L. 330.  >
À Charles Spon,
le 10 novembre 1653

Monsieur, [a][1]

Depuis celle que je vous écrivis le 21e d’octobre, nous avons reçu la nouvelle de la mort d’un de nos collègues nommé M. Prévôt, [2] qui est allé de vie à trépas chez son père à Vire en Normandie, [3] d’un abcès ulcéré dans le pylore qui lui causait un vomissement perpétuel. [1][4] Je rencontrai dernièrement M. Ogier [5] l’avocat, [2] qui me dit qu’il ne voyait autre chose par tous les carrefours que l’affiche du livre nouveau du Gazetier[6] en grande page et grosses lettres avec ces mots : L’antimoine triomphant et justifié, etc. [3][7] Je lui répondis qu’il n’y avait pas de quoi s’étonner du triomphe ; que ce poison [8] en avait tant et tant tué depuis sept ans par l’entremise de Vautier, [9] Guénault, [10] Vallot, [11] Rainssant [12] et quelques autres qui se jouent impunément de la peau des hommes, qu’il avait bien raison de triompher ; qu’autrefois à Rome l’on ne permettait le triomphe qu’à celui qui avait gagné une grande bataille où, tout au moins, fussent demeurés sur la place cinq ou six mille hommes, à ce que dit Tite-Live. [4][13] Aussitôt, il me dit Voilà de quoi faire une belle épigramme que peut-être ferai-je dès la nuit prochaine ; ce qu’il fit et me l’envoya le lendemain dès les cinq heures. En voici une copie que je vous envoie parce qu’on dit qu’elle est bien faite. Vous qui êtes savant en tout, jugez-en :

Nunc licet aurato ascendat Capitolia curru,
Nunc albis stibium iure triumphet equis :
Plaudite fumosi balatrones, plaudite agyrtæ !
Inter qui cedat, credite, nullus erit :
Victoris tanti meritis obstare triumphis,
Tot cæsis hominum millibus, invidia est
.

Il ajouta à ces vers : Ride Guido Patine, antiquæ medicinæ vindex acerrime, stibium triumphans ! Sed eheu ! non licet tecum ridere : abstulit enim toxicum istud ferale comitem Avauxium, meum, pacisque patronum, exsultante Alastore, quem omnes, nescio maiore odio, an ignavia exsecramur et patimur[5][14]

Je suis, etc.

De Paris, ce 10e de novembre 1653.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xliv (pages 149‑150) et Bulderen, no lxxvi (tome i, pages 212‑213), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no ccccxiii (tome iii, pages 15‑16), à André Falconet.

La référence à la lettre du 21 octobre légitime la destination de celle-ci à Charles Spon.

1.

Sans doute s’agissait-il d’un ulcère du pylore (orifice inférieur de l’estomac, qui l’ouvre sur le duodénum) compliqué de sténose (rétrécissement), bénin (aujourd’hui rattaché à une infection par Helicobacter pylori) ou malin (cancéreux).

Jean Le Prévôt, natif de Vire (Calvados), reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1644 (Baron), était mort le 18 octobre (Comment. F.M.P.).

2.

Guy Patin surnommait Charles Ogier (Paris 1595-ibid. 11 août 1654) l’avocat pour le distinguer de son frère cadet François, le prédicateur ou le prieur (v. note [5], lettre 217). Après des études littéraires à Bourges, Charles les avait poursuivies à Paris, puis il était allé apprendre le droit à Valence. Il avait exercé pendant quelque temps la profession d’avocat près du Parlement de Paris. Ayant renoncé au barreau, il était devenu secrétaire de Henri ii de Mesmes, puis de son frère Claude, comte d’Avaux (v. note [33], lettre 79), qu’il avait accompagné dans ses ambassades en Suède, au Danemark, en Pologne ; cela lui valait le surnom d’Ogier le Danois. La santé ruinée à son retour, il vécut encore 20 ans à Paris, mais incapable de toute activité, il se retira chez les chanoines réguliers de Sainte-Geneviève où il mourut. Charles Ogier était un érudit qui composait des vers latins avec beaucoup de facilité (Michaud).

3.

V. note [21], lettre 312, pour l’Antimoine justifié… d’Eusèbe Renaudot, dont l’imprimerie familiale faisait la réclame.

4.

Je n’ai pas trouvé le passage de l’Histoire de Rome où Tite-Live expose cette tradition, dont parle L’Encyclopédie :

« Tant que l’ancienne discipline de la république subsista, aucun général ne pouvait prétendre au triomphe, qu’il n’eût éloigné les limites de l’Empire par ses conquêtes, et qu’il n’eût tué au moins cinq mille ennemis dans une bataille, sans aucune perte considérable de ses propres soldats ; cela était expressément porté par une ancienne loi, en confirmation de laquelle il fut encore établi par une seconde ordonnance qui décernait une peine contre tout général qui prétendrait au triomphe, de donner une liste fausse du nombre des morts, tant dans l’armée ennemie, que dans la sienne propre. »

5.

« Que désormais l’antimoine monte au Capitole sur un char doré, que désormais il triomphe de bon droit tiré par des chevaux blancs ! Applaudissez charlatans enfumés, applaudissez diseurs de bonne aventure ! Croyez-le, il n’y en aura pas un, sinon par jalousie, pour s’opposer aux triomphes que mérite une si insigne victoire avec tant de milliers d’hommes qu’il a tués. […] Ris Gui Patin, garant très farouche de l’ancienne médecine, tu triomphes sur l’antimoine ! Mais hélas ! il ne m’est pas permis de rire avec toi, car en effet ce poison fatal a enlevé mon compagnon d’Avaux, défenseur de la paix, à la grande joie d’Alastor que tous nous maudissons et supportons, et je ne sais si c’est plus par haine que par faiblesse. »

Charles Ogier se souvenait de son maître le comte d’Avaux, mort le 19 novembre 1650 après une prise d’antimoine que lui avait administrée François Vautier (v. lettre à Charles Spon, datée du 6 décembre 1650). Alastor est ici une allusion à Mazarin : c’était dans la mythologie un des chevaux qui tirait le char de Pluton (Louis xiv) emmenant Proserpine (Anne d’Autriche) vers son royaume infernal (v. note [3] du Faux Patiniana II‑6).

Ces huit vers se trouvent aussi dans le Rabat-joie de l’Antimoine triomphant de Jacques Perreau (1re partie, page 24), avec, pour seule différence, ciniflones au lieu de balatrones (v. note [29], lettre 335, où est aussi donnée la traduction de Perreau en vers français).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 10 novembre 1653

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(Consulté le 24/04/2024)

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