L. 746.  >
À Charles Spon,
le 23 mars 1663

Monsieur, [a][1]

Je vous rends grâces de votre belle lettre qui m’a donné beaucoup de satisfaction. Je suis bien aise que le Cardan [2] soit si fort avancé. Vous m’avez fait honneur de me mettre dans votre préface, mais si l’on se moque de moi pour la disproportion qui se rencontre de ces Messieurs avec moi, qui ne puis et ne pourrai jamais entrer en comparaison avec de si grands personnages, vous en serez cause et je vous en prendrai à garant ; néanmoins, comme je vous en ai obligation, je vous en remercie de tout mon cœur. [1] Pour ce que vous me mandez touchant le livre de feu M. Bouvard, [3] c’est une autre affaire : j’en avais un qu’il m’avait donné avant que d’être achevé ; il en lut quelque chose à feu M. Riolan, [4] son beau-frère, qui lui conseilla de cacher le tout et de le supprimer, tant parce qu’il était mal fait que parce qu’il y offensait des gens qui lui pouvaient nuire. Ces Messieurs étaient le cardinal Mazarin, [5] Vautier [6] et Vallot. [7] M. Bouvard, qui était déjà fort vieux, eut peur des menaces de M. Riolan, qui était un homme âcre. Il en avait donné un à M. Moreau, [8] qu’il retira, disant qu’il y voulait changer quelque chose. Il m’en fit autant et je fus assez simple de le lui rendre. Feu M. Moreau me dit que cela ne valait rien et qu’il était indigne d’avoir place dans son étude. M. Bouvard était déjà fort sec et fort maigre, enfin il mourut d’une phtisie [9] de vieillesse. Depuis ce temps-là j’en ai parlé une fois à Mme Cousinot, sa fille, [10] qui me témoigna que la famille n’était pas contente de ce livre. [2] Je sais bien que M. Bouvard m’a dit autrefois qu’il avait entretenu le feu roi [11] du mérite et de la capacité de quelques médecins par les mains de qui Sa Majesté avait passé ; et après qu’il lui en eut dit ce qu’il en savait, que le roi s’écria Hélas ! que je suis malheureux d’avoir passé par les mains de tant de charlatans[12][13] Ces Messieurs étaient Héroard, [14] Guillemeau [15] et Vautier. Le premier était bon courtisan, mais mauvais et ignorant médecin. M. Sanche le père [16] m’a dit ici l’année passée que cet homme ne fut jamais médecin de Montpellier. [3][17] Le second était un rusé courtisan qui avait grande envie de faire fortune, mais les malheurs de la reine mère, [18] de laquelle il espérait, l’entraînèrent et le démon du cardinal [19] fut plus fort que le sien ; si bien qu’il succomba et quelque effort qu’il ait fait depuis, il n’a pu y revenir, quoiqu’il ait remué ciel et terre, et que même le feu prince de Condé [20] en eût lui-même parlé, tant au cardinal de Richelieu même qu’au feu roi et à la reine mère. [21] Il avait quelques bonnes qualités, il en avait aussi de mauvaises ; je l’ai fréquenté 27 ans, nous étions de même licence, [22] je savais bien sa portée. [4] M. Barralis [23] et moi avons été ses médecins jusqu’à sa mort. Enfin, j’ai reconnu qu’en son fait il y avait beaucoup d’hypocrisie et de finesse, mais aussi y avait-il de la bonne doctrine et de la vertu, c’est-à-dire de la marchandise mêlée. Pour Vautier, qui était un méchant juif [24] du Comtat d’Avignon, fort glorieux et fort ignorant, il a été bienheureux de n’avoir pas été pendu, et il l’eût été infailliblement si la pauvre reine eût vécu encore six mois. [5] Il avait fait de la fausse monnaie [25] et trouvé moyen de se fourrer ensuite à la cour. Les disgrâces de la reine mère lui donnèrent entrée à Blois [26] par le crédit de Mme de Guercheville. [6][27][28] Il se vantait de secrets chimiques et ressemblait fort à ce médecin de Tacite, [29] Eudemus specie artis, frequens secretis[7] Il se poussa ea parte qua fiunt homines, et qua pollebat[8] Les Marillac [30][31] lui aidèrent en abaissant le cardinal de Richelieu qu’ils avaient dessein de perdre. La Journée des Dupes [32] arriva, il fit arrêter les Marillac et les perdit. Vautier fut arrêté prisonnier et fut dans la Bastille [33] près de douze ans. [9] Enfin la scène et le théâtre de la cour étant changés, il devint premier médecin du roi, moyennant 20 000 écus qu’il donna au cardinal Mazarin qui prenait à toutes mains, à la charge, comme on dit, qu’il serait là son espion. Voyez la politique : il avait été prisonnier du père douze ans et on lui commit la santé du fils ! L’histoire du temps en dira davantage, j’ai vu d’étranges mémoires contre lui, sur la sortie de France de la reine mère quand elle passa en Flandres. En voilà assez pour vous dépeindre ces trois fameux personnages. Je suis, etc.

De Paris, ce 23e de mars 1663.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxi (pages 331‑335) ; Bulderen, no ccxc (tome ii, pages 352‑355) ; Reveillé-Parise, no dcxi (tome iii, pages 427‑429). Ces trois éditions destinent la lettre à André Falconet, mais le premier paragraphe impose Charles Spon qui était en train d’achever l’édition des œuvres complètes de Jérôme Cardan.

1.

V. note [8], lettre 749, pour les Opera omnia de Jérôme Cardan, éditées par Charles Spon et leurs pièces liminaires, où ne figure pas la signature de Spon et où je n’ai pas vu le nom de Guy Patin.

2.

V. note [20], lettre 277, pour Anna Bouvard, épouse de Jacques ii Cousinot. Tout ce passage est un retour de Guy Patin sur le discours anonyme de la Historicæ hodiernæ medicinæ rationalis veritatis [Vérité historique de la médecine d’aujourd’hui] de Charles i Bouvard (sans lieu ni date, v. note [23], lettre 417).

3.

Guy Patin reprenait avec malice et délectation une médisance que Pierre i Sanche colportait. Elle n’était pas dénuée de tout fondement : dans la dernière section, Ombres et lueurs, des Deux Vies latines de Jean Héroard, premier médecin de Louis xiii, j’ai réuni les doutes qui peuvent planer sur le doctorat en médecine que lui aurait conféré l’Université de Montpellier.

4.

Portée : « étendue, capacité de l’esprit, pour ce que peut faire, ce que peut concevoir ou produire l’esprit d’une personne » (Furetière).

Guy Patin et Charles Guillemeau avaient tous deux été reçus licenciés de la Faculté de médecine de Paris en 1626 : des neuf admis, Guillemeau avait obtenu le premier lieu et Patin le dernier.

Guillemeau est l’auteur du Cani miuro (1654), qui contient la première des Deux Vies latines de Jean Héroard, qui est une charge extrêmement virulente contre cet archiatre.

5.

La dernière proposition de cette phrase est de sens obscur : la « pauvre reine » ne pouvait être que Marie de Médicis, veuve de Henri iv, morte en exil à Cologne le 3 juillet 1642, tandis que son médecin, François Vautier (v. note [26], lettre 117), était emprisonné depuis la fin de 1630. Haï de Richelieu en tant que conseiller et agent de la reine mère, Vautier a été le plus politique des médecins qui ont servi la famille royale au xviie s. La mort du cardinal (4 décembre 1642) le fit sortir de la Bastille et lui permit de retrouver immédiatement une place en vue à la cour : il fut nommé premier médecin de Louis xiv en 1646 et occupa cette charge jusqu’à son décès (1652).

Je ne vois pas nettement pourquoi la mort de Marie de Médicis survenue six mois plus tard aurait mené Vautier à la potence ; en revanche il eût pu être pendu si Richelieu avait vécu six mois de plus, c’est-à-dire s’il avait survécu au roi Louis xiii, qui protégeait le médecin de sa mère et mourut le 14 mai 1643. Sans doute s’agit-il donc d’une étourderie des premiers transcripteurs de la lettre (Jacob Spon et Charles Patin).

6.

Antoinette de Pons (morte en 1632) avait épousé en secondes noces Charles du Plessis, marquis de Liancourt (v. note [34], lettre 485). Plutôt que marquise de Liancourt, elle se faisait appeler marquise de Guercheville pour éviter qu’on ne la confondît avec une autre Mme de Liancourt, Gabrielle d’Estrées, maîtresse de Henri iv. Mme de Guercheville (qui s’honorait d’avoir elle aussi repoussé les avances du Vert Galant) était dame d’honneur de Marie de Médicis ; ce fut elle « qui introduisit la première le cardinal de Richelieu auprès d’elle » (Saint-Simon, Mémoires, tome i, page 321) ; elle était la mère de Roger Du Plessis, marquis de Liancourt, puis duc de La Rocheguyon, à propos de qui éclata la dispute théologique (v. note [40], lettre 428) qui mena à la publication des Provinciales (Adam et Coirault).

7.

Tacite, Annales, livre iv, chapitre iii :

Sumitur in conscientiam Eudemus, amicus ac medicus Liviæ, specie artis, frequens secretis.

[On mit dans la confidence Eudemus, ami et médecin de Livie {a} et qui, sous prétexte de son art, prenait souvent part aux secrets].


  1. Guy Patin donnait à Vautier le rôle d’Eudemus et à Marie de Médicis, celui de Livie (Livia, v. note [11], lettre 750).

8.

« par cette partie d’où se font les hommes, et d’où il tirait beaucoup de puissance » : insinuation paillarde, douteusement attribuée au maréchal de Bassompierre, sur les relations intimes de François Vautier et de Marie de Médicis : v. notule {l}, note [35], lettre 117.

9.

V. note [10], lettre 391, pour la Journée des Dupes, le 11 novembre 1630, qui installa Richelieu au pouvoir, et aboutit à la disgrâce de Marie de Médicis et à l’emprisonnement de François Vautier.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 23 mars 1663

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(Consulté le 26/04/2024)

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