L. 720.  >
À André Falconet,
le 20 janvier 1662

Monsieur, [a][1]

Ce matin, il s’est fait un duel [2] signalé à demi-lieue de Paris, près de Chaillot, [1][3] de huit seigneurs, desquels plusieurs ont été blessés et un est demeuré mort sur la place, qui est M. le marquis d’Antin, [4] neveu de l’archevêque de Sens. [2][5][6] Le marquis de Noirmoutier [7] et M. de La Frette, [8] et le comte de Chalais [9] sont du nombre. Il y a eu cette semaine une querelle dans la buvette de la Grand’Chambre entre M. Talon, [10] avocat général, et M. le président de Mesmes, [11] le président de Novion [12] et autres, mais on croit que la querelle n’ira pas plus loin. C’était pour l’autorité du Parlement par-dessus la Chambre de justice. [13] L’accord du cardinal de Retz [14] est conclu tout à fait. On sait qu’il a été en plusieurs endroits, déguisé, habillé de gris, se faisant appeler le baron de Neuville. Il parlait latin, connaissait tout le monde et se faisait aimer de tout le monde. Il a été à Dunkerque, [15] à Anvers, [16] à La Haye, [17] à Rotterdam [18] (pays du bon Érasme), à Paderborn [19] à Münster, [20] en Westphalie, [3] où il a demeuré trois mois entiers inconnu, mais admiré merveilleusement pour les belles qualités qu’il possède. Il était logé chez un savant médecin nommé M. de Rottendorf qui lui parla de moi avec affection ; le cardinal lui répondit de même, et lui dit qu’il me connaissait fort bien et qu’il faisait grand état de moi. [4][21][22] Le médecin, son hôte, qui l’admirait, et particulièrement pour deux choses, dont la première était de voir qu’il connaissait tout le monde, la seconde qu’il savait tout et qu’il excellait particulièrement en politique, soupçonna qu’il n’était pas homme du commun, outre qu’en cette occasion il parlait mieux latin que ne font tous les gentilshommes français. Cela fut cause que ledit hôte en entretint M. l’évêque de Münster, [5][23] prince du pays, qui témoigna de la curiosité à connaître ce gentilhomme ; mais lui, sachant qu’il eût été en danger, s’en défendit prudemment et délogea dès le lendemain de grand matin, de peur qu’il ne lui arrivât pis. C’est qu’il n’y veut point manger le carême [24] prochain de jambon de Westphalie, que nous appelons ici jambon de Mayence, petasones Mogontini[6][25] parce qu’autrefois cette grande foire de jambon était à Mayence (et aujourd’hui à Francfort) et la grande quantité que nous en avons à Paris vers Pâques nous vient par les marchands hollandais. [26][27] Mais vous direz que je ne vous entretiens que de jambons, j’aimerais mieux vous en faire manger ici, en dépit des juifs qui s’en font une loi. [28] Que j’aurais de plaisir de vous faire bonne chère ! au moins je vous la ferais spirituelle, sans que les moines s’en mêlassent. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 20e de janvier 1662.


a.

Bulderen, no cclxxii (tome ii, pages 306‑308) ; Reveillé-Parise, no dxcvi (tome iii, pages 395‑397).

1.

Aujourd’hui un quartier xvie arrondissement de Paris, Chaillot avait un village voisin, situé sur une colline de la rive droite de la Seine en aval de la capitale. En 1659, il était devenu le faubourg de la Conférence, ainsi nommée pour célébrer la paix des Pyrénées. Sa porte homonyme occupait ce qui est à présenti la place de la Concorde. V. note [20], lettre 536, pour le village attenant de Nigeon et son couvent des minimes (bonshommes).

2.

L’archevêque de Sens était depuis août 1646 Henri-Louis de Pardaillan de Gondrin (v. note [9], lettre 229). Les Gondrin, depuis le xvie s. étaient marquis de Montespan et d’Antin (Adam). Saint-Simon (Mémoires, tome i, page 472, et tome ii, page 52) a évoqué ce « fameux duel » qui engagea quatre gentilshommes de chaque côté.

Antin fut tué par Beauvillier. L’affaire fit très grand bruit et une pluie de condamnations sévères tomba sur les survivants :

3.

Paderborn est une ville-évêché de Westphalie, capitale d’un petit État qui portait son nom.

4.

Bernhard Rottendorf (1594-1671), médecin, botaniste et poète de Münster, a attaché son nom aux deux ouvrages qu’il a édités : {a}

5.

Christoph Bernhard von Galen (Bispink, Westphalie 1606-1678) avait été élu prince-évêque de Münster en 1650. Il avait dès lors donné libre cours à ses inclinations guerrières, s’attachant à réorganiser l’administration militaire de Münster, se formant une petite armée et commençant diverses réformes qui causèrent un vif mécontentement dans la population. En 1655, une insurrection avait éclaté à Münster qui, avec l’aide des Provinces-Unies, avait soutenu une longue lutte armée contre son évêque. Galen avait assiégé la ville en 1657, en devenant complètement maître en 1661. En 1664, l’empereur ayant résolu de faire la guerre aux Turcs, le belliqueux prélat devint un des chefs de l’armée et prit part à la bataille de Saint-Gotthard remportée par Montecuculli sur le grand vizir Köprülü (v. note [3], lettre 791). Revenu de Hongrie, Galen fit alliance avec l’Angleterre contre la Hollande (1665) et s’engagea à fournir, en échange des subsides anglais, une armée de 15 000 hommes. Assoiffé de puissance et de gloire, le redoutable évêque passa le reste de son existence à guerroyer au fil des alliances changeantes qu’il contracta avec la plupart des souverains d’Europe.

En 1672, von Galen perdit son évêché, qui échut à Ferdinand von Fürstengerg en 1675 (v. supra notule {d}, note [4]).

6.

« jambons de Mayence » ; Furetière : « préparation de jambons qui se fait en les salant avec du salpêtre pur et en les pressant dans un pressoir à linge pendant huit jours. Après quoi, on les trempe dans de l’esprit de vin où il y aura eu des grains de genièvre pilés et macérés, et ensuite on les met sécher à la fumée du bois de genièvre. »

V. notule {a}, note [9], lettre de Claude ii Belin datée du 31 janvier 1657 pour Mayence (Moguntia en latin).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 20 janvier 1662

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(Consulté le 11/12/2024)

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