L. 25.  >
À Claude II Belin,
le 2 octobre 1635

Monsieur, [a][1]

Pour vous témoigner que je n’ai pas oublié le service que je vous dois ni ma promesse touchant votre M. Monsaint, [2] je vous envoie enfin, après beaucoup de temps (mais ce n’est pas ma faute, puisque je n’ai pu le faire plus tôt), copie de l’exploit que l’on a donné au dit sieur, à la diligence de notre doyen, [3] en vertu de la requête qu’il a obtenue pour poursuivre telles gens que lui. Je pense que c’est ce que par ci-devant vous avez désiré de moi. Si j’apprends que vous désiriez autre chose, je tâcherai de vous y servir ; au moins je n’y manquerai pas de bonne volonté. On ne dit pas ici de nouvelles dignes de vous, sinon que le cardinal de La Valette [4] a battu Gallas, [5] lui a tué cinq ou six mille hommes, et gagné douze canons. [1] On dit que le roi [6] est par delà Saint-Dizier ; [2][7] M. le cardinal [8] est ici qui prend l’air çà et là pour refaire Son Éminence des afflictions qui l’incommodent au corps et en l’esprit, ex deteriori et minus prospero rerum nostrarum successu[3] On a ici imprimé les Lettres d’État et d’ambassades de M. de Fresne-Canaye, [4][9] ambassadeur pour le roi à Venise. Il y en a trois tomes in‑fo, dont les deux premiers ne contiennent guère qu’affaires communes du temps ; mais le troisième est tout ce qui se passa à Venise les ans 1606, 1607, quand le pape Paul v [10][11][12] excommunia [13] les Vénitiens. [5] Ce troisième est fort curieux. Messieurs les pères loyoles [14] furent chassés de ladite ville pour leur infidélité papaline ; et en l’accord qui en fut fait, ils n’y purent être remis, pour les insignes conspirations qui furent reconnues être venues par leurs artifices et par le moyen de la benoîte confession auriculaire [15] contre la liberté de ladite République. Tout le pecus loyoliticum [6] est furieusement chargé et sanglé dans ce troisième tome, lequel par ci-après fournira de bonnes charges contre eux à ceux qui les voudront taxer. On imprime aussi de nouvelles lettres de Balzac. [7][16] Je vous baise les mains, à monsieur votre frère et à tous Messieurs vos collègues, pour demeurer à jamais, Monsieur, votre très humble et affectionné serviteur,

Patin.

De Paris ce 2d d’octobre 1635.


a.

Ms BnF no 9358, fo 31 ; Triaire no xxv (pages 94‑95) ; Reveillé-Parise, no xix (tome i, pages 33‑34) ; Prévot & Jestaz no 2 (Pléiade, pages 408‑409).

1.

Mathias Gallas (Trente 1584-Vienne 1647), comte de Campo et duc de Lucera, général dans l’armée impériale, s’était couvert de gloire à la bataille de Nördlingen (1634) contre les Suédois. La France avait déclaré la guerre à l’Empire le 18 septembre. Gallas combattait alors aux alentours de Metz, aux côtés de Charles iv de Lorraine, qui tentait de profiter des hostilités pour reprendre son duché aux Français ; les troupes adverses étaient menées par le cardinal de La Valette et Bernard de Saxe-Weimar (v. note [7], lettre 27) ; elles repoussèrent Gallas au delà du Rhin qu’il venait de franchir.

2.

Saint-Dizier (Haute-Marne), sur la Marne, à mi-chemin entre Paris et Strasbourg, était une ville forte de Champagne.

3.

« à cause de la piètre et moins qu’heureuse réussite de nos affaires. »

4.

Philippe de Canaye, sieur de Fresne (Paris 1551-1610), conseiller d’État sous Henri iii, avait été, sous Henri iv, ambassadeur en Angleterre, en Allemagne, à Venise, et employé à d’importantes négociations. Désigné comme arbitre lors de la Conférence de Fontainebleau (1600, v. note [3], lettre 548), il se sentit ébranlé dans sa croyance et peu après, abjura le calvinisme.

Guy Patin citait ici les Lettres et ambassades de messire Philippe Canaye, seigneur de Fresne… avec un sommaire de sa vie, et un récit particulier du procès criminel fait au maréchal de Biron, composé par M. de La Guesle… (Publié par Robert Regnault, minime de Paris) (Paris, Étienne Richer, 1635-1636, 3 volumes in‑fo).

5.

Devenue indépendante de l’Empire byzantin à la fin du vie s., la République de Venise, surnommée la Sérénissime était composée des 72 îles qui forment sa capitale et des 11 provinces qui composent son État, Terra firma Venetorum [Terre ferme des Vénitiens] (Trévoux) : « 1. Le Dogado ou le duché de Venise occupe toute la côte, depuis l’embouchure de l’Adige jusqu’à Marano inclusivement, toutes les Îles de cette côte dépendent de cette province ; 2. le Frioul ; 3. la Marche trévisane, qui comprend le Trévisan, le Feltrin, le Bellunois et le Cadorin. On trouve au couchant de la Marche, 4. le Vicentin, 5. le Padouan, 6. la Polésine de Rovigo, le premier au nord, le dernier au sud, et l’autre au milieu. Au couchant de ceux-ci on trouvent 7. le Véronois, 8. le Bressan, 9. le Pergamasc enclavé dans le duché de Milan, 10. l’Istrie vénitienne [Dalmatie] qui est la plus orientale de ces provinces, et séparée des autres par [11.] la Carniole. » Venise possédait en outre des escales (colonies) en Méditerranée orientale, dont les principales étaient Corfou, Chypre, la Crète et Acre.

La République était dirigée par un doge [duc] élu à vie parmi les nobles de la ville, qui dirigeait le Sénat, assisté par « les procurateurs de Saint-Marc, le grand chancelier, les sages grands, les provéditeurs, les inquisiteurs de Terre-Ferme, les podestats, les capitaines des armes ». Au xviie s., la République avait déjà entamé son lent déclin, qui s’acheva par sa dissolution, en 1797, et sa réunion à l’Empire d’Autriche.

Outre l’excommunication de Venise (v. infra note [6]), sous le pontificat de Paul v (Camillo Borghese, Rome 1552-ibid. 1621, élu pape en 1605), la Congrégation de l’Index condamna la doctrine de Copernic et défendit en 1616 à Galilée de l’enseigner (v. note [19], lettre 226). En 1617, Paul v renouvela la constitution de Sixte iv sur l’immaculée conception de la Vierge, sans vouloir néanmoins en faire un article de foi. Ce pape embellit Rome, mais ternit son règne par un népotisme effréné.

6.

« troupeau loyolitique ».

Guy Patin parlait ici de l’interdit dont Paul v frappa la République de Venise en 1605 parce qu’elle tenait à garder ses droits juridiques sur la nomination du clergé local et qu’elle se refusait parfois à déférer les clercs coupables de délits devant les tribunaux ecclésiastiques. Une querelle sur les pouvoirs politique et religieux en découla : le Sénat vénitien déclarait que les princes, de par la loi divine, avaient pleine autorité temporelle et qu’aucun pouvoir humain ne s’y pouvait opposer ; Rome affirmait le pouvoir absolu du pape, qui l’autorisait à déléguer et révoquer selon sa convenance. Les clans papiste et antipapiste s’affrontèrent alors, et les jésuites vénitiens, nécessairement favorables à Rome, jugèrent préférable de plier bagage. Cette « guerre de l’interdit » aurait bien pu dégénérer en conflit armé car les Espagnols se montraient disposés à soutenir le pape ; mais la France offrit son arbitrage, et un compromis fut trouvé en 1607 (A. Cullière). V. notes [4], lettre 37, et [6], lettre 91, pour d’autres détails sur cette affaire, ainsi que note [7], lettre 536, pour une relation de de Thou sur ses origines.

Confession auriculaire ou privée (Furetière) :

« confession {a} qui se fait à l’oreille du prêtre, par opposition à la confession publique qui a été usitée dans la primitive Église. ».


  1. V. seconde notule {c}, note [54] du Borboniana 5 manuscrit, pour la confession (aveu, suivi de pénitence et rémission des péchés) dont les catholiques, contrairement aux protestants, font un sacrement.

Benoîte : « par ironie, qui affecte une dévotion doucereuse » (ibid.).

7.

Jean-Louis Guez, seigneur de Balzac (Angoulême 1597-ibid. 8 février 1654) a été l’un des écrivains les plus vénérés de son époque. Il était fils d’un gentilhomme, Guillaume Guez, qui avait servi sous le duc d’Épernon et qui, ayant fait bâtir un château, près d’Angoulême, au village de Balzac, avait ajouté depuis lors à son nom celui de sa châtellenie. Jean-Louis, après avoir étudié chez les jésuites, avait fait à 17 ans un voyage en Hollande pour y compléter son éducation. Il y avait connu le savant Baudius (v. note [30], lettre 195) et fait paraître son premier ouvrage, intitulé Discours politique d’un gentilhomme français, où il se prononçait pour la liberté et pour la Réforme. Il se livra en même temps, en compagnie de Théophile de Viau (v. note [7], lettre de Charles Spon, datée du 28 décembre 1657), à une vie de plaisirs si peu mesurés que sa santé en fut altérée, et que, depuis lors, il se voua à la chasteté.

Revenu en France en 1618, il s’était rendu près du duc d’Épernon, protecteur de son père ; il vécut dans l’intimité du fils du duc qui, devenu cardinal de La Valette, l’emmena avec lui en Italie et en fit son agent d’affaires à Rome. Balzac avait alors commencé à écrire des lettres qui eurent un grand retentissement. Lorsqu’il quitta l’Italie, en 1622, pour se rendre à Paris, il y était déjà presque célèbre. Il reçut partout l’accueil le plus flatteur et se vit recherché des plus grands personnages, au nombre desquels se trouvait l’évêque de Luçon, futur cardinal de Richelieu. Son premier recueil de lettres, publié en 1624, avait obtenu un succès prodigieux, non seulement en France, mais dans toute l’Europe.

Devenu tout à coup célèbre, Balzac eut aussitôt un grand nombre d’envieux, et par conséquent, d’adversaires acharnés. À leur tête se trouvèrent deux moines feuillants : dom André de Saint-Denis, qui l’attaqua vivement comme plagiaire dans un livre intitulé Conformité de l’éloquence de M. de Balzac avec celle des plus grands personnages des temps passés et des temps présents ; et le P. Goulu, général de l’Ordre, qui, sous le titre de Phyllarque, publia contre lui la plus virulente des diatribes (v. note [6] du Borboniana 8 manuscrit). Pour répondre à ces attaques passionnées, Balzac avait fait paraître son Apologie, sous le nom du prieur François Ogier (v. note [5], lettre 217) ; mais las de ces querelles et déçu d’être mal récompensé de ses talents, Balzac s’était retiré dans son château charentais pour y passer la plus grande partie de sa vie à écrire et à recevoir ses amis.

Guy Patin mentionnait ici la préparation d’une nouvelle édition des Lettres : Suite de la seconde partie des Lettres de M. de Balzac (Paris, Pierre Rocolet, 1636, 2 volumes in‑8o). Contrairement à celles de Mme de Sévigné ou de Patin, les lettres de Balzac ne contiennent ni anecdotes, ni détails familiers, ni épanchements de confiance ; entièrement consacrées aux plus hautes considérations de l’esprit, elles sacrifient les charmes de l’authenticité à la recherche de la perfection formelle ; peu de gens les lisent encore aujourd’hui, et le prestige du nom de Balzac s’est porté sur un autre écrivain, Honoré (1799-1850), qui n’était que son homonyme (G.D.U. xixe s. et Triaire).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 2 octobre 1635

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(Consulté le 26/04/2024)

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