À Claude II Belin, le 26 mai 1637, note 5.
Note [5]

« Scaliger n’a pas besoin du patronage de tels hommes ; Scaliger fut par naissance un très noble prince, et véritablement le premier de tous les littérateurs ».

Joseph-Juste Scaliger (Josephus Justus Scaligerus, Agen 1540-Leyde 1609) appartenait au panthéon littéraire de Guy Patin. Dixième des quinze enfants de Jules-César (v. note [5], lettre 9), Joseph fut comme lui érudit, philologue et humaniste (mais non pas médecin). Formé d’abord à Bordeaux, la mort de son père le fit venir à Paris pour apprendre le grec sous la direction de Turnèbe (v. note [20], lettre 392). Il étudia ensuite toutes les langues anciennes et modernes, en même temps qu’il se mettait au courant des sciences exactes. Il se convertit au calvinisme en 1567 (v.  note [2] du Grotiana 2). Vers 1590, il devint précepteur des enfants de son ancien écolier et ami Louis Chasteigner de La Roche-Pozay (v. note [8], lettre 266) et accompagna son fils Henri-Louis dans ses voyages en France, en Allemagne et en Italie. Scaliger habita longtemps le château de son généreux protecteur, près de Tours, vivant fort simplement, tout entier à ses recherches érudites. Sa situation devint cependant pénible lorsqu’il embrassa puis se mit à professer hautement le calvinisme. Beaucoup de ses anciens amis l’abandonnèrent. En 1593, les États de Hollande l’appelèrent à la chaire occupée jusqu’alors par Juste Lipse (v. note [8], lettre 36) à l’Université de Leyde. Il y développa au plus haut point les études philologiques. Il mourut célibataire, sans descendance autre qu’une très grande abondance d’ouvrages touchant à tous les domaines de l’érudition. Il avait hérité deux défauts de son père : d’abord, la vanité de se croire issu de la plus grande noblesse italienne (descendant prétendument des rois alains par les princes de Vérone, il signait ses lettres Joseph de la Scala, v. note [10], lettre 104) ; ensuite, une très grande dureté de jugement à l’encontre de ses contradicteurs, avec une morgue et une suffisance démesurées, ce qui lui créa une multitude d’ennemis des plus coriaces.

Patin prisait tout spécialement les épîtres latines de Scaliger (Ép. lat. publiées en 1627 et 1628) et avait dû avoir en main les originaux ou les copies manuscrites de quelques-unes de ses épîtres françaises (Ép. fr., publiées en 1879). Cette riche correspondance n’a sans doute pas encore connu tout le succès qu’elle mérite. Mené sur l’intiative du Warburg Institute (Londres), le Scaliger Project a abouti à l’édition complète de The Correspondence of Joseph Justus Scaliger (Genève, 2012, vBibliographie). Tant françaises que latines, les lettres de Joseph Scaliger rappellent irrésistiblement le ton et la manière de celles de Patin. Parmi bien d’autres ressemblances, on y trouve la même franchise, souvent cruelle, des sentiments, le même amour joyeux de Martial, et la même haine rancie des moines et des jésuites. Patin n’a ni caché son admiration pour les épîtres de Scaliger, ni manqué de les citer.

Scaliger nous a laissé ce portrait de lui-même (Secunda Scaligerana, pages 550‑557) :

« Les papistes me haïssent plus que Calvin ou Bèze {a} et m’appellent le vieux calviniste. […] On se trompe en trois choses de moi : que j’ai de l’argent, que j’ai de belles choses sur le Nouveau Testament, que je fais bien des vers. […]

Je ne pense pas voir mon Eusèbe achevé ; {b} je deviens âgé, je ne dors que trois heures, je me couche à dix, je me réveille à une et demie, et ne puis plus dormir depuis. Si j’avais dix enfants, je n’en ferais étudier pas un, je les avancerais aux cours des princes […].

On m’écrivit pour être précepteur, ou superintendant du précepteur du prince de Condé, mais je ne l’ai point voulu, je ne veux point être courtisan. J’honore les grands, mais je n’aime point les grandeurs. Je ne pense pas qu’il y ait homme en Hollande qui travaille plus que moi. […]

J’écris mes lettres sans les relire, je ne sais souvent ce que j’ai écrit, on m’a montré des lettres que je ne me souvenais pas d’avoir écrites. Je n’écris point si bien en aucune langue qu’en arabe et je n’écris bien que lorsque j’ai une bonne plume. Mon père ne taillait point ses plumes, on les lui taillait ; je ne saurais bien tailler les miennes. […]

Feu mon père marchait si droit, et cependant était goutteux ; nous avons cela de race, de marcher droit. […]

Il n’y a Hollandais qui écrive si bien et si vite que moi, surtout le grec, j’ai une bonne lettre grecque. Je ne me saurais courber, je m’étranglerais. Encore que je me penche, c’est tout le corps ensemble, non la tête seulement, ou les épaules. »


  1. V. note [28], lettre 176.

  2. V. note [37], lettre 97.

Il est difficile à un médecin de ne pas terminer cette évocation de Scaliger sans convenir qu’il était le type achevé du tempérament paranoïaque : monstrueux orgueil, mégalomanie, quérulence, sentiment de persécution, et même génial inventeur de la quadrature du cercle, qui firent de lui la risée de toute l’Europe savante (au début des années 1590, v. note [30] du Borboniana 2 manuscrit).

Imprimer cette note
Citer cette note
x
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 26 mai 1637, note 5.

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0034&cln=5

(Consulté le 19/03/2024)

Licence Creative Commons