« Il n’est pas permis de se donner soi-même la mort : voyez là-dessus le commentaire de D. Salvaing de Boissieu sur L’Ibis d’Ovide, page 43. {a} Sur la légitimité du suicide {b} chez les Anciens, voyez les Loci communes theologici de Jo. Gerhardus, tome 3, page 106, {c} Serarius in Machabeos, in‑fo, page 476, {d} et Cicéron au livre i des Tuscul. quæst., dans l’édition de Joan. Benenatus. » {e}
- Publii Ovidii Nasonis, Equitis Romani, Libellus in Ibin : Dionysii Salvagnii Boessii, Equitis Delphinatis opera, qua restitutus, qua illustratus, qua explanatus.
[Libelle d’Ovide, chevalier romain, in Ibin : {i} Denys Salvaing de Boissieu, {i} chevalier dauphinois, en a rétabli, commenté et expliqué le texte]. {ii}
- Ovide a proféré 644 vers d’invectives « contre Ibis », personnage d’identité incertaine.
- V. note [30], lettre 349.
- Lyon, Antoine Pillehotte, 1633, in‑4o de 128 pages.
La page 43 correspond à une des observationes [remarques], intitulée De his qui se ipsos interficiunt. De vulturibus nonnulla. Locus ex Metamorp. illustratus [De ceux qui se tuent eux-mêmes. Quelques propos sur les vautours. Un passage des Métamorphoses est expliqué], commente le vers 146 : Sive manu, facta morte, solutus ero [Soit que je meure de ma propre main].
Salvaing de Boissieu y passe en revue les avis judiciaires, philosophiques et religieux sur la mort volontairement infligée à soi-même, que divers auteurs de l’Antiquité ont prononcés : tolérance chez de nombreux écrivains grecs et romains, mais sévère et formelle condamnation chez les juifs et les chrétiens. Les détails et le reste ne m’ont pas paru dignes d’être cités.
- J’ai mis suicide en italique parce que : 1. Voltaire est réputé avoir été le premier, vers 1740, à employer le mot suicide, en le définissant comme « l’homicide de soi-même » ; 2. le mot grec donné par le Borboniana, αυτοχειρια (autokheiria, « meurtre accompli de sa propre main ») traduit très exactement la même idée de mort volontaire.
En dépit des exemples antiques (stoïques païens), le suicide inspirait une telle frayeur que, sauf en grec, il n’existait pas de simple mot, français, anglais ou latin, pour le qualifier. Dans ses écrits, Guy Patin en a toujours parlé soit en décrivant le mode opératoire (lettres 274, 407, 480, 496, 514, 951), soit en recourant à des métaphores explicites : « se tuer » (lettre 149), miserandum mortis genus [déplorable genre de mort] (lettre 150), « s’est empoisonné » (lettre 960), morbus per sapientiam mori [maladie où l’on meurt par la raison] (thèse de 1643, L’homme n’est que maladie). Le suicide était rigoureusement prohibé par les lois civiles et canoniques qui le tenaient pour une infamie absolue, passible des plus extrêmes punitions : exposition publique du corps, ensuite abandonné « à la voirie » (v. note [16], lettre 357), confiscation des biens, excommunication. Seule pouvait l’expliquer la plus extrême folie (mélancolie).
Voltaire (Dictionnaire philosophique, 1764) :
« Je ne ferai ici que très peu de réflexions sur l’homicide de soi-même ; je n’examinerai point si feu M. Creech eut raison d’écrire à la marge de son Lucrèce, “ Nota bene que quand j’aurai fini mon livre sur Lucrèce, il faut que je me tue ”, et s’il a bien fait d’exécuter cette résolution […]. {i} Je ne veux point éplucher les motifs de mon ancien préfet, le P. Biennassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir, et qui le lendemain matin, après avoir dit sa messe et avoir cacheté quelques lettres, se précipita du troisième étage. Chacun a ses raisons dans sa conduite. Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique, la nature y a trop bien pourvu : l’espérance, la crainte sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter presque toujours la main du malheureux prêt à se frapper. »
- Thomas Creech, né en 1659 à Blandford, professeur de lettres à Oxford, éditeur des six livres de Lucrèce sur la Nature des choses (1695), « devint en 1700 amoureux d’une fille dont il ne put se faire aimer, quoique bien d’autres, dit-on, trouvaient aisément accès auprès d’elle. Il en conçut tant de chagrin qu’il se désespéra et se pendit sur la fin de juin de la même année » (Moréri).
Locorum theologicorum cum pro adstruenda veritate, tum pro destruenda quorumvis contradicentium falsitate per Theses nervose, solide et copiose explicatorum… Autore Johanne Gerhardo, SS. Theol. D. et in Academia Jenensi Profess…
[Citations théologiques vigoureusement, solidement et copieusement expliquées par des thèses, tant pour établir la vérité, que pour détruire la fausseté de certains contradicteurs… Par Johannes Gerhardus, {i} docteur en très sainte théologie de l’Université d’Iéna…]. {ii}
La page 106 du tome iii (1613) correspond à l’importante section de l’ouvrage qui condamne l’idolâtrie catholique, c’est-à-dire l’adoration des représentations de Dieu ou des saints. Je n’y ai rien lu sur le suicide. En revanche, la même page du tome ii (1611) me semble mieux correspondre au propos du Borboniana :
Damasc. […] duas constituit desertionis species, aleram vocat οικονομικην και παιδευτικην dispensativam et correctoriam, cum salutis et correctionis causa, inquit, laudem nominis sui interdum fideles deserit, quemadmodum Christus se derelictum conqueritur Psal. 22, vers. 1 ; alteram nominat τελειαν και απογνωστικην cum Deo universa, quæ ad salutem sunt, faciente, incorrigibilis et immedicabilis vel insanabalis manet homo, justoque Dei judicio deseritur a superna gratia, quemadmodum Spiritus Domini recessit a Saule 1 Sam. 16, v. 14. […].
[Damascène {iii} (…) a établi deux sortes d’abandon. Il appelle le premier oïkonomikên kaï païdeutikên, « préservatif et instructif » : j’approuve, dit-il, que, pour les sauver et les corriger, Il {iv} délaisse temporairement ceux qui sont fidèles à son nom, comme quand le Christ s’est plaint d’avoir été abandonné (Psaumes 22:1). {v} Il qualifie le second de téléaï kaï apognôstikên, {vi} quand Dieu ayant tout fait pour le sauver, l’homme demeure irrémédiablement incorrigible, c’est-à-dire incurable, et quand, par équitable jugement de Dieu, la grâce d’en haut l’abandonne à jamais, comme quand l’Esprit du Seigneur s’est retiré de Saül (Samuel i 16:14) {vii} (…)].
- Johannes Gerhardus (Johann Gherard, 1582-1637) était aussi et surintendant (supérieur ecclésiastique luthérien) d’Hendburg (Thuringe).
- Iéna, Tobias Seinmannus, 1610-1622, 9 tomes in‑4o, pour la première édition.
- Saint Jean Damascène, docteur et Père de l’Église au viiie s. : La Foi orthodoxe, livre ii.
- Dieu.
- « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Je gémis, et le salut reste loin de moi ! »
- Résigne et désespéré.
- « l’Esprit de Yahvé s’était retiré de Saül et un mauvais esprit, venant de Yahvé, lui causait des terreurs. »
Le chapitre intitulé An, seipsum interficiendo, peccarit Razias hic ? [Ce Razis a-t-il péché en se donnant la mort ?] (pages 474‑476) du In Sacros Divinorum Bibliorum Libros, Tobiam, Judith, Esther, Machabæos, Commentarius, nunc multis in locis auctus et recognitus, addito Indice Rerum præcipuarum locuplete. Auctore Nicolao Serario, Rambervillano, Lotharingo, e Societate Iesu [Commentaire sur les Livres sacrés de la sainte Bible, Tobias, Judith, Esther, Maccabées, maintenant revu et augmenté en de nombreux endroits, avec l’addition d’un riche index des principales matières. Par Nicolaus Serarius (v. note [16], lettre latine 98), natif de Rambervillers en Lorraine, prêtre de la Compagnie de Jésus] (Mayence, Balthasarus Lippius, 1610, in‑fo) porte sur le 2e livre des Maccabées (14:41‑46).
Ce terrifiant récit biblique décrit la mort volontaire de Razis, surnommé le Père des juifs, cerné de toutes parts par les soldats de Nikanor, général de Démétrius ier :
« [Il] dirigea son épée contre lui-même ; il choisit généreusement de mourir plutôt que de tomber entre des mains criminelles et de subir des outrages indignes de sa naissance. Son coup ayant manqué le bon endroit, dans la hâte du combat, et les troupes se ruant à l’intérieur des portes, il courut bravement en haut de la muraille et se précipita avec intrépidité sur la foule. Tous s’étant reculés aussitôt à une certaine distance, il s’en vint choir au milieu de l’espace vide. Respirant encore, et enflammé d’ardeur, il se releva tout ruisselant de sang et, malgré de très douloureuses blessures, il traversa la foule en courant. Enfin, debout sur une roche escarpée, et déjà tout à fait exsangue, il s’arracha les entrailles et, les prenant de ses deux mains, il les jeta sur la foule, priant le Maître de la vie et de l’âme de les lui rendre un jour. »
Après de nombreuses citations, le chapitre de Serarius se termine sur ce paragraphe (page 476) :
Atque ista, opinor, suspexit, voluitque Litteratissimus ille Lipsius, ne cui eius forte pro Stoicis, disputatiuncula fraudi sit ; cum in Cent. 3 ; epist. 26. scriberet. Quæris, ait, an sapienti fas aut ius consciscere sibi mortem ? Olim id disputatum, nunc decisum ; et scis quid hac in re statuant religionis nostræ leges, quas improbe solicitemus. Et postea, Nihil desinio (absit, absit) præter definita piis, sapientibusque viris. Ideoque popularis illa quidem, falsa tamen similitudo est, dum ait : Ut in domo conducticia si habitem, nihil peccem, si paulum exeam ante diem pensionis : ita hic videtur. Falsa inquam similitudo est quia ante pensionis diem, e domo illa exire, est suo ipsius iure cedere, nullique iniuriam inferre, nullius leges perumpere. At qui citius quam a Deo iubeatur, e vita properat, in alienum ipse ius, quod penes rempublicam, et Deum ipsum est ; invadit, iis iniuriam facit ; naturæ, Deique leges violat. Divus porro Thomas hoc loco, posteriorem etiam de Razia opinionem non improbare videtur.
[Et cet homme très instruit qu’est Lipse a, je pense, pesé et voulu dire ces mots afin que nul n’aille, d’aventure, lui forger quelque mauvaise querelle sur son adhésion au stoïcisme, quand il écrivait sa lettre xxvi de la centurie iii : {i} Tu me demandes, dit-il, si un homme sain d’esprit a ou non droit de se donner la mort. Cela a jadis été débattu, mais la cause est maintenant entendue : tu sais ce que les lois de notre religion statuent là-dessus, et nous aurions tort de les malmener. Et plus loin : Je n’établis rien (et loin, très loin de moi cette idée), hormis ce que de pieux et sages personnages ont défini. Quoique facile, sa comparaison est donc fausse quand il dit : De sorte que si, louant la maison que j’habite, je ne commets aucune faute, me semble-t-il, en la quittant avant l’échéance de mon bail. Cette comparaison est fausse, dis-je, parce que quitter cette maison avant l’échéance du bail, c’est certes faire valoir son bon droit, ne faire de tort à personne, n’enfreindre aucune loi ; mais qui se hâte de quitter la vie plus tôt que Dieu le prescrit, se met hors du droit, qui n’appartient qu’à l’État et à Dieu lui-même : il les attaque et leur nuit ; il viole les lois de la nature et de Dieu. Qui plus est, sur ce point, saint Thomas ne semble pas non plus désapprouver cette dernière opinion sur Razis]. {ii}
- Iusti Lipsii epistolarum selectarum Chilias… [Millier de lettres diverses de Juste Lipse…] (Avignon, 1609, v. note [12], lettre 271), lettre xxii (et non xxvi) de la iiie centurie (pages 142‑143), à P. Regemorterus, datée de Leyde un 24 janvier, sans année (mais probablement en 1587 ou 1588, d’après les lettres qui la précèdent et la suivent).
- Serarius a mentionné plus haut dans ce chapitre (page 547) l’opinion de Thomas d’Aquin, conforme à la sienne et à celle de saint Augustin (v. notules {d} et {k}‑{n}, note [52] infra).
La M.T. Ciceronis Philosophicorum librorum pars prima, id est… Tusculunarum quæstionum libri v, ex Dionys. Lambini Monstroliensis emendatione [Première partie des livres philosophiques de Marcus Tullius Cicéron, qui contient… les cinq livres des Questions tusculanes, avec les corrections de Denis Lambin, natif de Montreuil-sur-Mer (v. note [13], lettre 407)] (Paris, Ioannes Benenatus, 1573, in‑8o) est le 7e des 9 tomes que totalisent les Opera omnia [Œuvres complètes] de Cicéron publiées par les imprimeurs parisiens Jacques Du Puis (Jacobus Puteanus, 1566-1591) et Jean Bienné ou Bien-Né (Johannes Benenatus ou Bene-Natus), correcteur de lettres grecques en l’Université de Paris, mort en 1588.
La page 4425 correspond, dans les éditions plus récentes, au chapitre xxx du livre i des Tusculanes. Par exception et à titre d’exemple, j’en donne une transcription parfaitement fidèle à l’orthographe, à la typographie et à la ponctuation d’origine :
Itaque commemorat, vt cygni, qui non ſine cauſa Apollini dicati ſunt, ſed quòd ab eo diuinationem habere videantur, qua prouidentes quid in morte boni ſit : cum cantu & voluptate moriantur: ſic omnibus & bonis, & doctis eſſe faciendum. nec verò de hoc quiſquam dubitare poſſet, niſi idem nobis accideret, diligenter de animo cogitantibus, quod iis ſæpe vſu venit, qui acriter oculis deficientem ſolem intuerentur, ut adſpectum omnino amitterent : ſic mentis acies ſe ipſam intuens, nonnumquam hebeſcit, ob eámq. cauſam contemplandi diligĕtiam amittimus. Itaq. dubităs, circumspectans, hæſităs, multa aduersa reuertens, tamquam ratis in mari inmenso nostra vehitur oratio. Sed hæc & vetera, & à Graecis. Cato autem sic abiit è vita, vt cauſam moriendi nactŭ ſe eſſe gauderet. Vetat enim dominans ille in nobis deus, iniuſſu hinc nos ſuo demigrare. cùm verò cauſam iuſtam deus ipse dederit, ut tunc Socrati, nunc Catoni, sæpe multis : næ ille, medius fidius, vir sapiens, lætus ex his tenebris in lucem illam exceſſerit : nec tamen illa vincula carceris ruperit. leges enim vetant. ſed, tanquam à magistratu, aut ab aliqua poteſtate legitima, ſic à deo euocatus, atque emissus, exierit. tota enim philosophorum vita, ut ait idem, commentatio mortis est.
Œuvres complètes de Cicéron publiées par Désiré Nisard (1841, avec de minimes modernisations) :
« On a consacré les cygnes à Apollon parce qu’ils semblent tenir de lui l’art de connaître l’avenir ; et c’est par un effet de cet art que, prévoyant de quels avantages la mort est suivie, ils meurent avec volupté, et tout en chantant. {i} Ainsi doivent faire, ajoutait Socrate, tous les hommes savants et vertueux. {ii} Personne n’y trouverait la moindre difficulté s’il ne nous arrivait, quand nous voulons trop approfondir la nature de l’âme, ce qui arrive quand on regarde trop fixement le soleil couchant. On en vient à ne plus voir. Et de même, quand notre âme se regarde, son intelligence vient quelquefois à s’émousser, en sorte que nos pensées se brouillent. On ne sait plus à quoi se fixer, on retombe d’un doute dans un autre, et nos raisonnements ont aussi peu de consistance qu’un navire battu par les flots. Mais ce que je dis là de Socrate est ancien et tiré des Grecs. Parmi nous, Caton est mort dans une telle situation d’esprit que c’était pour lui une joie d’avoir trouvé l’occasion de quitter la vie. {iii} Car on ne doit point la quitter sans l’ordre exprès de ce dieu, qui a sur nous un pouvoir souverain. Mais, quand il nous en fait lui-même naître un juste sujet, comme autrefois à Socrate, comme à Caton, et souvent à bien d’autres, un homme sage doit, en vérité, sortir bien content de ces ténèbres, pour gagner le séjour de la lumière. Il ne brisera pas les chaînes qui le tiennent captif sur la terre, car les lois s’y opposent ; mais lorsqu’un dieu l’appellera, ce sera comme si le magistrat, ou quelque autre puissance légitime, lui ouvrait les portes d’une prison. Toute la vie des philosophes, dit encore Socrate, est une continuelle méditation de la mort. »
- V. notule {b}, note [8], lettre 325.
- V. note [36] de la Leçon de Guy Patin sur le Laudanum et l’opium pour la fin de Socrate, condamné à mourir par empoisonnement (la fameuse ciguë).
- Caton d’Utique, dit le Jeune, politique romain du ier s. av. J.‑C., ami de Cicéron, était arrière-petit-fils de Caton l’Ancien (v. note [5] de Guy Patin contre les consultations charitables de Théophraste Renaudot). Voyant la République s’effondrer, il préféra mourir en se perçant le corps d’une épée à Utique (Tunisie) en l’an 46 avant notre ère.
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