L. 262.  >
À Charles Spon,
le 14 juin 1651

Monsieur, [a][1]

Je vous adresse, comme au meilleur ami que j’aie à Lyon, un honnête homme porteur de la présente : c’est M. Huven, [1][2] natif de la ville de Liège, [3] qui est savant en médecine, qui voyage par la France et qui, après avoir vu votre ville de Lyon, le Languedoc et la Provence, s’en va passer à Padoue [4] pour y prendre ses degrés, qui sont en grande estime en son pays. Il a demeuré et étudié en Hollande où il a connu un mien frère, [2][5] qui me l’a fort recommandé. Je vous le recommande de même et s’il a besoin de votre secours en quelque chose, faites-lui, s’il vous plaît, comme à moi-même. Sapienti viro sat dictum[3] je ne doute nullement de votre affection. Vous le trouverez en sa conversation fort honnête et fort civil, et habentem aurem plusquam Batavam ; [4] il est sage et savant, mais fort homme de bien et de bon naturel, c’est pourquoi je vous dis encore un coup que je vous le recommande.

Je ne vous saurais mander autre chose, sinon que M. le maréchal de Turenne [6] se va marier à la fille du marquis de La Force, [7][8][9] on a commencé de publier ses bans à Charenton [10] dimanche dernier, [5] à ce que m’en a dit un bon témoin que vous n’oseriez réfuter, qui est M. l’avocat Huguetan, [11] qui est un des meilleurs hommes du monde ; c’est dommage qu’il ne va à la messe, on en pourrait faire un bon pape, plût à Dieu qu’il le fût et qu’il nous ôtât le carême. [12] Et in hoc voto desino[6] je vous baise très humblement les mains et à M. Falconet, s’il vous plaît, en cas qu’il soit revenu des eaux, [13] et je vous promets que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mercredi 14e de juin 1651.


a.

Ms BnF Baluze no 148, fo 2, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 52 (tome ii, pages 771‑772). Note de Charles Spon en marge de l’adresse : « 1651/ Paris, 14 juin/ Lyon, 26 dud./ Rispost./ Adi 30 dud. »

1.

Étudiant en médecine dont je n’ai rien trouvé de plus que ce qu’en a écrit Guy Patin pour le recommander chaudement à Charles Spon.

2.

François ii Patin, v. note [19], lettre 106.

3.

« En voilà assez dit à un homme sage », expression qu’on trouve chez plusieurs auteurs latins, tels Plaute, Térence, ou Sénèque le Jeune.

4.

« et ayant plus d’oreille qu’un Batave » (Martial, Épigrammes, livre vi, 82, à Rufus, vers 4‑6) :

“ Tune es, tune ” ait “ ille Martialis,
cuius nequitias iocosque nouit
aurem qui modo non habet Batavam ? ”

[« Ne serais-tu donc pas, dit-il, ce Martial, dont les débauches et les plaisanteries sont connues de quiconque n’a pas l’oreille Batave ? »] {a}


  1. Auris Batava est un adage qu’a commenté Érasme (no 3535) :

    « À la manière des Grecs qui disent “ oreilles de Béotien ” pour désigner un type un peu balourd et demeuré, on trouve dans Martial […] “ oreille batave ” pour un gars de la campagne, rustre et mal décrotté ».

    Batave prenait pour Guy Patin le double sens (latin) de Barbare et (moderne) de Hollandais (v. note [12], lettre 970).


5.

Les princes ayant été libérés et Mazarin étant en exil, le maréchal de Turenne s’était rallié début juin à la cause du roi, avec bientôt la qualité de prince étranger qu’il préféra dès lors à celle de maréchal. Âgé de presque 40 ans, il allait épouser le 2 août 1651 Charlotte de Caumont (29 ans, morte le 13 avril 1666), fille d’Armand-Nompar de Caumont de La Force, duc et maréchal en 1652 (v. note [45], lettre 226). La publication des bans à Charenton s’expliquait par la fidélité des deux époux au calvinisme. Aucun enfant ne naquit de cette union.

Retz (Mémoires, pages 877‑878) s’est interrogé sur ce retour inattendu de Turenne au service de la Couronne :

« Aussitôt après que M. le Prince fut sorti de Paris pour aller à Saint-Maur, {a} MM. de Bouillon et de Turenne {b} s’y rendirent, y offrirent leurs services à M. le Prince, avec lequel ils paraissaient effectivement tout à fait engagés. M. le Prince m’a dit depuis que, la veille du jour qu’il quitta Saint-Maur {c} pour aller à Trie, {d} d’où il ne revint plus à la cour, M. de Turenne lui avait encore promis si positivement de le servir qu’il avait même accepté et reçu un ordre signé de sa main par lequel il ordonnait à La Moussaye, qui commandait pour lui dans Stenay, de lui remettre la place, et que la première nouvelle qu’il eut après cela de M. de Turenne fut qu’il allait commander l’armée du roi. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que M. le Prince est l’homme que j’aie jamais connu le moins capable d’une imposture préméditée. Je n’ai jamais osé faire expliquer sur ce point M. de Turenne ; mais ce que j’en ai tiré de lui, en lui en parlant indirectement, est qu’aussitôt après la liberté de M. le Prince il eut tous les sujets du monde d’être mécontent de son procédé à son égard ; qu’il lui préféra en tout M. de Nemours qui n’approchait pas de son mérite et qui ne lui avait pas, à beaucoup près, rendu tant de services et que, par cette raison, il se crut libre de ses premiers engagements. Vous observerez, s’il vous plaît, que je n’ai jamais connu personne moins capable d’une vilenie que M. de Turenne. »


  1. 30 mai 1651.

  2. Son frère.

  3. 1er juin.

  4. Trie-Château (Oise), demeure du duc de Longueville.

La Rochefoucauld rapporte dans ses Mémoires (pages 209‑210) que Turenne lui dit que :

« M. le Prince ne l’avait ménagé sur rien depuis sa liberté et que, bien loin de prendre ses mesures de concert avec lui et de lui faire part de ses desseins, il s’en était non seulement éloigné, mais avait mieux aimé laisser périr les troupes qui venaient de combattre pour sa liberté que de dire un mot pour leur faire donner des quartiers d’hiver. Il y ajouta encore qu’il avait affecté de ne se louer ni de se plaindre de M. le Prince pour ne pas donner lieu à des éclaircissements dans lesquels il ne voulait pas entrer ; qu’il croyait n’avoir rien oublié pour servir M. le Prince, mais qu’il prétendait aussi que l’engagement où il était entré avec lui avait dû finir avec sa prison, et qu’ainsi, il pouvait prendre des liaisons selon ses inclinations ou ses intérêts. Ce furent les raisons par lesquelles M. de Turenne refusa de suivre une seconde fois la fortune de M. le Prince. »

6.

« Et sur ce vœu, je m’arrête ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 14 juin 1651

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(Consulté le 26/04/2024)

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