L. latine reçue 22.  >
De Adolf Vorst,
le 4 novembre 1661

[Collège de France, Ms Montaiglon, pages 199‑202 | LAT]

Adolf Vorst salue le très distingué M. Guy Patin.

Très distingué Monsieur, [a][1][2]

Ce fut pour moi une joie d’apprendre, par la dernière lettre de mon fils, [3] que vous vous étiez rétabli. Pour cette faveur, Gallum Æsculapio debes ; [1][4][5][6] ou plutôt, pour parler en bon chrétien, d’immenses grâces à Dieu notre Sauveur qui a bien voulu attarder parmi les vivants le vieillard que vous êtes maintenant, et pour l’avantage public de l’Université, et pour le salut de quantité de malades, dont la moisson est si immense cette année ; même si attarder correspond au verbe grec μωραινειν, dont le sens est, à tout le moins, peu aimable[2][7][8] Puisse ce Maître suprême faire aussi que vous jouissiez d’une heureuse santé pendant encore de nombreuses années ; et que seulement quand la sénilité vous aura affaibli, vous répondiez volontairement et librement à son appel le jour où viendra cette heure fatale et décisive, pour une mort très douce, et deviendrez serus conviva Tonantis[3][9] Puisse mon vœu être entendu par Celui qui seul peut accomplir cela. Un autre Écossais que nous avons reçu docteur en médecine il y a peu de temps se rend à nouveau chez vous. Comme il me demandait des lettres pour vous le recommander, je n’ai pas eu le front de les lui refuser. Je vous prie de lui faire sentir qu’un lien très fort d’amitié nous attache l’un à l’autre. [4] Les affaires de votre royaume commencent à être très florissantes pour le roi et un Siècle d’or [10] va poindre pour vous si bellua ista, bellum dico, minime bellum[5][11][12] ne vient s’opposer à cette félicité. Il est dans l’intérêt général que les concussionnaires [6] et les voleurs du trésor public soient punis : ils s’engraissent aux dépens du peuple, ils appauvrissent tout le monde pour s’enrichir eux seuls. Nemo bonus repente dives[7][13] Votre Fouquet est donc un abrégé de la vilenie et digne du gibet ; mais avant, il faut le tordre comme une éponge. [14] Je ne voudrais pourtant pas qu’on s’emploie çà et là à dépenser un grand monceau d’argent dans la guerre. Le traité d’alliance entre votre roi et nos Provinces progresse très lentement, il se traîne depuis trop longtemps et contre l’opinion de beaucoup de monde. Je suis d’avis que cela se fera parce que vos intérêts et les nôtres s’intriquent intimement. On est dans l’incertitude de ce qu’il adviendra alors des Anglais, des Portugais, des Espagnols. S’il arrive que le roi de France, plein de courage et riche comme il est à présent, attaque celui d’Espagne, [15] toute l’Europe sera engagée dans cette guerre. Vous connaissez les procédés de la Maison d’Autriche et des loyolites ; pour que ce différend n’explose en une guerre ouverte, sans doute omnem movebunt lapidem[8][16][17][18] Comme à leur habitude, ceux de chez nous sont les spectateurs de cette tragédie. De temps en temps, en cas de besoin et comme je vous en supplie très instamment, vous voulez bien assister mon fils de vos conseils. Si en retour, je puis faire quelque chose qui vous soit agréable, il n’y aura rien à quoi j’aspirerai de meilleur cœur pourvu que vous m’en donniez l’ordre. Vive et vale, très savant Monsieur, de la part de celui qui est tout à vous.

Écrit à la hâte, de Leyde, le 4e de novembre 1661.

Quand l’occasion s’en présentera, je vous prie de saluer M. Sorbière de ma part. [19] Pour la lire, si vous trouvez qu’elle en vaut la peine, vous pourrez demander à mon fils l’épître qu’il a dédiée à M. Golius. [9][20]


a.

Coll. Fr. ms Montaiglon, pages 199‑202, lettre autographe d’Adolf Vorst « Au très distingué et très docte M. Guy Patin, docteur en médecine et très célèbre professeur royal, son ami. À Paris, par la main d’un ami ».

1.

« Vous devez [sacrifier] un coq à Esculape » (paroles de Socrate dans l’Apologétique de Tertulien, v. note [12], lettre 698).

2.

Pour faire sourire Guy Patin convalescent (en se moquant doucement de lui, qui avait cinq ans de moins que lui), Adolf Vorst reliait malicieusement (mais sans solide justification étymologique) le verbe latin morari [attarder], qui vient de mora [retard], au verbe grec môrainein [devenir fou], qui vient de moria [folie].

Au dernier trimestre de 1661, Patin avait dû s’aliter pendant six semaines (v. le tout début de sa lettre du 13 décembre à Hugues ii de Salins), probablement victime de l’épidémie de fièvre typhoïde qui avait frappé l’Europe en 1661 (v. note [1], lettre 717).

3.

« sans hâte le convive du dieu tonnant [Jupiter] » ; Martial (Épigrammes, livre viii, 39, vers 5‑6) :

Esse velis, oro, serus conviva Tonantis :
at tu si properas, Iuppiter, ipse veni
.

[Ne te hâte pas, je t’en conjure, de devenir le convive du dieu tonnant ; et toi, Jupiter, si tu es pressé, viens donc toi-même].

4.

V. note [3], lettre d’Adolf Vorst datée du 4 septembre 1661, pour Robert Sibbald, le premier étudiant écossais de Leyde que Vorst avait recommandé à Guy Patin, mais c’est son camarade écossais (de nom inconnu), et non Sibbald, qui avait été reçu docteur à Leyde.

5.

« cette bête sauvage, j’entends une guerre, rien moins que belle ».

Adolf Vorst jouait sur l’étymologie incertaine du mot bellum, telle qu’Érasme l’a expliquée dans son très long adage no 3001, Dulce bellum inexpertis [La guerre est douce à ceux qui ne la connaissent pas] : {a}

Neque non viderunt hæc grammatici, quorum alii bellum κατ’ αντιφρασιν dictum volunt, quod nihil habeat neque bonum neque bellum, nec alia ratione bellum esse bellum quam Furiæ sunt Euminides ; alii malunt a bellua deductum, quod belluarum sit, non hominum, in mutuum exitium congredi.

[Cela n’a pas échappé aux grammairiens : certains veulent que bellum ait été ainsi nommée par antiphrase, parce qu’elle n’a rien de bon ni de bellum, {b} et qu’elle est la guerre comme les Furies sont les Euménides ; {c} d’autres préfèrent la dériver de bellua, {c} parce que s’entretuer serait le propre des bêtes et non des hommes].


  1. V. note [3], lettre 44 pour le Bellum [La Guerre], texte de cet adage qui a été publié seul à Bâle en 1517.

  2. Beau, charmant : Érasme aurait pu intituler son adage Belle bellum inexpertis, mais a préféré être fidèle à ses sources antiques qui ont utilisé dulcis (Végèce) et γλυκυς (Pindare).

  3. « Euménides : Nom que les Grecs ont donné aux Furies des enfers [v. première notule {d}, note [35], lettre 399]. Les savants ne conviennent pas sur l’origine de ce mot. Eustathe et Servius ont cru qu’elles ont été ainsi nommées par un sens contraire, et par antiphrase, comme parlent les grammairiens, car eumenes, en grec, signifie doux et bénin, qui sont des qualités contraires à celles des Furies. Mais plusieurs écrivains modernes rejettent cette étymologie, ou origine : ils prétendent que le nom d’Euménides a été imposé aux Furies en son vrai sens, et qu’elles furent ainsi appelées lorsqu’Oreste fut absous du meurtre qu’il avait commis en la personne de sa mère ; Minerve apaisa les Furies et les adoucit, en sorte qu’elles cessèrent de poursuivre et de tourmenter Oreste » (Trévoux).

  4. Bête sauvage.

V. note [27] du Faux Patiniana II‑6 pour le Siècle d’or.

6.

L’apparition du procès de Nicolas Fouquet dans la correspondance latine y introduit l’emploi fréquent du mot peculator : coupable de péculat, « crime de vol des deniers publics par celui qui en est l’ordonnateur, le dépositaire, ou le receveur » (Furetière) ; concussionnaire en français (mot ajouté à notre glossaire).

7.

Repente dives factus est nemo bonus : « Jamais honnête homme n’est devenu riche tout à coup » (Publilius Syrus, Sentences, vers 852).

8.

« retourneront-ils chaque pierre » : « risqueront-ils le tout pour le tout » (v. note [8], lettre 213). Adolf Vorst exprimait sa vive inquiétude sur la réaction des Habsbourg d’Espagne et d’Autriche en cas d’alliance entre la France et les Provinces-Unies.

9.

Dans la lettre qu’il lui a écrite le 3 janvier 1662, Guy Patin a répondu point par point aux deux lettres d’Adolf Vorst que contient notre édition (la présente et celle du 4 septembre 1661). Il n’y est cependant pas revenu sur cette épître d’Eberhard Vorst à Jacob Golius (v. note [5], lettre latine 66), dont je n’ai pas trouvé de trace imprimée.

s.

Collège de France, Ms Montaiglon, page 199 (non accessible en ligne).

Cl. V. Guidoni Patino
Adolfus Vorstius S.D.

Convaluisse te vir clarissime lubentia mihi fuit, ex filij
mei percepisse postremis. Gallum Æsculapio debes propter hoc
beneficium ; aut potius, ut Christianè loquar, Deo Sospitatori
gratias ingentes, quod te Senem, publico Acad. bono, et tot
ægrotorum saluti, quorum horno messis multo maxima nunc est,
voluerit inter vivos etiamnum morari, et tamen minimè
morari, quod Græcis
μωραινειν, significatione parùm grata.
Faxit idem ille summus noster Imperator, ut multos in annos
adhuc fruaris optata valetudine ; et, non nisi senio confectus,
ac morte placidissima, ubi suprema illa advenit et decre-
toria hora, vocantem te libens volensque sequaris, serus
Tonantis futurus conviva. Audiat votum hoc meum ille,
qui solus præstare id potest. Venit iterum alius ad te
Scotus, Medicinæ apud nos non ita pridem creatus Doctor.
Cum commendatitias ad te exigeret, non erat frontis meæ
hoc illi negare. Rogo ut sentiat nos esse amicitiæ nexu
coniunctissimos. Regni vestri res hoc rege incipiunt esse
florentissimæ, et aureum vobis sæculum imminet, nisi
bellua ista, bellum dico, minime bellum, huic felicitati
intercedat. E re publica est, peculatores, et ærarij publici
fures, in exemplum aliorum severè puniti. Sunt enim
δημοβοροι, et singulos depauperant, ut soli ditescant.
Nemo bonus repente dives. Foucquetus proinde vester
του πονηρου κομματιον est, et cruce dignus, ut spongia
ante exprimendus. Nolim tamen in bellum uti sparsim se-
cum impendi grandem pecuniæ acervum. Negotium fœderis

Collège de France, Ms Montaiglon, pages 200-201.

inter Regem et ordinos nostros, nimis diu trahetur ac contra
opinionem multorum, lentissimè procedit. Accedere id arbitror
quod res vestræ aliam ex alia crebrè induant faciem. De Anglis
et Lusitanis, tum Hispanis quid futurum sit, in incerto
est. Si contingat Regem Galliæ, animi plenum ac pecuniosum
in præsens, Hispanum adoriri, Europa universa huic bello
involvetur. Nosti artes domus Austriacæ, et Loiolitarum, qui procul dubio omnem movebunt lapidem ne controversia hæc
erumpat in bellum apertum.

Nostri spectatores sunt tragœdiæ istius, ut solent.
Filio meo ut adiutor interdum esse velis, sicubi tuo indiget
consilio, oro maximoperè. Ego si quid vicessim hîc possum
quod tibi futurum sit gratum, nihil exequor libentius, impera
modo. Vale et salve, Vir doctissime, ab eo qui totus
est tuus. Raptim Lugd. Bat. Ao ciɔ iɔc lxi iv ixembris.

D. Sorbiero salutem ut dicas
meo noie, data occasione, rogo.
epistolam votivam, Cl. Golio
dicatam, a filio petere poteris,
ut legas, si tanti est.

Collège de France, Ms Montaiglon, page 202.

Clariss. Dostissimóque Viro,
Guidoni Patino,
Mednæ Doctori et Professori regio
celeberrimo, amico suo
Lutetiam
Parisiorum
amicâ manu.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Adolf Vorst, le 4 novembre 1661

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(Consulté le 26/04/2024)

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