L. 217.  >
À André Falconet,
le 4 février 1650

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de votre belle lettre datée du 9e de janvier et que je n’ai reçue que le 31e, ce que je vous dis afin que vous ne m’accusiez pas de négligence à vous répondre. Je vous remercie des bons souhaits que vous faites pour moi au commencement de cette année. Je vous en offre autant de ma part avec toute sorte de services et je vous rends grâces aussi du bon accueil que vous faites à mon portrait. [1][2] Je ferai ce que je pourrai afin que quelque jour l’original [3] vous puisse embrasser et vous témoigner de vive voix quel état je fais de vous, et combien je suis glorieux de l’honneur de votre connaissance. Et si ce bonheur me peut jamais arriver, comme je l’espère ardemment, je vous en dirai par avance ce que Horace [4] disait de ses amis en pareil cas : O qui complexus et gaudia quanta fuerunt[2] J’attendrai votre portrait que je mettrai en bonne place lorsque j’aurai l’honneur de le tenir. Pour la mort, seponamus tantisper eam cogitationem[3] elle viendra toujours assez tôt pour nous y faire penser. Pour l’honneur que je pourrai avoir après ma mort, [5] je n’y prétends pas grand’chose, et je dis librement et volontiers avec Martial [6] sur ce sujet : si je ne dois avoir de l’honneur et de la réputation qu’après ma mort, je ne m’en soucie guère, Si post fata venit gloria, non propero[4] Vivons tous deux tant que nous pourrons afin que quelque jour nous puissions nous voir et nous entretenir.

Vos quatre vers furent faits en 1644 et dès cet an-là, M. Ogier [7] le prieur, [5] mon bon ami, qui était à Münster en Westphalie [8] pour la paix générale avec M. d’Avaux [9] me les envoya. Ils furent faits sur les artifices dont on reconnut que se servait Mazarin [10] à éluder la paix que tout le monde souhaitait si fort. Lui-même en pourrait bien être l’auteur car il est fort habile homme : Toto sævit Mars impius orbe ; aut regnant dolus aut fraudes[6][11] Les ministres d’aujourd’hui font voir clairement que la politique est autant l’art de tromper les hommes que de les gouverner. [7][12]

Depuis l’emprisonnement des princes, [13][14][15] dont le plus fin a été pris pour dupe, [8] il n’est rien arrivé, sinon que la reine [16] est partie d’ici le 1er de février pour Rouen [17] afin d’y donner ordre à toute la Normandie. Le maréchal de Turenne [18] est à Stenay, [19] qui menace la Champagne ; on y a envoyé et renvoyé pour tâcher de le gagner. Le prince d’Orange, [20] qui est son cousin, et l’Archiduc Léopold, [21] qui est bien aise de nos brouilleries, lui offrent des hommes et de l’argent. Nouvelle arriva hier qu’Erlach [22] est mort dans Brisach [23] dont il était gouverneur. Le maréchal de Turenne lui avait demandé sa fille et son gouvernement en mariage ; si cela est fait, il aura beau moyen de nous nuire. Mme de Bouillon [24] est arrêtée ici à cause que son mari, [25] frère de M. de Turenne, est absent. [9] Nous attendons tous les jours le livre qu’a fait M. de Saumaise [26] pour la défense du feu roi d’Angleterre. [10][27] Il s’en va bientôt faire un voyage à Stockholm y saluer la reine de Suède [28][29] qui l’y a invité par plusieurs belles lettres, promesses et présents qu’elle lui a envoyés. Elle fait grand état des hommes savants, Et spes et ratio studiorum in illa principe tantum, sola enim tristes hac tempestate  Camenas respexit ; [11][30] mais je vous ennuie, je vous baise donc les mains et suis vôtre, etc.

De Paris, ce 4e de février 1650.


a.

Bulderen, no xxxiii (tome i, pages 101‑103) ; Reveillé-Parise, no cclxxv (tome ii, pages 542‑544).

1.

Guy Patin avait joint ce portrait de lui à sa lettre du 5 novembre précédent (lettre 206).

2.

« Oh ! que d’embrassades et que de réjoussances ce seront alors ! » (Horace, Satires, livre i, poème v, vers 43). Le vers 44 complète la pensée de Guy Patin :

Nil ego contulerim iucundo sanus amico.

[Tant que j’aurai ma raison, je ne préférerai rien à un agréable ami].

3.

« laissons de côté cette pensée pour le moment ».

4.

« Même si la gloire doit me venir après la mort, je ne suis pas pressé » (v. note [8], lettre 164). La libre traduction qui précède cette citation latine a probablement été ajoutée par les premiers éditeurs des lettres.

5.

Je n’ai pas su trouver les quatre vers que Guy Patin attribuait ici à son ami François Ogier (1597-Paris 28 juin 1670), qu’il surnommait le prédicateur ou le prieur pour le distinguer de son frère aîné, Charles, l’avocat (v. note [2], lettre 330).

Leur père était Pierre Ogier, maître des requêtes au Parlement de Paris, et leur mère, Marie Dolet. Tout jeune encore, François avait manifesté un goût très vif pour les lettres, mais choisit d’entrer dans les ordres pour mener une double carrière de prédicateur et de poète précieux. Homme du monde avant tout, avide de bruit et de renommée, compté au nombre des beaux esprits de son temps, il avait entretenu des querelles de plume contre la Doctrine curieuse du P. Garasse (Paris, 1624, v. note [1], lettre 58), puis pris la défense de Guez de Balzac contre ses détracteurs (1627, v. note [7], lettre 25). De 1644 à 1648, François Ogier avait accompagné Claude de Mesmes au congrès de Münster pour les préparatifs de la paix de Westphalie De retour à Paris, il s’adonna quelque temps encore à la prédication, puis y renonça pour ne plus s’occuper que de travaux littéraires (G.D.U. xixe s.).

6.

« Mars impie sévit dans l’univers entier [Virgile, v. note [5], lettre 88] ; ou ruses ou fourberies dominent tout. »

7.

Ars non tam regendi quam fallendi homines : v. note [38], lettre 99.

8.

Le prince de Condé, v. note [5], lettre 218.

9.

Dubuisson-Aubenay (Journal des guerres civiles, tome i, page 221, mardi 8 février 1650) :

« La duchesse de Bouillon a offert de faire revenir son mari, et qu’elle lui écrirait, si l’on voulait que l’on lui donnât seulement moyen de vivre »

Journal de la Fronde (volume i, fo 170 ro, 14 février 1650) :

« Le duc de Bouillon traite et l’on espère qu’il paraîtra bientôt à la cour. Il ne se trouve néanmoins personne qui sache où il est. Le bruit de ville veut seulement qu’il soit à Paris enfermé dans quelque couvent ; mais il est certain que Mme d’Aiguillon négocie son accommodement avec Mme de Bouillon suivant les ordres qu’elle en a de la reine, et cette affaire serait déjà faite n’était qu’on veut obliger M. de Bouillon de faire aussi revenir M. de Turenne, ce que l’on prétend qu’il peut faire facilement ; et néanmoins, Mme de Bouillon soutient qu’il {a} n’y peut rien et qu’il n’a eu aucune communication avec lui {b} depuis la prise de Messieurs les princes. Cependant, elle est toujours gardée par M. de Carnavalet et par une douzaine des gardes du corps du roi, {c} et l’on assure que M. de Bouillon est à Turenne. » {d}


  1. Son mari.

  2. Turenne.

  3. V. note [56], lettre 216.

  4. En Corrèze, v. note [7], lettre 223.

10.

« Défense royale pour Charles ier adressée à Charles ii, etc. » de Claude i Saumaise : v. note [52], lettre 176.

11.

« Le beau savoir n’a plus d’espérance et de raison d’être qu’en cette princesse ; elle seule en effet, dans le siècle où nous sommes, a prêté intérêt aux Camènes affligées » ; adaptation à la reine de Suède des vers de Juvénal (Satire vii, vers 1‑3) :

Et spes et ratio studiorum in Cæsare tantum.
Solus enim tristes hac tempestate Camenas
 {a}
respexit
.


  1. Camenæ, les Camènes, assimilées aux Muses.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 février 1650

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(Consulté le 26/04/2024)

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