L. 663.  >
À André Falconet,
le 11 janvier 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 8e de janvier. Un commis au greffe du Palais mourut hier de la rage, [2] dont il ne fut malade que 24 heures, pour avoir été mordu d’un chat enragé qui a été pareillement tué. M. Richer de Belleval, [3] qui est ici près de Mme Fouquet, [4] la surintendante, et qui se prépare pour s’en retourner, m’a fait ses recommandations avec assurance qu’il me viendra voir avant que de partir s’il peut en prendre le temps. Il n’a été guère de temps à Paris depuis qu’il est arrivé, mais presque toujours à Saint-Mandé [5] auprès de ladite dame. Ce qui l’a ici le plus retenu est l’opposition que deux jeunes médecins, qui sont ici pour plaider au Conseil, ont formée à Montpellier, [6] nommés Benoît [7] et Scharpe, [8] contre les deux professeurs qui ont été reçus, savoir Chicoyneau [9] et le jeune Sanche. [1][10] Il a témoigné grand regret de n’avoir point su que je devais haranguer le jour de la vespérie [11][12] de M. De Laval [13] et a dit qu’il y fût venu s’il l’eût su. [2] Celui qui me l’a rapporté lui a dit la plus grande part de ce qu’elle contenait. Il voudrait bien qu’elle fût imprimée et en emporter quelques exemplaires à Montpellier. Les gens du pays d’Adieusias [14] se vantent fort et mentent hardiment, et nous prennent pour des Francimands [15] qui doivent se laisser duper et tromper. [3]

Le cardinal Mazarin [16] a dit à un de ses amis qu’il se porte mieux depuis qu’il ne se sert plus du conseil des médecins, qu’il veut dorénavant s’en passer et ne plus faire leurs remèdes. Ne fera-t-il pas bien, s’il peut ? Ne pensez-vous pas qu’Ovide ait eu raison lorsqu’il a dit : 

Firme valent per se nullumque Machaona quærunt,
Ad medicam dubius confugit æger opem ?
 [4][17][18]

La cherté des charges ne diminue point et ne sait-on quand elle pourra diminuer : la charge de maître des comptes est à 90 000 écus. On parle fort au Louvre de bals, de ballets [19] et de réjouissances, mais on ne dit rien de soulager le peuple qui meurt de misère, et sans exemple, après une si grande et si solennelle paix [20] générale. O pudor ! o mores ! o tempora ! [5] Le soulagement du peuple devait être le premier dessein de cette paix et aurait été exécuté si nous étions tombés entre les mains d’un bon Français qui aimât sa patrie ; mais de malheur, nous sommes tombés entre les mains d’un étranger, d’un Italien qui ne songe qu’à son profit ; aussi toutes nos affaires vont bien mal. Audi Iustum Lipsium [21] et jugez s’il parle de nous : Ut in quam domum vespillones veniunt, signum est funeris, sic reipublicæ labentis, ad quam fulciendam adhibentur peregrini[6] La reine mère [22] a fait supprimer certains droits qui se levaient sur la rivière de Seine par quelques particuliers au passage des ponts sans aucun droit ni vérification. On dit que cela se faisait par l’autorité de MM. le chancelier [23] et le surintendant, [24] et la connivence du prévôt des marchands, qui butinaient cela ensemble. [7] Quelle honte ! ce péage allait jusqu’à 50 sous pour tonneau. Plût à Dieu que cette même reine prît un pareil soin pour diminuer la taille [25] qui est un fardeau effroyable, onus Ætna ipsa gravius[8][26] par lequel le pauvre peuple est plus maltraité par les partisans que ne le sont les forçats et les galériens [27] sur mer !

Ce lundi 10e de janvier. Demain je fais du latin à M. De Caen [28] pour son doctorat ; [29] et après-dîner, où 20 docteurs sont invités, je me dois rendre à deux heures dans le Collège de Boncourt [30] où tous les députés nommés du Parlement se doivent rendre pour la réformation de l’Université de Reims, [31] avec le recteur [32] de ladite Université et quelques avocats. [9] Je recommencerai bientôt mes leçons [33] au Collège royal[34] La reine d’Angleterre [35] est arrivée au Havre [36] avec la princesse sa fille [37] qu’elle ramène pour être mariée avec M. le duc d’Anjou. [10][38] Ladite reine veut demeurer ici jusqu’à la mort et ne jamais retourner en Angleterre, ne se voulant jamais fier à l’humeur farouche et cruelle des Anglais. Sa fille aînée, veuve du feu prince d’Orange, [39][40] est morte à La Haye [41] de la petite vérole, [42] comme son mari en mourut il y a quelque temps. [11] Cette maladie-là est bien fine pour des Septentrionaux qui n’aiment point la saignée et nonobstant laquelle, plusieurs meurent per quamdam inemendabilem et lethalem partium internarum diaphoram, præsertim pulmonis, cerebri ac intestinorum[12]

La pluie est ici cessée depuis deux jours, mais le froid est venu qui resserre les corps, et la rivière aussi, ce qui était fort nécessaire d’autant qu’elle était prête à déborder [43] et qu’il n’en venait point de marchandises à Paris ; joint que la trop grande humidité de la saison commençait à faire bien des maladies. Quand le Turc [44] a su que nous avions envoyé du secours en Candie, [45] il a fait emprisonner notre ambassadeur, M. de La Haye, [46] et l’a fait mettre dans les Sept Tours. [13][47] Il est aujourd’hui question de le retirer de là par le crédit du roi, [48] ce qui ne se peut faire, à ce qu’on dit, sans y envoyer un homme exprès. Le fils du dit M. de La Haye, [49] qui en est de retour depuis peu, n’y veut aller et dit qu’il vaut mieux qu’il soit ici pour solliciter auprès du roi la liberté de son père. Ils sont très habiles tous deux, et ont très bien servi l’État et la chrétienté. On soupçonne ici que le Turc n’ait découvert une intelligence secrète qu’ils avaient avec les Vénitiens, en leur donnant avis de tout ce qui se passait à leur égard. [14] Hier au soir mourut dans l’île Notre-Dame [50] un grand partisan nommé M. d’Astry. [51] Il mourut subitement, [52] âgé de 72 ans. [15] On dit qu’il venait de la débauche, telle vie, telle fin. Nous avons ébauché l’affaire de Reims, mais il y a des pièces de manque qu’il faudra faire venir de Reims et après, nous les rassemblerons. L’avocat de la Cour pour le recteur de Reims y était, qui dit que M. Talon, [53] avocat général, en fera ci-après faire autant à toutes les universités par un édit du roi qui s’étendra par tous les parlements. Si cela arrive jamais, Montpellier [54] doit avoir peur car il y a là bien de l’abus, aussi bien qu’ailleurs, vu que les professeurs n’y font guère de leçons, et presque point. On dit que le Mazarin porte l’empereur [55] à porter la guerre au Turc et que le roi d’Angleterre [56] s’en va prendre la protection du Portugal contre l’Espagnol. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 11e de janvier 1661.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 11 janvier 1661

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(Consulté le 19/03/2024)

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