L. française reçue 1.  >
De Samuel Sorbière,
non datée (début 1651)

Monsieur, [a][1][2]

Ut una fidelia duos parietes dealbem [1][3] (afin que j’imite la gaieté et la doctrine de votre style), [4] je vous féliciterai ici de votre doyenné [5] et du doctorat de monsieur votre fils aîné [6] que vous m’apprenez par vos dernières lettres. Je ne doute point qu’il ne vérifie le dire ancien, Fortes creantur fortibus et bonis[2][7] et je souhaite qu’il vous surpasse, quelque grand personnage que vous soyez, autant que vous surpassez presque tous les autres médecins. Cela est très possible à mon avis à cause de l’avantage qu’il a par-dessus vous d’avoir un tel père, qui l’a instruit dès sa jeunesse, qui lui a appris de bonne heure à connaître les livres, qui lui en a amassé de sept à huit mille volumes, [8] qui ne lui a rien caché de sa pratique et qui lui prépare tous les jours des écrits qui lui peuvent rendre inutile sa bibliothèque. Car Monsieur, qu’est-ce que vous n’avez point lu et dont vous n’avez point recueilli les meilleurs endroits ? Sur quoi est-ce que vous n’avez point médité et mis sur le papier vos belles pensées ? Que vous est-il échappé depuis quarante ans de ce que la seule tradition enseigne de l’histoire des doctes et des sciences ? [3] Votre cabinet n’a-t-il pas toujours été un bureau ouvert à certaines heures aux savants qui vous y visitent et aux lettres qui y arrivent de toutes parts ? Quel compte ne vous y a-t-on pas rendu de ce qui se passe dans la république littéraire ? et n’avez-vous pas tenu un fidèle registre de tout ce dont on vous a fait rapport ? Que je me représente avec plaisir votre insatiable avidité derrière cette longue table couverte de livres aux deux bouts et posée au milieu de cette grande chambre qui, toute pleine qu’elle est, ne contient pas encore toute votre bibliothèque ! [9] Que je vois volontiers ces illustres têtes que vous avez rangées là où vous ne pouviez pas mettre des livres, et que vous avez appelées à témoins de la sincérité de vos intentions lorsque vous vous informiez soigneusement de tout ce qui les regarde ? [4][10] On vient de Danemark, d’Italie, de Pologne, d’Angleterre et d’Allemagne vous rendre raison de leurs études et des moindres circonstances de leur vie, que vous êtes bien aise de remarquer. Que les étrangers doivent être surpris, lorsqu’ils vous abordent, de trouver cette franchise et cette exemption de cérémonies, de gênes et de coutumes, après lesquelles ceux qui voyagent perdent beaucoup de temps ! Vous les faites entrer tout incontinent en matière et les introduisez d’abord dans le fond de votre âme, avec autant d’empressement que la plupart des autres leur ferment toutes les avenues de la leur. C’est ainsi qu’en parlaient hier chez les Elsevier [11] deux gentilshommes polonais qui reviennent de France et qui se louent extrêmement de votre courtoisie. Je voudrais bien qu’ils vous eussent trouvé à table dans le cabinet, de même que le jour que vous nous régalâtes, M. Du Prat [12] et moi, si plaisamment et avec tant de magnificence. Je crois qu’ils n’auraient pas été moins édifiés de la bonne chère que vous savez faire à vos amis qu’ils l’ont été de ce vaste savoir que vous leur avez produit. [5] Le plus jeune de ces Messieurs étudie la médecine et a été fort souvent votre auditeur. Il m’a dit qu’il n’a perdu aucune de vos leçons [13] et qu’il n’a jamais entendu dire de meilleures choses plus agréablement. L’autre a embrassé la théologie, mais auparavant, il a très bien étudié en philosophie et il se plaît encore à considérer les choses naturelles suivant la méthode de M. Descartes. [14] Ils ont tous deux remarqué que vous étiez grand ennemi des charlatans, [15] très zélé pour la Faculté de Paris qui a produit les plus excellents hommes de votre ordre, tels qu’ont été Fernel, [16] Tagault, [17] < La > Ruelle, [18] Sylvius, [19] Houllier, [20] les deux Duret, [21][22] les deux Piètre, Simon [23] et Nicolas, [24] les deux Riolan, [25][26] Brissot, [27] Des Gorris, [28] Le Grand, [29] Miron, [30] < Le > Paulmier, [31] Charpentier, [32] Pelletier, [33] Gourmelen, [34] Rousselet, [35][36] Grévin, [37] Marescot, [38] Haultin, [39] Monanteuil, [40] de Baillou, [41] Ellain, [42] Martin, [43] Perdulcis, [44] Courtin, [45] de Renou, [46] Du Chemin, [47] Duport, [48] Seguin, [49] Cousinot, [50] Charles, [51] Bouvard, [52] Goulu, [53] Brayer, [54] Du Val, [55] Tournier, [56] de La Vigne, [57] Barralis, [58] Moreau, [59] Frey, [60] Richer [61] et plusieurs autres qui méritent des louanges immortelles de la postérité. [6] Mais surtout, Monsieur, ils ont témoigné une joie extrême de ce qu’ils vous ont reconnu d’abord fauteur insigne des jeunes gens studieux. Je leur ai dit là-dessus ce qu’il leur fallait dire, et deux ou trois professeurs de notre Académie qui étaient présents ont confirmé puissamment tout ce que j’ai avancé à votre louange et que je ne veux pas vous écrire. Vous aimerez mieux que j’emploie ce qui me reste de papier à vous faire part de nos nouvelles. L’Encheiridion Anatomicum a été imprimé en cette ville et je cherche partout occasion de vous en envoyer un exemplaire qui ne servira pas à vous payer les intérêts de l’Anthropographie du même auteur, [62][63][64] de laquelle je vous demeure obligé. Je ne sais si quelque autre que moi porta le libraire à mettre votre portrait [65] au-devant de ce livre qui vous est dédié, mais ce fut moi qui lui donnai une de vos tailles-douces qu’il me demanda en suite de quelques discours que j’avais tenus de vous dans sa boutique. [7] Il n’y a point de lieu au monde plus propre que Paris pour avancer la science anatomique et il est sans doute que les dissections [66] sont le seul moyen de nous découvrir l’économie du corps humain. Il y a quelques années que je fis faire à Delft [67] des microscopes d’un pied de long, [68] et M. Hobbes [69] m’en a donné depuis d’un pied et demi ; mais il n’est pas si aisé que je pensais de s’en servir aux dissections et je n’en ai point encore retiré de secours. [8] On a ici de nouveau Des Passions de l’âme par M. Descartes, où vous aurez plaisir de voir l’âme raisonnable perchée sur la glandule conaire [70] pour y recevoir toutes les impressions que lui donnent les petites cordes des nerfs tendues de la superficie du corps jusqu’à ce fond du cerveau, et pour ouvrir ensuite les petits robinets qui distribuent les esprits animaux, d’où se fait la distension des muscles. [9] C’est une hardie entreprise d’en venir à ce détail avec ce peu de connaissance que nous avons des plus cachés ressorts de la Nature. En vérité, je doute si nous en pouvons parler aussi pertinemment qu’un margajat parle des affaires de la cour après avoir traversé la France en poste, et vu seulement la porte du Louvre. [10] Il y a peut-être encore un million d’organes que nous ignorons et sans la connaissance desquels, nous ne pouvons point nous figurer de quelle manière les choses se passent dans notre corps. Quoi qu’il en soit, je ne hais pas les romans et leur invention me plaît bien autant que la vérité de quelques histoires qui ne méritent pas d’être racontées. Au reste, Monsieur, je crois que vous avez toutes les œuvres latines de M. Beverovicius. [71] Il a fait en flamand le Trésor de la santé et le Trésor des maladies, dont il y a plusieurs volumes. [11] La littérature y est infinie, le style en est très élégant, la poésie en sa langue, et les tailles-douces n’y sont pas épargnées ; car en ce pays on ne manque pas de graveurs et on égaye de quantité de planches les ouvrages les plus sérieux. Il a fait outre cela, un livre de l’Excellence des femmes en suite d’une dispute sur une thèse avancée en forme de paradoxe par un écolier qui voulait exercer son esprit, Mulieres non esse homines[12] Cette dispute est passée de l’Académie dans l’entretien des meilleures compagnies, et il a été déjà beaucoup écrit pour et contre. Enfin M. de Beverovic s’en est mêlé, et nous a donné un aussi galant et docte ouvrage que l’on peut faire sur cette matière. Il n’a rien oublié à dire à l’avantage du beau sexe, et il a vérifié par mille exemples ce qu’il a tâché de prouver méthodiquement et par bonnes raisons, que les femmes n’étaient point inférieures aux hommes en aucunes qualités du corps et de l’esprit. Quant à ce que vous désirez savoir de la famille de M. Vossius, [72] je vous dirai qu’il a survécu à son fils Dionysius qui était très savant, [73] et à Matthæus qui était historiographe des États, [74] comme aussi à deux filles qui étaient deux autres Schurmans, [13][75] et dont l’aînée mourut malheureusement en revenant de Leyde à Amsterdam dans un traîneau sur la glace ; de sorte qu’il ne reste plus à ce Varron [76] de notre siècle que son fils Isaac, [14][77] jeune homme de 26 ans tout confit dans la critique et qui, à son retour d’Italie, a été appelé en Suède où il a emporté ses diverses leçons. Le temps nous apprendra ce qu’il sait faire de son raisonnement ; mais déjà, il ne paraît pas malhabile en ce qu’il a su bien vendre à la reine [78] la bibliothèque de feu son père. [79] Les écrits du bonhomme sont entre les mains de sa veuve, fille de Franciscus Junius [80][81] (car vous voulez savoir la généalogie des gens doctes) [15] et j’en ai vu autrefois de son vivant une grande armoire toute pleine qui contenait entre autres choses, la minute [16] de ses lettres et l’autographe de celles de plusieurs de ses amis, dont il y avait pour faire un bon volume in‑fo. Il me montra plusieurs ouvrages auxquels il n’avait pas encore mis la dernière main, et desquels on soupçonne que quelques-uns ont été détournés par Cornelius Tollius [82] qui était son copiste et seul maître de son cabinet lorsqu’il mourut. [17] Je m’en rapporte à ce qui en est, mais tant y a qu’on a cherché inutilement par mer et par terre Opus ingens chronologicum, continens exquisita eruditione dispositum miro ordine, summa diligentia, quidquid ab orbe condito ad nostra usque tempora contigit[18] On nous donne espérance de voir le cinquième livre de Idolatria[19] Je vous ai envoyé un petit livre assez curieux, Commentariolus de Statu Provinciarum fœderati Belgii, de la publication duquel on a été fâché en ces Provinces pource qu’il donne une idée fort nette du gouvernement de cette République, et que cela devait demeurer inter arcana Imperii[20] Boxhornius [83] avait dressé ce commentaire pour ses écoliers en politique et leur avait dicté en particulier ; mais le secret a été éventé et il s’en est fait tant de copies qu’enfin un libraire l’a mis sous la presse sans y mettre son nom ; et l’édition a été plus tôt vendue qu’on n’a eu le loisir de s’en formaliser. Mais je ne prends pas garde qu’une si longue lettre pourrait bien vous être rendue à telle heure qu’elle causerait la mort d’un malade qui attend votre secours si vous vous obstiniez à n’en point interrompre la lecture. Je ne dois pas aussi abuser de la permission que vous m’avez donnée de vous écrire familièrement et de faire durer le plus longtemps qu’il est possible le plaisir que je prends à vous entretenir. J’aurai plus d’égard à tout cela une autre fois et cependant, vous me pardonnerez bien la faute que je viens de commettre en ma prolixité. Je suis, Monsieur, votre très humble, etc.

À Leyde < sans date >. [21]



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Samuel Sorbière, non datée (début 1651)

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=9001

(Consulté le 28/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.