Autres écrits : Ana de Guy Patin :
Grotiana 2
Note [3]
Hugonis Grotii Annotationes in libros Evangeliorum [Annotations de Hugo Grotius sur les livres des Évangiles] (Amsterdam, 1641, v. note [2], lettre 53), pages 144‑145 (sur le passage grec commenté dans la note [2] supra) :
Longe aliud est επιουσιος quod lxx usurpant, ut significent τον εξαιρετον, aliud επιουσιος, quod eo sensu nec invenitur neque reduci potest ad ejus significationis originem. Quod si voluisset scriptor dicere supersubstantialem, dicendum fuerat υπερουσιωδη. Nam επι in compositionibus eam significationem non habet. Adde quod επι in compositione ante vocalem literam ι solet amittere. Itaque Platonici επουσιωδες vocant quod substantiæ accedit ; quæ significatio præterea hic locum non habet : denique non patiuntur Grammaticæ leges επιουσιος aliunde deduci quam a nomine επιουσα quod diem posterum significat, ut monuit Ambrosius. Hoc vero quanquam per se sufficere debebat, accedit tamen maximi ponderis argumentum ab Hieronymi testimonio, qui consultum a se scribit Hebræum Evangelii codicem quo Nazareni, hoc est Christiani εβραιζοντες, utebantur : atque ibi reperisse מתר, id autem est crastinum. Quare περι της λεξεως amplius quæri non debet : tantum restat videamus quæ sit της λεξεως significatio. Mirum enim videtur, cum Christus vetet nos esse sollicitos pro crastino die, hic tamen ab eo præcipi ut oremus dari nobis panem crastinum. Sed sciendum est, quod et ab Hieronymo est annotatum, מתר Hebræis non significare stricte diem proxime sequentem, sed quicquid futurum imminet ut Exodi xiii, 14. ubi lxx habent μετα ταυτα, Exod. xix, 10. Iosu. iv, 6. Prov. xxvii, 1. quibus locis servarunt lxx vocem αυριον : quo sensu et αυριον usurpat Lucas 13:33. Sicut et exactum tempus Hebræis dicitur תמור, id est heri. Est ergo επιουσα, omne id spatium vitæ, quod nobis emetiendum restat, incognitum nobis, Deo cognitum : επιουσιον id quod ei spatio sufficit. Multi homines incerti quamdiu sint victuri, senectutis exspectationem avaritiæ prætendunt : et sæpe quo minus est viæ, eo plus quæritur viatici. Vult Christus nos Deo hanc curam committere, ut quantum vitæ superest, tantum nobis suppeditet alimentorum : neque ita tamen ut poscamus id omne nobis repræsentari. Est enim valde illiberalis animi, non credere Deo nisi sub pignore. Quemadmodum igitur hi qui in potestate sunt patris familias et boni et sapientis et divitis, non postulabunt ut alimenta in multos annos sibi in cellis recondere liceat, sed contenti erunt dimenso diurno : ita est Christus abesse vult a nostris precibus tum dissidentiam, tum aviditatem. Est ergo hic σημερον positum pro eo quod pleniore Hebraismo diceretur σημερον σημερον, id est Luca interprete το καθ ημεραν : unde Græce καθ ημεροβιοι, Latine in diem viventes dicuntur, qui contenti sunt præsentibus neque in longum sunt solliciti : Sic est τροφην καθ ημεραν dixerunt Alexis et Antiphanes. Quod Græci interpretes Dan. i, 5 dixere το της ημερας καθ ημεραν. Ita optime cum hac prece consentit præceptum Christi quod infra est commate 34. Omninoque idem nobis aperte significat quod quotidiana Mannæ largitione olim adumbrabatur, quam historiam ita explicat Philo, ut vice interpretis sit ad hæc Christi verba : καλον το εναριθμον και μεμετρημενον, και μη το υπερ ημας λαυβαινεν πλεονεξια τουτο γε. Το της ημερας ουν εις ημεραν συναγαγετω η ψυχη, ινα μη εαυτην φυλακα των αγαθων, αλλα τον φιλοδωρον Θεον αποφηνη. Αρτον autem dixit interpres, ut exprimeret Hebræum לחﬦ, aut Syriacum לחמﬡ, quod cibum significat et peculiariter pro ciborum præcipuo, pane, usurpatur : imo, si Athenæo credimus, Syri panem non merum sed cum lacte oleo et sale λαχμαν vocabant. Sic et apud scriptorem Tobiæ i, 11 αρτοι των εθνον sunt edulia gentium, quod patebit si conferas locum Danielis i, 8. Laxior usus ad ea omnia protulitQueis humana sibi doleat natura negatis.Διατροφας scilicet και σκεπασματα ut Paulus loquitur i Tim. vi, 8, aut ut Philo loco, quem infra adducemus, τροφην και σκεπην. Æque late patet in jure Romano victus appelatio : comprehendit enim ea quæ esui, potui, cultuique corporis, quæque ad vivendum hominibus sunt necessaria, ut tradidit Ulpianus. Hæc sola nobis in novo federe Deus promittit, hæc sola vult a nobis postulari : neque in antecessum, sed quantum in præsens sat est : cum contra Iudæi a magistris suis didicissent magnam sibi opulentiam precari. Sensus ergo horum verborum est : Da nobis Deus victum qui ætati in posterum agendæ sufficiat : et si non placet dare annua, da menstrua, da saltem diurna : quidquid ultra dabitur, id erit adventitium.
[L’adjectif épiousios (exceptionnel) qu’emploie la Septante pour désigner ton exairéton (ce qui est exceptionnel) est entièrement différent d’épiousios (quotidien) : {a} on ne le trouve pas dans ce premier sens et il ne peut y être étymologiquement rattaché. Si le traducteur avait voulu dire supersubstantialem, il aurait dû employer hyperousiôdê (supérieur à toutes les substances). Le préfixe épi (sur, dessus) n’a pas cette signification. En outre, devant une voyelle, il est habituel de lui ôter son i (iota) : ainsi les platoniciens appellent-ils épousiôdés « ce qui s’ajoute à la substance », signification qui n’a pas sa place ici ; enfin, comme l’a fait remarquer Ambroise, {b} les règles grammaticales ne tolèrent pas qu’on dérive épiousios d’ailleurs que du nom épiousa, qui signifie « le jour suivant ». En soi, cela devrait clore le débat, mais le témoignage de Jérôme y a introduit un argument d’extrême importance, en écrivant avoir consulté le manuscrit hébreu de l’Évangile qu’employaient les nazaréens, {c} c’est-à-dire des chrétiens ébraïzontes (parlant en hébreu), et y avoir trouvé le mot machar, qui signifie « de demain ». Il n’y a donc pas à s’interroger plus loin peri tês lexéôs (sur le vocabulaire) ; il ne nous reste plus qu’à examiner quelle est la signification tês lexéôs (des mots). Puisque le Christ nous interdit d’être inquiets du lendemain, il paraît surprenant qu’il nous soit ici prescrit de prier pour que nous soit donné le pain de demain ; mais il faut savoir qu’en hébreu le mot machar, que Jérôme a mis en note, ne signifie pas strictement « le jour qui suit immédiatement », mais « tout ce qui nous guette dans l’avenir », comme on lit au verset 13:14 de l’Exode, où la Septante utilise meta tauta (à l’avenir) ; {d} elle a veillé à employer le mot aurion (demain) dans les versets 19:10 de l’Exode, {e} 4:6 de Josué {f} et 27:1 des Proverbes ; {g} et c’est aussi dans ce sens que l’emploie Luc 13:33. {h} Aussi dit-on en hébreu tiemol pour « hier ». Épiousa (demain) inclut donc tout l’espace de vie qu’il nous reste à parcourir, dont nous ne connaissons pas la durée, mais Dieu la connaît : épiousion (quotidien) représente cette durée. Quantité d’hommes ignorent combien de temps ils vivront ; ils invoquent avec avidité l’espérance de devenir vieux ; et souvent, moins il leur reste de chemin à parcourir, plus ils recherchent de victuailles. Le Christ veut que nous laissions à Dieu le soin de nous procurer ce qu’il nous faut d’aliments pour le restant de nos jours, sans que nous demandions à savoir ce que tout cela représente. Le propre d’un esprit indigne est de ne pas croire en Dieu sans garantie. Voilà donc comment ceux qui sont soumis au pouvoir d’un père de famille, qui est à la fois bon, sage et opulent, ne demanderont pas qu’il leur permette de mettre dans leurs greniers de quoi s’alimenter pendant de nombreuses années, mais se contenteront de ce qu’il leur faut pour un jour. Ainsi Dieu veut-il écarter de nos prières toute dispute et toute cupidité. Ici sémêron (aujourd’hui) est employé pour ce que dirait plus complètement l’hébraïsme sémêron sémêron (au jour d’aujourd’hui), ce que Luc a rendu par to kath êméran (aujourd’hui) ; {i} de là vient qu’en grec on appelle kath êmérobioï « ceux qui vivent au jour le jour », qui se contentent du temps présent et ne sont pas inquiets du lointain avenir ; Alexis et Antiphanes {j} ont pareillement dit trophên kath êmeran (la nourriture d’aujourd’hui). C’est ce que les traducteurs grecs ont mis pour Daniel 1:5, to tês êmeras kath êmeran. {k} Ainsi le précepte du Christ que j’ai commenté au paragraphe 34 {l} s’accorde-t-il parfaitement avec cette prière ; et en somme, la même idée exprime ouvertement ce qui était jadis voilé par l’abondance quotidienne de la manne, histoire que Philon explique en se faisant l’interprète de ces paroles du Christ : « Est beau ce qui s’en tient à son compte et à sa mesure, et non ce qui se prend par avarice, au-dessus de ce qu’il faut. Que donc l’âme fasse, jour après jour, sa provision de ce qui suffit ; et qu’elle estime non pas être gardienne de ses biens, mais que Dieu est extrêmement généreux. » {m} Le traducteur grec a aussi employé arton (pain) pour exprimer le mot hébreu lechem, ou syriaque lahmâ, qui signifie « aliment » en général, mais en particulier le pain, qui est la nourriture qu’on consomme le plus ; et même, si nous en croyons Athénée, les Syriens appelaient lakhman le pain avec du lait, de l’huile et du sel. {n} Pareillement, dans Tobie, 1:11, artoï tôn ethnon sont « les aliments des gentils », {o} ce qui vous apparaîtra clairement en vous référant au verset 1:8 de Daniel. {p} Un plus large emploi a mené à
« Tout ce dont souffre la nature humaine quand on le lui refuse ». {q}Soit, bien sûr, diatrophas kai sképasmata (de quoi manger et se vêtir), comme dit Paul, Première Épître à Timothée, 6:8, {r} ou Philon, à l’endroit que nous citerons plus bas, trophên kai skeptên (la nourriture et l’habillement). {s} Pareillement, le mot « nourriture » figure clairement dans le droit romain, où il inclut « les mets, la boisson et les soins corporels dont les hommes ont besoin pour vivre », comme l’a écrit Ulpian. {t} Ce sont les seules choses que Dieu nous a promises dans l’Alliance, les seules qu’il veut que nous lui demandions : ne pas nous satisfaire de l’avenir, mais seulement du présent ; et contrairement aux juifs, qui l’ont appris de leurs maîtres, ne pas le prier pour qu’il nous accorde une grande opulence. Le sens des mots de Matthieu est donc : que Dieu nous donne la nourriture qui nous suffira désormais pour vivre notre vie ; et s’il ne lui plaît pas de nous le donner pour un an, qu’il le donne pour un mois, ou au moins pour un jour ; tout ce qui sera donné en plus sera imprévu]. {u}
- Pour simplifier la lecture de ma traduction, j’ai translittéré les mots grecs et hébreux en romain, en les accompagnant (entre parenthèses) de leur sens français.
V. notule {b}, note [7], lettre 183, pour la Septante, traduction rabbinique grecque de l’Ancien Testament hébreu, qui sert de référence. Grotius la cite ici pour sa syntaxe, et non pour l’Évangile de Matthieu qui appartient au Nouveau Testament.
Pour le verset en discussion (Matthieu 6:11), l’Évangile grec original emploie l’adjectif épiousios, mais dans un contexte qui peut lui donner le sens d’« exceptionnel » au lieu de « quotidien », les deux mots correspondant au latin « supersubstantialis » qu’a employé la Vulgate de saint Jérôme (v. note [6], lettre 183), et qui peut être compris comme signifiant eximius [exceptionnel] ou quotidianus [quotidien]. Le dictionnaire de Bailly ne donne à épiousios que les sens de « quotidien » et « du jour suivant ».
- V. note [24], lettre 514, pour saint Ambroise de Milan, docteur et Père de l’Église.
- V. note [36] du Grotiana 1 sur les nazaréens et pour l’Évangile de Matthieu en hébreu qu’ils auraient possédé et utilisé.
- Εαν δε ερωτηση ο υιος σου μετα ταυτα… [Quand ton fils t’interrogera à l’avenir…] (Septante) ;
Cumque interrogaverit te filius tuus cras… (Vulgate).- αγνισον αυτους σημερον και αυριον… [sanctifie-les aujourd’hui et demain…] (Septante) ;
sanctifica illos hodie et cras… (Vulgate).- ινα οταν ερωτα σε ο υιος σου αυριον… [dans l’avenir, lorsque vos enfants vous demanderont…] (Septante) ;
quando interrogaverint vos filii vestri cras… (Vulgate).- Μη καυχω τα εις αυριον… [Ne te glorifie pas des choses de demain…] (Septante) ;
Ne glorieris in crastinum… (Vulgate).- Πλην δει με σημερον και αυριον και τη εχομενη πορευεσθαι… [Seulement, il faut que je poursuive ma route aujourd’hui, et demain, et le jour suivant…] (texte évangélique) ;
Verumtamen oportet me hodie et cras et sequenti die ambulare… (Vulgate).- Luc 11:3 : Τον αρτον ημων τον επιουσιον διδου ημιν το καθ ημεραν [Donnez-nous chaque jour notre pain quotidien] (texte évangélique) ;
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie (Vulgate).- Alexis et Antiphanes sont deux écrivains comiques athéniens du ive s. av. J.‑C.
- Και διεταζεν αυτοις ο βασιλευς το της ημερας καθ ημερα απο της τραπεζης του βασιλεως [Et le roi leur assigna jour après jour une portion des mets de la table du roi] (Septante) ;
Et constituit eus rex annonam per singulos dies de cibis suis (Vulgate).- Matthieu 6:34 : « N’ayez donc point de souci du lendemain, car le lendemain aura souci de lui-même : à chaque jour suffit sa peine » (où « lendemain » traduit le mot grec aurion du texte évangélique, et le mot latin crastinus de la Vulgate).
- Grotius appliquait aux paroles du Christ sur le pain quotidien une exégèse de Philon d’Alexandrie (v. note [8] du Borboniana 2 manuscrit) sur la manne dans L’Exode (16:4, v. note [7] de la 2e leçon de Guy Patin au Collège de France) ; elle est dans le livre iii (chapitre lvii, § 166, pages 256‑258) de son Commentaire allégorique des Saintes Lois (édition bilingue d’Émile Bréhier, grecque et française, Paris, Alphonse Picard et fils, 1909, in‑8o).
Ce passage se lit aussi à la page 199 des Œuvres de Philon juif, auteur très éloquent et philosophe très grave. Contenant l’interprétation de plusieurs divins et sacrés mystères, et l’instruction d’un chacun en toutes bonnes et saintes mœurs. Translatées de grec en français par Pierre Bellier, docteur ès droits. Revues et augmentées de trois livres, traduits sur l’original grec par Fédéric < [sic] > Morel, doyen des lecteurs et interprètes du roi (Paris, Charles Chappellain, 1612, in‑8o).
- Déipnosophistes d’Athénée de Naucratis (v. note [17], lettre de Charles Spon, datée du 6 avril 1657), livre iii, 113b‑113c :
« Les Grecs appellent mollet certain pain dans la pâte duquel on mêle un peu d’huile, de lait et une pointe suffisante de sel ; mais il faut que la pâte n’en soit pas pétrie ferme ; c’est aussi ce qu’on nomme pain de Cappadoce, parce que c’est surtout en cette contrée qu’on fait du pain mollet. Les Syriens appellent cette espèce de pain lachman : il est d’ailleurs excellent chez eux parce qu’il s’y mange tout chaud, et qu’il est comme de la fleur de farine. »- Και οτε ηχμαλωτισθην εις Νινευη, παντες οι αδελφοι μου και οι εκ του γενους μου ησθιον εκ των αρτων των εθνων [Et lorsque je fus emmené captif à Ninive, tous mes frères et ceux de ma race mangeaient de tous les aliments des gentils] (Septante) ;
Igitur cum per captivitatem devenisset cum uxore sua et filio in civitatem Neneve cum omni tribu sua et mones ederent ex cibis gentilium (Vulgate).- Και εθετο Δανιηλ επι την καρδιαν αυτου ως ου μη αλισγηθη εν τη τραπεζη του βασιλεως και εν τω οινω του ποτου [Daniel résolut en son cœur de ne pas se souiller à la table du roi et par le vin qu’il buvait] (Septante) ;
Proposuit autem Daniel in corde suo ne pollueretur de mensa regis, neque de vino potus ejus (Vulgate).- Horace, Satires, livre i, poème i, vers 75.
- Εχοντες δε διατροφας και σκεπασματα, τουτοις, αρκεσθηεσομεθα [Si nous avons nourriture et vêtements, nous nous en contenterons] (texte de Paul) ;
Habentes autem alimenta, et quibus tegamur, his contenti simus (Vulgate).- Renvoi à Philon que je n’ai pas trouvé dans la suite du commentaire de Grotius sur Matthieu.
- Ulpian (v. note [24], lettre 206), Digeste justinien (livre xlii, titre i, section iv).
- Tel est le long passage dont le Grotiana recommandait la lecture. Je l’ai entièrement transcrit, traduit et annoté (en espérant ne pas l’avoir trahi) car il illustre brillamment l’érudition littéraire, tant sacrée que profane, de Grotius, et la méthode qu’il a employée pour commenter entièrement l’Ancien et le Nouveau Testament.