, comme à quelque secrétaire ou trésorier qui le tirera de ses coffres ou de ses tiroirs au moment opportun ; l’irritation des facultés, des esprits ou des parties auxiliaires qui refusent parfois d’accomplir leur charge et doivent, pour l’exécuter, être contraintes par la force, ou amadouées, comme par de l’argent ou par de bonnes paroles. [10] Et quand ils présentent et prescrivent tout cela, généralement dans une séduisante parade de mots, leurs lecteurs trouvent d’honnêtes gens, habitués à traiter les affaires politiques ou à s’y intéresser de près, qui s’en délectent et se réjouissent qu’on en fasse, à tort ou à raison, un modèle qui s’applique aux phénomènes naturels.

Il en est pourtant qui ne se laissent pas si facilement duper par la vacuité de ces propos et qui, hormis les corps, leur configuration et leur mouvement, n’admettent pas qu’on explique quantité de phénomènes de la nature par les machines, puisqu’ils ne manqueraient pas de maintes choses qui ressortissent à la mécanique et que les artisans les pourvoiraient entièrement des autres. Sauf à avoir l’esprit mal timbré, quel architecte, invité à exposer le projet de sa construction, a-t-il jamais raconté autre chose que la forme et la qualité des pierres, des poutres et des planchers ? L’un d’eux a-t-il alors jamais attribué une disposition à son conduit de cheminée, à ses tables à manger, à ses latrines, à ses galeries de tableaux et de statues, à ses salles pour les domestiques, à ses écuries, à sa bibliothèque et à la manière d’y ranger et d’en tirer les livres ? [11] Pourtant, dis-je, il est des incrédules qui, en toute sincérité et [Page 168 | LAT | IMG] et avec mûre réflexion, examinent de telles métaphores et les bannissent des sciences naturelles, sans user d’autre suffrage que celui procuré par les faits. Pauci quidem isti reperiuntur Iupiter quos æquus amavit, rarique nantes in gurgite vasto[12][28][29] car on nous a habitués depuis l’entrée dans l’adolescence à ne pas considérer les faits eux-mêmes ni à peser le sens des mots, mais à en user la plupart du temps sans discernement (et Dieu sait si le génie humain en a inventé pour meubler ses ratiocinations !) et sans nous soucier du tout de ce qu’ils signifient exactement.

S’il est sincère et neque naris obesæ[13] quiconque se remémore les années de collège qu’il a passées à s’initier aux belles-lettres, se rend compte qu’il ne s’y est sérieusement agi que de l’habituer à articuler certains mots, dont le sens n’était pas toujours faux si on les examinait séparément, mais qui devenaient inintelligibles quand on les joignait les uns aux autres ; et quand il a entrepris d’étudier la médecine, on lui a surtout inculqué des sentences grecques qui ne manquent pas d’élégance et s’appuient sur l’autorité d’Hippocrate de Cos [30][31] et que le jugement de Galien de Pergame a confirmées. [32][33]

Ses maîtres lui ont présenté ces brillants hommes comme des dieux à adorer et vénérer, comme s’ils avaient inventé l’art médical et l’avaient mené à sa perfection, tant et si bien que pour s’y instruire, il ne lui restait que ce qu’on avait voulu comprendre dans leurs écrits. Je ne désire nullement dénigrer le renom de si grands auteurs, mais oserais affirmer que nos professeurs ont divagué quand ils ont fait avaler de force à leurs élèves ces préceptes, dont ils jugent inutile de s’éreinter à y ajouter quoi que ce fût. Leurs enseignements restent et resteront certainement fort utiles, mais convient-il d’empêcher quiconque est né tant de siècles après eux de les développer en quelque façon ?

[Page 169 | LAT | IMG] Comme en témoignent ses écrits, Hippocrate a été un médecin de génie qui s’est illustré par son inlassable labeur, un homme parfaitement sincère et qui n’a pu ni s’y tromper sciemment ni vouloir tromper ceux qui les lisent. Il y a soigneusement noté tout ce qui se présentait à lui dans sa pratique des maladies, mais qu’on n’avait pas suffisamment observé, ou qui n’était pas encore bien clair, ou qu’il fallait remettre sur l’enclume. De là sont venus les livres des Aphorismes qu’il a réunis et que, comme il se devait, la postérité a reçus avec zèle et vénération. Ils sont pourtant confus et rédigés sans aucun ordre, on voit nettement qu’il s’est agi de notes qu’Hippocrate a crayonnées, quand il en ressentait l’envie ; mais, à tort et en dépit du bon sens, on les a tenus pour oracles écrits depuis le trépied [14][34][35] Je crois bien que Du Prat, qui est un médecin fort aguerri, en fera la démonstration, si ses loisirs lui permettent un jour de publier ce qu’il médite d’écrire contre les Aphorismes de l’excellent vieillard, où soit il les expliquera avec toute l’acuité de son raisonnement, soit il en confirmera la vérité à la lumière de son expérience, soit il les enrichira d’innombrables commentaires, grâce à la louable fécondité de son esprit, formant comme un supplément et qui seront fort utiles à la médecine en permettant une plus nette compréhension des phénomènes naturels. [15]

Galien est, après Hippocrate, l’autre inventeur de cette médecine qu’on enseigne dans les écoles. Homme omniscient et d’un très élégant génie, il s’est si hautement signalé par la quantité de volumes qu’il a écrits qu’on ne doit en aucune façon les ranger parmi les derniers ornements des lettres. À lui seul, son livre sur l’Utilité des parties [36] lui a valu l’immortalité, que lui a aussi assurée le reste de ses ouvrages, bien qu’Argenterio se soit vainement acharné à le dépouiller d’une gloire que tant de siècles ont confirmée. [16][37] Pour la déplorable prolixité qui dégouline de cette œuvre asiatique, laissez-moi vous parler franchement et vous dire à la manière de Pline : Heu vana et [Page 170 | LAT | IMG] imprudens diligentia. Numerus librorum computatur ubi quæritur pondus[17][38] Les écrits des médecins, non moins que ceux des mathématiciens et des naturalistes, doivent chasser bien loin cette prodigalité du discours et ce caquetage incessant ; il faut ramasser beaucoup en peu, autant que possible et dans la mesure où l’on respecte clarté, netteté et dépouillement. Dans les ouvrages didactiques, faire autrement et se laisser aller à la surabondance, au point de se complaire à énoncer une seule et même chose de cent manières différentes et à tout bout de champ, c’est gâcher son propre temps et celui du lecteur.

Ce style de Galien a néanmoins plu aux doctes régents des écoles et a semblé parfaitement apte à caresser les oreilles des malades, des femmelettes et des messieurs simplets ; et sans la moindre surprise, il en a résulté que le seul souci des médecins a été d’inculquer à leurs fils cette capacité à discourir qui permet sur-le-champ de pérorer sur toutes les maladies ou sur leurs symptômes, sans discontinuer tant qu’on ne leur aura pas dit : cute perditus ô he jam satis est ! [18] Grâce à ce talent, ils ne se lassent pas de répondre aux ennuyeuses questions de leur auditoire, que leurs verbeuses réparties finissent par dégoûter. Je me rappelle avoir vu dans la cour de quelque prince un médecin tout à fait savant et expérimenté qui, pour se libérer des remèdes de malveillantes bonnes femmes qui le désavantageaient, mais en osant à peine en parler, disait avoir sous la main une armée de quelques centaines de médicaments, qu’il tirait de son arsenal de matière médicale et dont il débitait les noms par ordre alphabétique, sans difficulté ni reprendre son souffle, au grand ébahissement des malades et des dames qu’il soignait ; mais cela fait, pour les délivrer de leurs maux, [Page 171 | LAT | IMG] il ne recourait qu’à un unique remède, tel un général en chef qui n’aurait sorti de son armée qu’un seul soldat prêt au combat. Decipi voluit populus, æquum est, ut decipiatur [19][39] Ils agiraient sans doute avec moins d’aisance s’ils convenaient être très souvent à court de temps et demandaient à en avoir davantage à leur disposition pour examiner plus soigneusement les choses ; mais leur présente méthode, qui consiste à disserter, et leur habitude d’agir sur-le-champ et de ne pas réfléchir viennent au secours de leur ignorance. Par leur impéritie, qui est comme une boulette que doit avaler le cerveau, ils noient les énigmes et répandent les ténèbres, par cette ruse, disent-ils, qu’emploie la sèche pour s’échapper en répandant son encre. [20][40] Je cite Pline : Hinc illæ circa ægros miseræ sententiarum concentrationes, nullo idem censente, ne videatur assertio alterius. Hinc illa infelix monumenti inscriptio, turba se medicorum periisse. Mutatur ars quotidie interpollis, et ingeniorum Græciæ flatu impellimur. Palàmque est, ut quisque inter istos loquendo pollet, imperatorum illico vitæ nostræ necisque fieri. Discunt periculis nostris, et experimenta per mortes agunt[21][41]

Pour le dire autrement, je craignais en silence que quelque rieur emunctæ naris et petulanti splene cachinno, définirait la médecine comme l’art des balivernes qu’on doit débiter avec pesante arrogance en présence du malade, et celui de lui administrer des remèdes hasardeux, afin que sa profonde affliction de l’esprit soit tant soit peu adoucie et qu’il attende sereinement ou la restauration d’une bonne santé, quand la nature joue bien son rôle, ou mors ultima rerum linea, fatis properantibus[22][42] Qui voudrait en dire plus long et mieux décrire ces praticiens, dirait encore que leur hardiesse consiste à proférer des insanités et à vouloir vendre des mots d’un pied et demi de long, qui font grand bruit mais n’ont absolument [Page 172 | LAT | IMG] aucun sens ; que leur témérité les mène à prescrire les plus douteux remèdes comme s’ils étaient les plus efficaces de tous ; et leur ruse qui les fait s’enorgueillir de leur audace quand la chance leur a souri, mais esquiver les reproches quand l’affaire a mal tourné et mettre leur échec sur le dos d’autres responsables.

Si quantité d’éminents médecins ne se comportaient tout à fait autrement, tant par la qualité et l’honnêteté de leurs avis que par leurs secourables prescriptions, qu’on ne louera jamais assez, et par leur acharnement à comprendre l’agencement du corps humain grâce aux dissections, c’est en vain que les autres se démèneraient dans nos cours princières, où ils profèrent tant d’insignes sornettes avec tant d’autorité. Sans parler de Vesling[43] d’Aselli[44] d’Harvey[45] quels grands hommes per Apollinem tuum ! [46] il nous reste encore, grâce à Dieu ! Bartholin[47] Conring[48] Patin[49] Spon[50] Mentel[51] Du Prat, et les autres émules de votre diligence, grâce auxquels il nous est permis d’espérer que plus de clarté luira encore un jour. [23]

Ceux qui vous féliciteront n’iront pas se demander si vous aviez reçu le grade de docteur au moment où vous avez mis au jour pour la première fois ces veines lactées du thorax, et ils chanteront plus encore vos louanges quand ils sauront que c’est un philiatre [52] (titre que notre vieillard, dont un pied est déjà dans la tombe, vous a jeté à la figure pour tenter de vous humilier) qui a ravi ce très grand honneur à des professeurs chenus qui n’ont rien enseigné d’autre que de recuire indéfiniment le même chou. Certè hostem qui feriet erit mihi Carthaginiensis[24][53][54] J’accorderai mon estime, et elle ne sera pas mince, au médecin qui sera parvenu jusqu’aux embouchures du chyle sans se fier au hasard et à la chance, mais en y consacrant plus de recherche, d’obstination et de soin, et en y réussissant mieux que les autres. [25][55]

Bien que vous ayez aujourd’hui, très brillant Pecquet , le grade de médecin, je voudrais qu’on vous donne toujours celui de philiatre et que les devoirs qui vous occupent ne vous absorbent [Page 173 | LAT | IMG] si entièrement que vous abandonniez un jour tout intérêt pour l’anatomie. Votre protecteur [56] emploie heureusement vos talents à régler ses affaires et vous y dépensez tout votre temps, dont une partie non négligeable devrait rester consacrée au bien public.

Dans ce jeune âge ou cette enfance de la médecine, qui est encore loin d’être adulte, car elle parle en balbutiant et marche en titubant, il est surprenant de voir des hommes qui osent mettre en avant leur diplôme de doctorat, tout en sachant bien qu’il ne vaut pas grand’chose, et les privilèges académiques qui y sont attachés, comme si on n’y voyait pas aussi trouble à Paris [57] ou en Occitanie que dans les Flandres ou en Italie. Je ne puis que rire des frileuses railleries de Courtaud, [58] de sa bastonnade [59] et des autres protagonistes, où c’est la plupart du temps Clodius accusat mœchos, Catilina Cethegum, mais sans apparence que l’un ou l’autre n’en tire rien de bien utile et de profitable. [26]

Je pense que les princes n’ont pas établi les universités pour borner l’entendement humain et le zèle des savants, mais pour que de brillants esprits y viennent en foule et, en se frottant les uns aux autres, fassent jaillir les étincelles des vérités. La doctrine d’Hippocrate et les commentaires de Galien ne sont pas à tenir pour si éminents qu’il faille interdire d’en dévier d’un pouce. J’approuve encore bien moins qu’on ait mis dans la tête des citoyens et des hommes libres qu’ils ne doivent s’en remettre aux avis d’un médecin que si le doctorat lui a été conféré par telle ou telle université, car il ne saute pas aux yeux que les autres ne forment que des crétins et des balourds.

Summos posse viros et magna exempla daturos
Vervecum in patriâ crassoque sub aëre nasci
[27]

Cela revient presque à dire qu’il ne serait pas permis à tout un chacun de risquer sa propre peau, ou que l’expérience, qui est la base de l’art, n’aurait pas bien souvent enseigné au peuple de [Page 174 | LAT | IMG] très remarquables remèdes dont les médecins n’ont jamais entendu parler. Au témoignage de Pline, Hinc enim nata Medicina. Hæc sola Naturæ placuerat esse remedia, parata vulgo, inventu facilia ac sine impendio, et quibus vivimus. Postea fraudes hominum et ingeniorum capturæ officinas invenire istas, in quibus sua cuique homini vænalis promittitur vita. Statim compositiones et misturæ inexplicabiles decantantur. Arabia atque India in medio æstimantur, ulcerique parvo medicina à rubro mari inputatur, cùm remedia vera quotidie pauperrimus quisque cœnet. Nam si ex horto petantur, aut herba, vel frutex quæratur, nulla artium vilior fiat. Certè nulla nunc inconstantior, nulla, quæ sæpius mutetur, cum sit fructuosior nulla[28][60] En fidèle et très sérieux commentateur de la nature, le même auteur est revenu plus loin sur le sujet, en ajoutant : Non rem antiqui damnabant, sed artem[29]

Je reviens à notre siècle. L’impudence de l’esprit humain s’étale bien dans l’enseignement de la théologie et du droit, où les étudiants, sans exception, peinent à comprendre le sens de textes consacrés ; mais puisque les lois et les dogmes sont établis, et ne doivent être tirés d’aucun autre livre, rien n’en est abandonné à la faiblesse de l’entendement humain. Il n’en va pas de même en médecine, dont la totalité ne se trouve pas dans les ouvrages d’Hippocrate et de Galien ; elle n’est donc pas inaccessible à l’ingéniosité expérimentale et aux subtilités de l’argumentation, et ses fragiles acquis semblent encore implorer votre aide, mon cher Pecquet, et l’appui des autres anatomistes.

Avant de poser votre pinceau, je veux dire, avant d’abandonner le scalpel et les loupes, [61] je vous demande de satisfaire le vœu que partagent tous les curieux en explorant maints autres viscères, [Page 175 | LAT | IMG] car je pense qu’une très riche moisson d’observations reste à faire. L’acquisition de ce savoir montrera peut-être aux gens (dont nous espérons faire partie) le chemin vers une mort qu’ils attendront plus longtemps et en meilleure santé, ou qu’ils atteindront en endurant de moins cruelles souffrances. L’utilité des découvertes physiologiques n’apparaît certes pas encore assez clairement en pathologie et en thérapeutique, mais s’ils ont bon esprit, tous ceux qui aiment faire des objections doivent déjà convenir qu’elles ont peu ou prou éclairé leur savoir.

J’ai coutume de dire que la circulation du sang et la dérivation du chyle jusqu’au ventricule cardiaque droit sont sans conteste les deux étoiles qui fondent une révolution du système de la médecine : [62] sans leur éclairage, c’est en vain qu’on avait jusqu’alors travaillé à l’enrichir ; mais sous leur impulsion, il n’est plus possible de demeurer immobile. On pourra établir un lien entre ces deux découvertes, et ce que les cogitations et la sagacité des curieux ont encore à élucider sur les fonctions normales ou altérées des parties similaires et dissimilaires. [30] Ces progrès doivent en effet dépendre du petit nombre de nouvelles structures qui ont été mises au jour (orifices, canaux, valvules, anastomoses, insertions et bifurcations vasculaires, et autres détails de ce genre qui échappaient jusqu’ici à notre regard lors des dissections), étant donné que le fonctionnement du corps vivant ne sort de l’ombre que grâce à ses bouleversements : épanchement de liquide, évaporation des esprits, rupture de vaisseaux ou quelque autre changement dans la disposition des organes telle qu’on l’avait précédemment observée chez les animaux.

Pour votre remarque comparant le cerveau à une plante dont la racine serait bulbeuse, elle me semble élégante sans que j’y puisse rien ajouter, car votre intérêt n’a pas encore porté sur ce très vaste organe [Page 176 | LAT | IMG] que Du Prat appelle la Terra Australis incognita du microcosme. Il ne suffit pourtant pas d’avoir abordé ses rives, il est utile d’en visiter l’intérieur car nous y échappe manifestement ce que contiennent les replis de ses anfractuosités, ventricules, callosités et glandes. Les rameaux nerveux issus de son bulbe formant sept paires qui s’éparpillent en tous sens, [31][63][64] puis ceux de la moelle épinière, qui s’en répandent comme d’un ample tronc, gagnent tous des muscles, qui sont comme des feuilles qu’irrigue continuellement l’ondée des artères, ce sang que les veines se chargent de rapporter au cœur ; sans vous harceler plus avant avec ces questions, il ne suffit pas que je vous les aie pointées du doigt pour que vous sachiez à quel point vous aurez à vous en souvenir.

Quant aux injures qui parsèment les écrits de vos adversaires qu’afflige une si grande démence frugibus inventis ut glande vescantur[32][65] sachez bien, mon cher Pecquet, que hanc esse æruginem meram, hunc nigræ succum loliginis[33] Si vous désirez batailler avec eux en conservant votre sérieux et avec philosophique mansuétude, nihilo plus ages, quàm si velis operam dare, ut cum ratione insanias[34][66]

Ελεγχ’, ελεγχου, λοιδοεισθαι δ’ ου πρεπει
Ανδρας ποιητας ωσπερ αρτοπωλιδας, [35][67]

et bien moins encore comme des philosophes chrétiens. Augustin tenait cet élégant propos à Petilianus : Si ego tibi vellem pro maledictis maledicta rependere, quid aliud, quàm duo maledici essemus ? ut ij, qui nos legerent, alij detestati abjicerent sanâ gravitate, alij suaviter haurirent malevolâ voluntate[36][68][69] Nihil autem ad convitia silentio et taciturnitate accommodatius, nisi poscas lusco dicere lusce, et in eodem valetudinario deprehendi. Canes oblatrant, quos trepidantes vident ; at si prætereas nescio similis, tacent. [37][70][71] Vous ne pourriez faire plus plaisir aux hommes qui tiennent d’aigres propos contre vous [Page 177 | LAT | IMG] qu’en leur donnant dans un de vos écrits l’occasion de riposter, hoc est, oleum adderes camino[38]

Écoutons donc Hippocrate qui s’est lui-même insurgé contre votre ennemi, puisqu’en très docte vieillard qu’il est, [39][72] il l’a sans aucun doute lu et relu, mais il est surprenant qu’il n’ait pas pris bonne note des phrases cedro digna, auro quidem contrà non cara[40] qui sont écrites au tout début du livre de l’Art [73] et devraient être écrites aux portes des facultés de médecine :

Εισι τινες οι τεχνην πεποιηνται, το τας τεχνας αισχροεπειν, ως μεν οιονται οι τουτο διαπρησσομενοι, ο εγω λεγω, αλλ’ ιστοριης οικειης επιδειξιν ποιευμενοι. Ε’ μοι δε το μεν τι των μη ευρισκομενων εξευρισκειν, ο, τι και ερεθεν χρεσσον η ανεξευρετον, ξυνεσιος δοκεει επιθυμημα τε και εργον ειναι. Και το τα ημιεργα ες τελος εξεργαζεσθαι ωσαυτως. Το δε λογων ου καλων τεχνη τα τοις αλλοις ευρημενα αισχυνειν προθυμεεσθαι, επανορθουντα μεν μηδεν, διαβαλλοντα δε τα των ειδοτων προς τους μη ειδοτας εξευρηματα, ουκ ετι δοκεει ξυνεσιος επιθυμημα τε και εργον ειναι, αλλα κακαγγελιη μαλλον φυσιος, η ατεχνιη. Μουνοισι γαρ τοισιν ατεχνοισιν, η εργασιη αυτη αρμοζει, φιλοτιμεομενων μεν (ουδαμα δε δυναμενων κακιης υπουργεειν) εις το τα των πελας εργα η ορθα εοντα διαβαλλειν, η ουκ ορθα μωμεεσθαι.

Sunt quidam qui artem profitentur hanc, quæ cæteras artes deshonestare docet. Attamen id, ut illi sperabant, non conficiunt, sed tamen id, ut mihi videtur, faciunt, non aliam ob causam, quàm, ut variam suam eruditionem ostentent. Mihi verò investigare aliquid eorum, quæ nondum inventa sunt, quod ipsum notum, quàm ignotum esse præstet, scientiæ omnium votis optabilis, negotium videtur esse ; similitérque ea, quæ dimidium per vestigationis habent, [Page 178 | LAT | IMG] plenè absolvere. Contrà, maledicentiæ arte, ea quæ ab aliis inventa sunt turpiter incessere velle, nullo quidem castigandi, sed ea quæ à peritis pervestigata sunt apud imperitos calumniandi studio, id profectò non scientiæ optabilis negotium videtur esse, sed aut (malignæ) naturæ, aut ignorantiæ argumentum. Solos enim imperitos artis hoc factum docet, qui ambitiosè quidem contendunt (quamvis maliciei non respondeant eorum vires) ut aliorum præclara opera calumnientur ; vel, si illa vitiosa fuerint, ad reprehendum se convertant[41]

Quoi qu’on en pense, je crois qu’il faut pardonner à un vieillard qui n’a pas démérité de la république des lettres, qui a parsemé son Anatomie [74] des fleurs qu’il a tirées avec un louable soin des meilleurs ouvrages classiques, qui a fort élégamment habillé et orné des faits fort rebattus et vulgaires, et qui a surtout eu le souci non négligeable de rappeler leur intérêt dans la pratique médicale. Comme il a jadis été fort bien dit, Neminem mortalium omnibus horis sapere[42] et on aurait admiré bien plus encore un homme qui a passé le plus clair de sa longue existence à se pencher sur les livres si les siens n’avaient taillé en pièces des propos qu’il aurait dû absoudre, et s’il n’en avait lui-même écrit quelques-uns dont il aurait mieux fait de s’abstenir. Le fait est bien qu’avant de mettre la main à la plume, usant du privilège de l’âge et de son autorité professorale, il n’a pas prié le philiatre que vous étiez alors de lui faire une démonstration privée des lactifères thoraciques qui étaient l’objet de la controverse, ce que vous n’auriez sûrement pas refusé, puisque vous avez plus que très souvent offert de les montrer à qui voulait. [43][75] Telle est la raison de son opinion si blâmable car elle est erronée, funeste et pleine de détestables paradoxes sur une découverte dont la confirmation ne requiert qu’une habile main d’anatomiste et des yeux qui acceptent de voir ce qui est ; et dont j’augure que nul ne pourra dorénavant la mettre en doute s’il a bien examiné la question. Les défauts d’un vieillard émérite sont pourtant de ne pas vouloir renier sa foi dans ce qu’il a appris durant sa jeunesse et, plus encore, [Page 179 | LAT | IMG] de ne pas souffrir que les plus jeunes aient du talent : γηρασκειν διδασκομενη, και διδασκειν γηρασκομενη. [44][76] Prenons garde, mon cher Pecquet, quand nous aurons atteint cet âge (si nous y parvenons jamais), [45] de ne pas nous fracasser contre les mêmes écueils, et encourageons la jeunesse à s’appliquer avec plus d’entrain aux travaux qu’elle a entrepris. Il est pourtant fallacieux, mais aussi inconvenant d’attacher la moindre valeur aux lares et aux richesses, même si les auteurs des plus belles inventions mériteraient de naître dans la plume et la pourpre. Ce censeur des lactifères dit que sa très vénérable et savante Compagnie [77] a remporté la victoire dans votre querelle, en voulant dire que vous avez dû recourir à la bienfaisance d’une autre qu’elle, mais qu’est-ce là d’autre que blâmer l’injustice du sort et murmurer contre la providence divine ? Que veut-il dire d’autre que les Révérends Pères [78] ont sur-le-champ reconnu le lion à sa griffe, pour que le vieillard qui devient aveugle [79] ne prête pas attention à sa gueule et à la puissance de ses pattes ? Je ne puis certainement pas digérer que ce réprobateur vous range parmi les monstruosités de l’esprit pour avoir découvert le canal chylifère. [46][80] Je vous conseille pourtant d’en rire car il me semble entendre quelque batelier vieillot à trois sous, de la famille des marins qui traversent la Seine en barque et qui, sans faire grand cas des Magellan, Colomb, Marius, Drake, Barentz, [47][81][82][83][84] ni avoir encore donné de lustre à leur confrérie, auraient la folle témérité de s’aventurer sur l’Océan pour dévoiler des terres inconnues aux Parisiens. Comme est maigre l’influence qu’exerce la faculté d’une seule ville qui recourt à une méthode unique pour soigner ses habitants, si on la compare à l’ensemble du genre humain, dont l’intérêt est qu’en sortent des gens industrieux qui ont du goût pour l’authentique gloire et placent leurs avantages privés derrière ceux du public ! Ne perdez pas votre temps à réfuter les insultes de ceux [Page 180 | LAT | IMG] qui s’attaquent vainement à votre découverte, quand d’autres font croire à tous et à qui mieux mieux en être les auteurs, que le fait est indéniable et que la gloire inébranlable leur en revient.

J’ai écrit à mon vieil ami Henricus Bornius, professeur de Leyde, [48][85][86] pour m’étonner qu’il ait pu se faire que le très distingué M. Jan van Horne, quand il écrivait sur le canal chylifère, n’ait pas vu votre petit traité publié deux ans auparavant, [49][87][88] puisqu’il n’a échappé à quiconque est instruit et n’est pas hostile à l’anatomie, que vous avez été le tout premier à découvrir ce qu’on peut vraiment tenir pour un détroit de Magellan. Notre collègue sera la risée de la postérité s’il ne reconnaît pas cela à la première occasion qu’il aura de le faire, et jure qu’il n’avait pas vu votre livre et que sa dissection l’avait mené à la même conclusion que vous. Refusez néanmoins de me croire dans le doute sur le fait que van Horne ait aussi trouvé le canal thoracique, mais la bonne réputation d’un homme qui jouit aujourd’hui d’un grand renom ne sera pas à l’abri d’un soupçon de plagiat s’il ne s’en délivre pas en relatant purement et simplement l’expérience qu’il a faite et en vous attribuant la gloire d’y être parvenu avant lui. J’ai donc demandé qu’on rappelle habilement ce très savant homme à ses devoirs. Quant à vous, très illustre Pecquet, vale et évertuez-vous à servir la médecine. Il est en effet souhaitable qu’on cesse enfin de conter des sornettes sur un sujet si sérieux. Vale une fois encore. De Paris, le 13 août 1654.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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