Triades 59‑60.
- « “ Dans le petit traité de philosophie qu’il a écrit, Apulée {a} attribue à Platon la distinction de trois sortes d’amour : le premier est divin, il allie la pureté de l’âme au respect de la vertu ; le deuxième est celui d’un esprit dégénéré et de la volupté la plus corrompue ; le troisième mêle les deux précédents, c’est celui d’une intelligence moyenne et d’une passion modérée ” (ibid. page 460). » {b}
- Apulée (v. note [33], lettre 99), La Doctrine de Platon, livre ii, chapitre xiv.
- Emprunt fidèle au commentaire iv de Johannes Thuillius {i} sur l’emblème cx d’Alciat :
Αντερως, id est, Amor virtutis.
Dic ubi sunt incurvi arcus ? ubi tela Cupido ?
Mollia queis iuvenum figere corda soles.
Fax ubi tristis ? ubi pennæ ? tres unde corollas
Fert manus ? unde aliam tempora cincta gerunt ?
Haud mihi vulgari est hospes cum Cypride quicquam,
Ulla voluptatis nos neque forma tulit.
Sed puris hominum succendo mentibus ignes
Disciplinæ, animos astraque ad alta traho.
Quatuor æque ipsa texo virtute corollas
Quarum quæ Sophiæ est, tempora prima tegit.
[Antéros, c’est-à-dire l’amour de la vertu.
Dis-moi Cupidon, {ii} où sont ces arcs incurvés et ces flèches, dont tu aimes à transpercer les tendres cœurs des jeunes gens ? Où sont donc ton triste flambeau, et tes ailes ? D’où viennent les trois guirlandes que tu tiens dans la main, et celle dont tu t’es ceint les tempes ? {iii} Je ne vois aucun intérêt à fréquenter la Vénus vulgaire, {iv} car elle ne m’a procuré aucun semblant de volupté. Moi, j’allume les feux de la discipline dans les âmes pures des hommes, et j’élève leurs esprits vers le firmament. Comme toi, je tresse quatre guirlandes à la vertu personnifiée, dont la première ceint les tempes de la Sagesse]. {v}
- Padoue, 1621 (v. supra notule {g}, note [28]), 2e colonne, page 460, paragraphe intitulé Triplex amor apud Apuleium [Le triple amour dans Apulée].
- Éros des Grecs (v. notule {b}, note [2], lettre latine 365) : Antéros (c’est-à-dire l’anti-Éros), première face, vertueuse, de l’amour chez Platon, s’adresse ici à sa deuxième face, libidineuse.
- La gravure de l’édition latine (Lyon, 1614, page 380) illustre ce propos.
- La Vénus vulgaire, ici surnommée Cypris (celle qu’on honore à Chypre), est celle des débauches charnelles.
- Les trois autres guirlandes, selon l’explication de Thuillius, figurent la Justice (Iustitia), l’Honneur (Fortitudo) et la Modération (Temperentia).
- « La cause efficiente {a} de l’ignorance est triple : légèreté d’esprit, volupté et orgueil.
Sunt quos ingenium leve, sunt quos blanda voluptas,
sunt et quos faciunt corda superba rudes.
Voyez l’emblème clxxxviii d’Alciat, {b} et ibid. pages 799, {c} [800] {d} et 801. » {e}
- La philosophie classique (scolastique) distinguait quatre catégories de causes (Furetière et Trévoux) :
- efficiente, « celle qui produit quelque effet » ;
- finale, « la première en l’intention, et la dernière en l’exécution » ;
- matérielle, « n’ayant ni intelligence ni liberté, elle agit toujours de la même manière lorsqu’elle se trouve dans les mêmes circonstances » ;
- formelle, « se joignant à la matérielle, elle produit le corps ou le composé ».
- Emblème intitulé Submovendam ignorantiam [Il faut repousser l’ignorance], sous-titré Διαλογισμος [Dialogue] {i} (avec mise en exergue des deux vers cités) :
Quod monstrum id ? Sphinx est. Cur candida virginis ora,
Et volucrum pennas, crura leonis habet ?
Hanc faciem assumpsit rerum ignorantia : tanti
Scilicet est triplex caussa et origo mali.
Sunt quos ingenium leve, sunt quos blanda voluptas,
Sunt et quos faciunt corda superba rudes.
At quibus est notum, quid Delphica littera possit,
Præcipitis monstri guttura dira secant.
Namque vir ipse bipesque tripesque et quadrupes idem est,
Primaque prudentis laurea, nosse virum.
[– Quel est ce monstre ? – C’est la Sphinge. {ii} – Pourquoi a-t-elle un radieux visage de vierge, mais des plumes d’oiseau et des pattes de lion ? – C’est l’aspect qu’a emprunté l’ignorance des choses, car triple est la cause et l’origine d’un si grand mal : il en est certains qu’un esprit insignifiant, d’autres, qu’une douce volupté, et d’autres, enfin, qu’un cœur orgueilleux transforme en brutes. Mais ceux qui savent ce que peut la lettre de Delphes {iii} tranchent l’effrayante gorge de ce monstre précipité. {iv} Le fait est que l’homme possède à la fois deux, trois et quatre pieds ; et le premier mérite du sage est de se connaître lui-même].
- Thuillius, page 796.
- V. note [28], lettre 226, pour la légende d’Œdipe et du Sphinx de Thèbes. La langue moderne en a fait un monstre masculin, mais il est féminin dans le mythe grec : la Sphinge, η Σφιγξ, qui dérive du verbe σφιγγειν, « étreindre », car la Sphinge étouffait ses victimes en les serrant contre elle. Elle est hideusement représentée dans l’édition de Lyon, 1614, page 646 (adage numéroté clxxxvii).
- V. notule {c} infra.
- V. notule {d} infra.
Traduction française de Barthélemy Aneau (Lyon, 1549, pages 232‑233) :
« Ôter faut ignorance.
Dialogisme.
D. Quel monstre ? R. Sphinge.
D. Pourquoi chef féminin,
Ailes d’oiseau porte, et pied léonin ?
R. Telle figure a l’ignorance, pource
Que de ce mal si grand, telle est la source.
L’esprit léger, ou plaisir attirant,
Ou cœur trop fier rendent l’homme ignorant.
Mais qui connaît que peut lettre Delphique,
Coupe la gorge au monstre mirifique.
C’est à deux pieds, trois, quatre, on voit l’homme être.
Très grande prudence est de l’homme connaître. »
Son commentaire (dont j’ai modernisé le français) résume bien les choses :
« Sphinge, monstre cauteleux et cruel, en un détroit habitant, proposait à tout passant telle énigme, c’est-à-dire question obscure : Quel animal est à quatre pieds, deux et trois ? Et tuait tous les ignorants qui rien n’en savaient. Jusqu’au jour où Œdipe, le sage devineur, survint, qui résolut la question, disant que c’était l’homme : lequel en son enfance rampe à quatre pattes ; en sa virilité, se soutient droit sur deux pieds ; en sa vieillesse, s’appuie sur un bâton, qui fait le troisième pied. Or, comme souveraine prudence est connaître soi-même, suivant la lettre Delphique écrite au temple d’Apollon, Connais-toi toi-même. Ainsi, ne connaître que c’est de l’homme, et se méconnaître, est souveraine ignorance, qui détruit plusieurs gens et provient ou de légèreté d’esprit, ou de volupté, ou d’arrogance, figurées par les ailes d’oiseau, face de pucelle et pieds de lion étant en ce monstre. »
- Thuillius, 2e colonne, page 799, commentaire iii sur Delphica litera [la lettre de Delphes] :
Delphicam literam vocat illud nunquam satis laudatum oraculum γνωθι σεαυτον. Nam Plato in Charmide, et Plutarchus variis locis tradunt ascriptum fuisse pro foribus templi Apollinis Delphici, literis aureis, γνωθι σεαυτον, id est nosce te ipsum, in quo omnis sapientiæ nervos esse sitos permulti auctores tradiderunt […] Eadem sententia Delphica perbelle declaratur a Xenophonte 4. Comment. sub persona Socratis. Plato in Philæbo : < Σωκρατης > της πασης πονηριας εστι τουναντιον παθος εχον η το λεγομενον υπο των εν Δελφοις γραμματων. < Πρωταρχος > Το “ γνωθι σαυτον ” λεγεις, ω Σωκρατες.
[Gnôthi séauton : jamais on ne glorifiera suffisamment cet oracle, qu’on appelle la lettre de Delphes. Platon dans Charmide {i} et Plutarque, en divers passages, racontent qu’on l’avait gravée en lettres dorées sur le fronton du temple d’Apollon Delphique gnôthi séauton, connais-toi toi-même ; une immense quantité d’auteurs ont dit qu’y résidait le principe essentiel de toute sagesse. (…) Xénophon, dans son 4e Commentaire, proclame parfaitement la sentence de Delphes, en l’attribuant à Socrate. {ii} Platon dans Philèbe : « < Socrate. > ce qui le distingue de tous les autres vices, c’est qu’il fait en nous le contraire de ce que prescrit l’inscription de Delphes. < Protarque. > Tu veux parler, Socrate, du précepte “ Connais-toi toi-même “ »]. {iii}
- Dans ce dialogue de Platon, Protarque demande à Socrate : « Parles-tu du précepte “ Connais-toi toi-même ? ” » Socrate lui répond : « Oui, et il est évident que l’inscription dirait tout le contraire si elle portait “ Ne te connais en aucune façon ”. »
- Xénophon (v. note [86] du Traité de la conservation de santé, chapitre ii), Les Mémorables, livre iv, chapitre ii.
Érasme, après Pline l’Ancien, a attribué cette sentence au philosophe présocratique Chilon de Sparte : v. notule {a‑i}, note [7], lettre 234.
- Échange sur le ridicule, qui figure dans le dialogue de Platon intitulé Philèbe.
- Thuillius, 1re colonne, page 800, commentaire iii sur monstrum præceps [le monstre précipité] :
Ignorantiæ, quæ est revera θήριον ἄλκιμον, και δυσπέλαστον κακόν, ut loquitur Sophocles περὶ ἀμαθίας. Fera robusta, et non adeundum malum. Præcipitis monstri, id est deiecti, deturbati, ruentis. Vel monstrum præceps, idem est atque periculosum, eo quod in præcipitiis saxorum vel montium pericula maiora esse putentur.
[Il s’agit de l’ignorance, qui est en vérité « un fauve farouche et un mal dont il ne faut pas s’approcher », comme dit Sophocle au sujet de l’amathia : monstre « précipité », c’est-à-dire projeté, surpris, bondissant ; ou monstre « dangereux », en pensant que les précipices des rochers et des montagnes exposent à de très grands périls].
En grec, Amathia est l’ignorance, et la mienne sait être crasse ; mais la Pr Sophie Minon, {i} en éminente concitoyenne de la république des lettres, m’a très aimablement tiré d’affaire sur cette référence à Sophocle. {ii} Il s’agit de son fragment 924, dans la nomenclature de Stefan Radt : {iii}
ὡς δυσπάλαιστόν ἐστιν ἀμαθίαν κακόν.
J’en remercie de tout cœur ma fidèle correspondante, d’autant plus qu’elle a assorti sa réponse de ce précieux commentaire, qui va bien au delà de mes humbles vœux ; il explique en effet l’énoncé et le sens de la citation (j’y ai respecté l’accentuation grecque) :
« L’adjectif à l’accusatif neutre δυσπέλαστον, qui est imprimé dans la source de 1621, a été amendé par le grand spécialiste de Sophocle qu’était Johann August Nauck {iv} et sa correction a été admise par les éditeurs, qui depuis préfèrent donc la forme δυσπάλαιστον. C’est sémantiquement justifié : l’adjectif employé en 1621, δυσπέλαστος, signifie “ difficile (δυσ), dangereux à approcher (πελάζειν) ” ; tandis que δυσπάλαιστος signifie “ difficile à combattre ”, {v} ce qui convient mieux. Un autre poète tragique grec, Euripide, utilise le même qualificatif pour la vieillesse.
L’un et l’autre adjectif sont rarissimes, mais le second est attesté à quelques reprises chez différents auteurs (d’où la correction de Nauck), tandis que δυσπέλαστος eût été un hapax. {vi} Il est curieux de découvrir cette étape de la transmission du texte, où l’erreur probable du copiste n’avait pas encore été identifiée. Ce serait intéressant de chercher comment elle s’est introduite dans la transmission de ce fragment, et à partir de quel type d’écriture, car le plus difficile à expliquer est la substitution de l’epsilon (ε) à l’alpha (α) dans la deuxième syllabe.
On n’a donc aucun autre élément que les cinq mots du fragment 924 (et on ignore le titre de la pièce d’où il est extrait) ; en voici le sens :
“ […] que {vii} l’ignorance est un mal {viii} difficile à combattre. ” {ix}
L’édition d’Alciat reformule le fragment, cite “ le mal difficile à combattre ”, et l’attribue à Sophocle “ au sujet de l’ignorance ” (περὶ ἀμαθίας). Il reste néanmoins à faire un sort à θήριον ἄλκιμον, qui peut venir de Pausanias le Périégète, {x} livre vi, ch. 5, § 5 : il s’agit des exploits de Poulydamas, un émule d’Héraclès, qui s’illustra à la lutte contre différentes bêtes sauvages ; {xi} il se bat notamment contre un lion, qualifié de θήριον ἄλκιμον, “ bête puissante et vaillante ” ; mais il n’est pas question ici d’ignorance.
L’association des deux (θήριον et ἀμαθία) est dans Platon, {xii} mais la “ bête ” est ici un cochon, ce qui veut dire un cochon sauvage : l’image est celle de se vautrer à l’aise dans son ignorance, comme un pourceau dans la fange.
La double métaphore est en revanche chez le commentateur d’Alciat : celle d’une lutte difficile contre cette bête (sauvage) puissante qu’est l’ignorance. C’est le combat de la culture contre la nature. La référence ne paraît donc pas être platonicienne, mais insister plutôt sur la puissance sauvage de l’ignorance, sur les ravages qu’elle est susceptible de faire en termes de sauvagerie, d’atteinte à la civilisation. Cela insiste aussi sur la force surhumaine qu’il faut, le caractère d’exploit {xiii} de la lutte contre un ennemi si farouche. »
- V. note [1], lettre 115.
- V. supra notule {a‑ii} note [31].
- Tragicorum Græcorum Fragmenta [Fragments des tragiques grecs], Göttingen, 1971-2004.
- Fin xixe s.
- Dans le vocabulaire de la palestre, le lieu où les hommes s’entraînaient à lutter, παλαίειν.
- Attestation unique d’un mot.
- Ce « que » introduit certainement une complétive d’un verbe déclaratif non conservé dont le sujet pouvait éventuellement être Sophocle lui-même.
- Κακόν, mauvais, adjectif au neutre substantivé.
- Contre lequel il est difficile de lutter.
- V. note [41] du Borboniana 8 manuscrit.
- Θήρια : non pas des « serpents », mais plutôt des « fauves », des bêtes que l’on chasse, par référence à θήρα, « la chasse ».
- République, 535 e4.
- Comme celui d’Héraclès contre le lion de Némée : tel est le parallèle mentionné par Pausanias dans le passage susdit.
- Thuillius, 2e colonne, page 801, commentaire iv sur les attributs de la Sphinge :
Nam virginea facies voluptatem repræsentat, fœdamque libidinem, quæ hominem ita excæcat et afficit, ut eum ab humanitate degenerem in belluinam ferme naturam commutet, quo sit ut ab omni vera disciplina rectaque institutione penitus abhorreat.
Plumæ volucres, quibus totum corpus occupatur, et quasi obsidetur, levitatem et inconstantiam animi satis aperte declarant, quæ quidem cum rationis principatum, vel naturæ vel consuetudinis vitio præripuit et occupavit, quid in homine reliquum est, quod firmum aut constans esse vel videri possit ?
Cæterum pedes, quales sunt leonis, indicant superbiam arrogantiamque, quæ cum falsam de rebus opinionem habeat, seque scire putet, quod nescit, non mirum est si turpiter impingat, et longissime absit a perfecta rerum cognitione.
[D’abord, son faciès virginal représente la volupté et l’ignoble débauche, qui aveuglent et affectent tant l’homme que, dépouillé de toute amabilité, il se transforme entièrement en une bête sauvage, avec une horreur absolue de la véritable discipline et des règles de bonne conduite.
Les plumes d’oiseau qui lui couvrent tout le corps, et comme l’investissent, révèlent assez ouvertement la légèreté et l’inconstance de son esprit : bien qu’il soit le siège de la raison, par quelle corruption innée ou acquise a-t-il arraché et saisi ce qui reste ou pourrait sembler rester de solide ou de constant en l’homme ?
Enfin, ses pattes, semblables à celles d’un lion, figurent l’orgueil et l’arrogance : elle a fausse opinion de la vie, elle croit savoir ce qu’elle ignore ; il n’y a pas à s’étonner qu’elle attaque déloyalement et se tienne à mille lieues de la parfaite connaissance des choses].
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