L. française reçue 12.  >
De Charles Spon,
le 21 novembre 1656

De Lyon, ce 21e de novembre 1656.

Monsieur, mon cher Patron, [a][1][2]

Ma longue absence hors de chez moi et de cette ville est cause que vous n’avez reçu plus tôt de mes lettres en réponse de toutes les vôtres que j’ai ici devant mes yeux, à savoir d’une en date du 17e d’octobre, d’une autre du 24e du dit et finalement, d’une troisième du 7e du courant ; pour toutes lesquelles je vous rends des actions de grâce à millions, et de toutes les belles choses qu’elles contiennent. J’ai été vivement touché, si jamais je le fus, de la funeste nouvelle du décès de M. Moreau, [3] pour avoir perdu un de mes meilleurs entretiens et qui me faisait l’honneur de me témoigner quelque affection. Mais enfin, toutes choses sont sujettes à périr, jusqu’aux plus saintes amitiés. Mors etiam saxis nominibusque venit[1][4] Nous passerons par le même chemin à notre tour quand il plaira au maître des destins. Pour sa bibliothèque, [5] c’est dommage qu’elle se démembre, ayant été curieusement ramassée par le défunt. Je souhaiterais que le fils [6] la pût conserver tout entière pour soi-même. Il est vrai qu’y ayant des enfants de deux lits et une belle-mère, je juge assez que la chose n’est guère bien faisable. [2][7] Je vous conseille de faire en sorte, si l’on se résout à la vendre en détail, d’acheter les manuscrits, tant grecs que latins, qui y sont (à ce qu’on m’a dit) en assez bon nombre. Il me souvient que je lui adressai, il y a neuf ou dix ans, un beau Actuarius grec [8] manuscrit en parchemin, [9] pour lequel il paya 8 ou 9 pistoles ; ce fut feu M. de Barancy [10] qui le lui vendit, quoique mondit sieur Moreau en eût déjà un autre à ce qu’il me manda alors. [3] Il avait aussi un Aëce [11] grec manuscrit beaucoup plus ample que ce que nous en avons d’imprimé et de traduit en latin ; lequel auteur il avait pris à cœur, si je ne me trompe, pour le donner au public grec-latin avec des annotations, comme il s’en est expliqué dans sa préface au lecteur sur les œuvres de Sylvius. [4][12] Peut-être prendra-t-on fantaisie de dresser un catalogue exact de ladite bibliothèque pour en faire part au public, ce que je souhaiterais fort. Je voudrais bien savoir aussi s’il n’avait point quelque ouvrage à donner au jour, parfait ou imparfait, entre autres ses commentaires sur la Schola Salernit[13] augmentés et ses Vitæ illustrium med. Parisiensium[5] Je vous supplie de me donner avis de ce que vous en pourrez découvrir à l’avenir. Cependant, recevez ce petit témoignage de mes regrets que je viens de fabriquer tout à l’heure.

Moræi salve Umbra mei, salve Umbra beata !
Quasque offert lachrymas Sponius, accipito !

Hæ vice lustralis tibi sint asperginis, ima
Nostri manantes pectoris e latebra.

Verum, heu ! quid satago lachrymarum effundere rivos,
Quid placidos Maneis questibus ango meis !

Luctus abi : meliore sui nam parte superstes
Moræus, cuius nescia Fama mori !
 [6]

Outre la perte de ce grand homme, vous avez encore perdu, à ce que vous me mandez, MM. Guillemeau [14] et Le Clerc, [15] vos collègues de la Faculté, et le sieur Morin, [16] aussi votre collègue en la profession royale. Voilà bien d’habiles gens qui s’en sont allés cette année. Dieu veuille conserver le reste. Il ne nous est pas arrivé en ces quartiers tant d’esclandre[7] il en est seulement arrivé un tout de fraîche date à notre Lazare Meyssonnier, [17] en la personne de sa femme, [18] laquelle s’est laissé mourir hors de la maison de son mari, chez une de ses sœurs où elle s’était réfugiée, pour être en mauvais ménage avec ledit pèlerin qui ne l’a point voulu voir ni assister dans sa dernière maladie ; en laquelle j’apprends que le médecin qui l’a vue lui avait fait prendre six onces de vin émétique, [19][20] dont elle est morte ; et a été enterrée avec la seule croix de bois, comme sont les plus pauvres et nécessiteux de la ville. Il est vrai qu’elle n’en est pas plus malheureuse pour cela, si je ne me trompe ; mais son mari n’y a pas acquis grand honneur, ne passant plus que pour un barbare, dénaturé et triple vilain, de n’avoir pas eu plus de tendresse pour sa compagne ! Je m’assure que cela sera cause qu’il aura prou peine à trouver une autre femme s’il songe à se remarier un jour. Il est vrai que plusieurs estiment qu’il aspirera bien plutôt à quelque bon bénéfice de sainte Mère Église si l’on voulait l’en gratifier, de quoi je ne serais pas marri. [8] M. Ravaud [21] a acheté à Paris les manuscrits de Cardan [22] pour la somme de 2 000 livres. Je ne sais si cela vaudra la peine d’être mis au jour. Il faudra maintenant qu’ils ramassent aussi toutes les pièces du même auteur qui ont été imprimées. Je crois que le tout mis ensemble fera autant de volumes que le Theatrum vitæ humanæ[9][23] M. Gras [24] vous baise les mains et vous prie de lui recouvrer toutes les lettres dernières des jansénistes [25] contre les jésuites parce qu’il en a vu quelques-unes qui lui ont fort agréé, [10][26] aussi bien que l’histoire du P. Cornu, [27] cordelier de Mantes, [28][29] qui pourrait être ajoutée à diverses autres, recueillies par Henri Estienne, [30] en son Apologie pour Hérodote[11][31] L’impression du Varandeus [32] va fort lentement, de sorte qu’à peine pourra-t-elle être achevée l’année prochaine. [12][33] Les œuvres de Gassendi [34] seront sans doute expédiées aussi tôt que cela. Il y a ici le scribe du défunt, nommé La Poterie, [35] qui vaque à la correction avec un autre correcteur ordinaire. [13] Je me réjouis du choix que vous avez fait de M. Merlet [36] le fils pour votre doyen. Je me souviens d’avoir eu l’honneur d’étudier avec lui sous Monsieur son père, [37] pour lors professeur des Écoles, aux années 27 et 28, à cause de quoi je me sens obligé de le féliciter par votre moyen de sa nouvelle dignité. [14] Ces jours passés revint de Paris en cette ville un parent de ma femme qui a failli à y laisser sa peau pour s’être imprudemment voulu purger [38] d’une certaine poudre antimoniale qu’un charlatan apothicaire lui avait fort vantée. Il en alla du ventre jusqu’au sang et a du depuis gardé une fâcheuse diarrhée. [39] Je trouve que tout ce que vous dit l’autre jour cet honnête homme de Languedoc touchant les médecins de Montpellier est assez probable. [40] Jamais cette École ne se vit plus mal à cheval qu’elle est aujourd’hui. Un certain fat du Pont-Saint-Esprit, [41] nommé Restaurand, [42] qui a ci-devant été l’un des disputants pour une des chaires vacantes du dit Montpellier, fait présentement imprimer à Orange [43] un nouveau traité qu’il a fait de la circulation, [44] rempli de chimères à ce que l’on me mande. [15]

Nous avons ici depuis peu le jeune Hedoin [45] que vous avez vu à Paris, [16] lequel va disant qu’il n’a point vu de bons médecins en votre ville ; mais comment voudriez-vous qu’un aveugle comme celui-ci jugeât des couleurs ? Peut-être passera-t-il un jour par notre examen, et alors on verra s’il a de quoi se faire tant valoir. [46] J’admire avec vous comment les antijansénistes n’ont point drapé dans leur Rabat-joie les médecins approbateurs du prétendu miracle [47][48][49][50] du Port-Royal. Ce sont des pas bien glissants pour des médecins que de signer des miracles. Nil admirari, prope res est una, Patine, etc. ; [17][51] mais comme je voulais passer outre et prendre une autre demi-feuille pour continuer cet entretien innocent avec vous, voilà quelques visites de malades qui m’obligent à cesser et remettre la partie à cause de l’approche de la nuit. Vous trouverez donc bon que j’en use ainsi pour me dire avec tout respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Spon.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Charles Spon, le 21 novembre 1656

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(Consulté le 19/04/2024)

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