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Une thèse quodlibétaire de Guy Patin : « L’homme n’est que maladie » (1643)

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Une thèse quodlibétaire de Guy Patin : « L’homme n’est que maladie » (1643)

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=8038

(Consulté le 19/03/2024)

 

Quæstio medica,
quodlibetariis disputationibus mane discutienda in Scholis medicorum die Jovis xvii Decembris,
M. Guidone Patin, Doctore Medico, et Censore Scholarum, Moderatore.

Estne totus homo a natura morbus ? [a][1]

Article i [Texte latin]

« Nul n’accepterait de recevoir la vie s’il savait ce qui l’attend, [1][2] car qui y accède, accède aussi au malheur ; il en va de la vie comme d’une pièce de théâtre : plus elle est longue, moins elle est bonne ; ce qui compte n’est pas sa longueur, mais la manière dont elle est jouée. [2][3] Le dernier jour est à l’égal du premier, puisque c’est dans la douleur que nous entamons la vie et la terminons. De l’un à l’autre, son déroulement n’est guère plus paisible : le sommeil nous la divise en deux moitiés, la première se passe dans un état semblable à la mort, ou dans la souffrance si le sommeil ne vient pas ; [3][4] et les tourments en occupent l’autre moitié. Des malheurs surgissent de tous côtés : partout la guerre et les embûches, sans jamais de trêve ; chaque jour, chaque heure nous bousculent. Le monde a été créé pour la seule faveur de l’homme, mais semble empli de haine à son encontre : ce qui nous y protège et nous soutient est aussi ce qui y engendre notre perte. Qui plus est, ce corps pourri, qui est le fardeau et le tourment de l’esprit, nous sied si mal que nous nous trouvons toujours en manque ou en excès de quelque chose, comme cela se produit chez ceux qui habitent un logis qui n’est pas le leur. [4] De là viennent les morsures répétées des douleurs et les maladies sans nombre qui s’insinuent en silence, ou qui attaquent et sévissent en rase campagne. C’est qu’en effet nous n’avons pas tant de diverses manières de vivre que d’être malades, et la mort nous frôle souvent pour ne nous terrasser qu’une seule fois. Comment se fait-il que, contrairement à la bonne santé, les maladies se transmettent à l’envi ? Ne peut-on douter que pour chacun la Nature soit moins une bonne mère qu’une impitoyable marâtre ? [5][5] Elle a octroyé la vie aux bêtes ; pour nous, elle y a ajouté l’esprit, mais à un cruel prix en échange d’un si grand don, car si les maladies du corps sont multiples, celles de l’esprit sont encore plus nombreuses ; il n’y a pourtant pas besoin d’aiguiser le fer ni de préparer un poison pour rompre le faible lien qui réunit le corps et l’esprit. [6][6] Le souffle léger des blessures externes nous débarrasse certes de la vie, et il nous semble alors presque naître quand nous mourons. Les maladies ne sont pas seules à nous affecter, leurs prodromes nous tourmentent aussi : le sommeil même, qui autrement est la meilleure partie de la vie humaine, fait aussi peser une lourde et dangeureuse menace sur les bien-portants, et il en va de pareillement de la veille prolongée, de l’amertume de bouche et de la perte d’appétit qui sont les fruits de l’impureté bilieuse ; les suées sont les signes d’une humidité excessive du foie ; tout comme la soif, qu’elle vienne de l’estomac ou du poumon. La lassitude nuit de plusieurs manières, puisqu’elle est triple dans le corps, et la médecine tout entière est nécessaire pour la chasser ; il y a aussi celle de l’intelligence, et celle-là n’est pas anodine, c’est même un châtiment impitoyable et le misérable tribut que doivent payer ceux qui passent leur temps assis devant des livres. [7][7] Même les hommes les plus robustes ne sont pas à l’abri du soupçon de maladie, ni au-dessus de tout risque ; ils ont aussi leurs incommodités, car la tempête est la même pour tous. [8][8] La bonne constitution des athlètes est elle aussi toute pleine de danger si on n’y remédie sans retard : [9][9] tout ce qui atteint un sommet court à sa perte. [10][10] Cette belle santé trébuche facilement ; et qui plus est, ceux qui ont bon teint doivent tenir leur belle apparence pour suspecte, comme font les gladiateurs de leur régime roboratif, [11][11] car ceux qui brillent au dehors sont souvent malsains au dedans. De grandes voluptés qui ne manquent pas de se mêler à de menus maux composent et parachèvent la pantomime de la vie humaine, sans exception d’âge : medio de fonte leporum surgit amari aliquid quod in ipsis faucibus angat ; [12][12] au milieu de la paix surgit la guerre, la maladie se jette sur les les mieux tempérés et la fièvre sur les plus robustes ; et si d’autres forces contrariaient les causes de la maladie, trop de félicité l’appellerait bientôt sur nous. [13] Jamais la bonne santé n’a élevé un homme si haut qu’elle ne le menace de tant de maux qu’elle ne l’a mis à portée d’en subir ; ne t’arrête pas à cette bonace : la tempête se lève d’un instant à l’autre ; le même jour, là même où les navires folâtraient, les voilà engloutis ; [14] la joie s’achève en chagrin. [15][13] En cela, hormis les maux graves que souvent nous endurons en femmelettes, nous souffrons très souvent selon notre opinion, et chacun n’est malade que dans la mesure où il se croit l’être. [16] Pourtant, ne raccourcit-on pas la vie en voulant retarder la mort ? L’homme est un animal aussi orgueilleux que fragile : comme s’il ne sentait pas qu’il devra s’en aller ou être emporté là où s’en vont toutes choses, il forme d’éternels projets et il espère pour lui et se souhaite la plus longue durée qu’une vie humaine puisse atteindre ; [4] et le plus triste est que plus la vie de l’homme est fragile, plus grandit en lui son désir de vivre ; de sorte que, comme chaque jour rapproche la mort d’un pas, l’insensé redoute si vivement le dernier que, si tu peux lui en coudre un de plus, il te l’achètera au prix que tu voudras. »

Article ii [Texte latin]

« Quantité d’incommodités dont nous souffrons ont leurs racines dans la semence, à partir de laquelle se forment les parties solides, et dans le sang menstruel, par lequel les parties charnues se maintiennent et se nourrissent. [17] S’y cachent aussi les germes des maladies et de la mort qui, à l’égal de ce qui leur a donné naissance, se façonnent et grandissent aussi vite que le corps. La contrariété des éléments tient à ceci que les causes de la vie sont aussi les voies de la mort et que, de même, les principes des maladies sont aussi ceux des corps. Bientôt pourtant, quoiqu’ils se mélangent initialement en parts à peu près égales, ils deviennent inégaux et s’affrontent en un violent combat, se déchaînant alors en et hors de nous ; tant qu’ils peuvent, ils mettent notre santé sens dessus dessous : l’origine du combat est donc dans les contraires. La semence engendre aussi la chaleur qui, d’une même main, nous protège et nous détruit ; et comme, par son effet, elle amenuise furtivement, mais fort avidement, l’humeur salutaire, la chaleur s’anéantit aussi elle-même ; de sorte que celui qui est l’auteur de la vie, l’est en même temps de la mort. Le sang maternel, où prédomine toujours quelque élément, nourrit les parties de notre corps, mais ce faisant, il les imprègne aussi de ses défauts ; et bien qu’il s’implante moins profondément dans le corps que la semence, nous reproduisons plus souvent les maladies maternelles que paternelles. De fait, la semence transmet presque toujours aux enfants les maladies et les caractères des parents, et presque aucun expédient ne peut ensuite les en expulser. La qualité de la semence est qu’elle transmet ordinairement plus qu’elle n’a reçu. C’est pourquoi les sots engendrent des sots, et ceux qui souffrent de goutte, [14] de calcul, [15] de phtisie, [16] d’épilepsie, [17] d’éléphantiasis, [18] de syphilis, [19] mettent au monde des enfants qui sont victimes des mêmes affections ; de sorte que, pour leur malheur, ils éprouvent les maux de leurs parents plutôt qu’ils n’en acquièrent les biens. Ces affections où il n’y a pas prescription de durée sont l’opprobre des médecins. Hippocrate et Galien n’ont ni décrit ni connu les papules qui sont si communes chez les femmes et les enfants ; ne rapportez leur origine à aucune composante du sang menstruel, ni à la qualité néfaste de l’air, ni à quelque vice du ciel ou de la saison qui s’acharne contre l’espèce humaine ou s’y est propagée : [18][20] de fait, c’est une putréfaction remarquable des humeurs qui engendre ces pustules ; elle leur permet de diffuser dans la peau, y dessinant des macules ou y soulevant des papules ; le mal siège néanmoins dans la profondeur des viscères. La maladie épargne non pas ceux qui ont perdu beaucoup de sang à la section du cordon ombilical, mais plutôt ceux à qui on a interdit l’usage de la bouillie pendant les deux premières années de la vie. [21] Le principal espoir de guérison réside en la saignée, qui emporte tous les suffrages si elle est exécutée avec rapidité, sûreté et hardiesse : soit au début de la maladie, même pendant l’allaitement, même et surtout en l’âge le plus tendre, tous les deux ou trois mois ; soit après l’éruption (qui, si elle est laborieuse, justifiera avant tout le bain d’eau tiède). [22][23] Vous prescrirez en vain la pierre de bézoard, qui est un scandale tant pour la médecine que pour le médecin ; [24] en vain aussi, ces distillations de reine des prés et de chardon bénit, [25] car ce qu’on en dit n’est que sornettes et verbiage ; en vain aussi, la décoction de lentilles ou le sudorifique ; [26][27] en vain encore, ces fameuses confections d’alkermès et d’hyacinthe, [28][29] qui n’ont pas été inventées pour rétablir la santé, mais qu’on a conçues pour l’esbroufe (comme si la médecine, qui est le plus éminent des arts, avait besoin de ce lustre frelaté qui lui est étranger), qui ne sont cardiaques à aucun titre, [30] dont l’étiquette peut éblouir mais sans qu’elles aient d’effet, ni plus de valeur pour traiter les malades que n’en ont les nénies de la pleureuse pour réveiller les morts. [19][31][32][33] Je tiens pour de l’or cette idée que d’être cordial ne tient à nulle autre qualité que d’égayer l’esprit. »

Article iii [Texte latin]

« Ce monde est tout entier empli de valétudinaires car y règne une multitude de malheurs. [34] De fait, les formes de maladies qui cernent l’homme de toutes parts sont si nombreuses qu’il a peine à s’en libérer un moment. Certaines, comme le gemursa, [35] apparaissent pendant certaines périodes, puis disparaissent ; et du temps de nos pères, sévissait en certaines contrées d’Europe un mal commun à l’Égypte qui, lorsqu’il avait jadis frappé les rois, était funeste pour le peuple car il avait pour remède inutile et cruel le bain fait de sang humain ; [20][36][37] ce qui n’était en vérité pas plus efficace que la castration ou le mercure, [21][38][39][40][41] idole tout à fait vaine de la folle race des chimistes. [42] Certaines maladies errent çà et là en une sinistre pérégrination : l’Amérique a ainsi amené aux Européens ce mal espagnol, redoutable fléau des débauchés ; et l’Europe, en retour, a envoyé la variole aux Indiens d’Amérique ; en échange de mauvais procédés. Chaque contrée a ses avantages particuliers, mais elle a aussi ses maladies particulières : ainsi en va-t-il des écrouelles qui infestent l’Espagne, [43] de la plique en Pologne, du scorbut chez les riverains de la mer Baltique. [22][44][45] Par la vicissitude des saisons, nous échangeons plutôt que nous ne conservons les maux que chacune d’elles engendre à son tour : l’hiver tue par son froid assassin, et le printemps, par un nombre infini de maladies ; l’été, par sa sécheresse excessive, sape les fondements de la vie ; l’automne, qui fait le profit de la cruelle Libitine, provoque, avec la venue des récoltes, les maladies les plus atroces. Quand elles devraient choyer la santé, les humeurs elles-mêmes la ruinent aussi bien souvent : ainsi les sanguins sont-ils sujets à la folie ; [46] les pituiteux, plus lents que l’âne et plus froids que l’hiver de France, ne sont rien d’autre que l’inutile fardeau de la terre ; [23][47][48] les mélancoliques sont malheureux, infirmes, opiniâtres, craintifs de ce qui est dénué de danger, enclos dans les ténèbres les plus noires et dans une prison aveugle, un déséquilibre de l’humeur noire les domine puissamment, on dit vulgairement qu’ils crucifient les médecins ; [49] seuls les bilieux, s’ils sont bien disposés de corps, sont vigoureux d’esprit, intelligents, solides, ce sont les meilleurs tempéraments[50] Pourquoi tant de diversité ? Il existe même une espèce de maladie où l’on meurt par la raison. [24][51] La nature en effet a même imposé certaines lois aux maladies : la fièvre quarte commence à peine au printemps, quand elle est automnale, elle dure l’année entière ou elle tue ; [52] la peste, qui dévaste la Mauritanie, épargne l’ouest de l’Éthiopie, bien qu’il y fasse extrêmement chaud ; elle atteindrait beaucoup moins les vieillards, comme Pline l’a vu en rêve ; [25][53] et quand elle frappe, quels qu’en aient pu être les symptômes, il ne faut jamais purger avant la coction ; [54] quiconque recourt aux amulettes pour la combattre, [55] aussi bien qu’aux agents doués de qualité occulte, [56] a moins besoin d’ellébore que des entraves d’Hippocrate. [26][57] Certaines maladies font rage chez les esclaves, d’autres chez les maîtres, comme la mentagra qui jadis affectait les nobles. [27][58] Mais à sexe distinct, maladies distinctes. Les hommes, je vous l’accorde, savent bien tout ce que peut provoquer un utérus, sans bien sûr l’éprouver eux-mêmes : les hémorroïdes sont parfois un mode de purgation pour les hommes, tandis qu’elles sont une maladie pour les femmes ; [59] la goutte les épargnait jadis, mais désormais elle leur est familière, parce qu’elles ont changé non pas de nature, mais de manière de vivre ; [60] de fait, par leurs vices, elles ont perdu l’avantage de leur sexe et parce qu’elles ont délaissé leur féminité, elles sont condamnées aux maladies des hommes. Certaines maladies intéressent le corps tout entier, comme les fièvres, qui viennent presque toutes de la bile, les unes se répétant cinq ou six fois en cycle, les autres chaque année à la date de l’anniversaire. Quelques maladies ne touchent que certaines parties du corps, qui en sont communément affectées : toutes sortes d’intempéries et de tumeurs, l’inflammation, [61] l’abcès, les plaies (l’onguent hopliatrique ne contribue en rien à leur guérison, pas plus que cette poudre sympathique des armées) [28][62][63] les tourmentent tour à tour ; sans compter les maux qui sont propres à chacune d’elles. Parmi les atteintes de la tête, il y a la céphalée, la phrénitis, [64] la mélancolie, le vertige, la léthargie, [65] la typhomanie, [66] l’extravagance, l’épilepsie, la paralysie, l’apoplexie. [29][67] Le remède efficace de celle-là est la saignée des veines jugulaires, [68] mais ni l’inhalation de tabac, [69] ni la fièvre provoquée, ni le vin d’antimoine, [70] qui est véritablement un poison infernal et meurtrier, invention barbare et mortelle de Paracelse et des charlatans, [71][72] dont la malfaisance n’évacue pas tant l’ordure qu’elle n’ouvre les veines et ne met les viscères en charpie ; de sorte que la faculté animale, qui y a son siège, subit ses méfaits plutôt qu’elle n’en tire de profit pour ses fonctions. Le cauchemar en fait accroire de bien des façons, mais surtout aux ignorants ; quelques sots l’attribuent stupidement aux spectres, aux vampires, aux ogres et aux contes de sorcières. [73] L’œil, miroir de l’esprit et minuscule partie du corps, souffre de tant de maladies qu’on est bien loin d’en avoir établi le nombre. Un ulcère putride, qu’on appelle ozène, siège dans le nez ; ceux qui en souffrent, tantôt s’affligent eux-mêmes de leur propre puanteur fétide, tantôt incommodent leur voisinage par leur repoussante haleine. Chez eux l’âcreté du pus ronge et consume les cartilages en une remarquable difformité et perfore souvent le palais après l’avoir érodé. Ce genre d’ulcère est d’ordinaire cancéreux, syphilitique, écrouelleux ou éléphantique. [30] Quoi qu’il en soit, ces pauvres et malheureux petits hommes ont besoin d’un traitement, mais avec un remède violent qui recourt au fer et au feu. J’ajouterai que les physiognomonistes veulent qu’un nez purulent imprègne l’esprit même de celui qui le porte, jusqu’à prendre pour axiome que la corruption des mœurs est la conséquence d’un nez pourri, ce qui est plausible ; en effet, à ce genre de nez qui parlent d’une voix aigrelette, c’est-à-dire odieusement et insupportablement, qu’on appelle partout des fripons, appartiennent les Ridicules, les Effrénés, les Néfastes, les Agités, les Vauriens, les Dissimulateurs, les Obscènes, les Trublions, [31][74][75][76] les menteurs, les perfides, les envieux, les délateurs, les scandaleux, les infâmes, les injurieux, les criminels, ceux qu’aucune vertu ne rachète, malades de vices et forts de leur seule débauche, pétris de faux-semblant, et voués par la Nature à la fraude et à la calomnie. Parmi toutes les maladies qui siègent dans la cavité du thorax, prenez garde à l’hémoptysie et à l’inflammation du poumon ; et l’hydropisie thoracique (qui se révèle pas les pieds tuméfiés,  et où celui qui s’appuie sur l’emploi des hydragogues pour la résoudre agit en bourreau et non pas en médecin), [32][77][78][79] l’angine véritable, [80] la pleuropéripneumonie, [81][82] l’empyème ne sont pas moins mortels si on ne saigne pas immédiatement. [83] Le tubercule cru, qui est irrémédiable par nature, et a pour signe révélateur un pouls intermittent et inégal, en toutes sortes d’inégalités, les palpitations du cœur [84] par caillot de sang, tout comme la phtisie et les vomiques purulentes provoquent des morts subites et la vieillesse sans testament. [33][85][86][87] Chez ceux qui ont le cœur splénétique, il y a souvent palpitation et mort subite. [34][88] L’estomac est en vérité accablé de nombreux symptômes, et de maladies qui ne le sont presque pas moins ; les empiriques, ignorants en l’art divin qu’ils professent, entreprennent vainement de soigner par les astringents celles qu’on attribue indistinctement à sa faiblesse, dénomination qui est vide de sens. [89][90] Le foie est un viscère fécond en humeurs, mais plus encore en maladies ; [91] c’est lui qui provoque le cruel rhumatisme, qui est presque plus redoutable qu’un chevalet de torture et que les sudorifiques exacerbent. Apprenez des hypocondriaques et des fous quelle est la puissance de la rate et combien de maladies elle engendre. [92][93] Un nombre presque infini de maux affectent l’utérus, divin caveau de la luxuriante nature, [35][94] où prédominent l’inflammation, le cancer, l’écoulement menstruel, l’avortement, l’ulcère et la métromanie, qui en mènent la bande ; [95][96] et aussi, ce qui dépasse presque tout ce qu’on peut croire, l’étranglement dû à un utérus mal disposé, dont la dyspnée suffocante, le gonflement de la gorge et les secousses des membres sont si effrayants que les sots et les crédules, qui jugent sans réfléchir, tiennent celles qui en sont saisies pour possédées du démon. [36][97][98] La pudeur ne permet pas de décrire ici les maladies des parties honteuses qui doivent faire grandement honte ; l’urètre lui-même, si c’est la verge qu’on entend par là, n’est vraiment pas exempt de maladies : quand le souffle d’une humeur néfaste les irrite, les glandes adjacentes répandent la gonorrhée virulente ; [99] de sorte que, pour cette raison, la saignée du bras les soigne de belle façon, même quand elles sont invétérées ; jamais elle n’a excité la vérole, quoique dégoisent de petits médecins ignorants. La Nature fait de l’homme un loup pour l’homme, mais avec la médecine, l’homme devient un dieu pour l’homme : [37] beaucoup de maux viennent à l’homme, mais de plus nombreux encore lui viennent d’autres animaux qui rôdent en lui et hors de lui ; le scorpion en tue certains, [100] la rage en tue d’autres ; et pourquoi ne pourrait-elle pas, comme chez le chien et le loup, s’engendrer spontanément à l’intérieur de l’homme ? [101] En vérité, il s’en blottit encore quelques autres en son propre sein : des petits serpents naissent de fait en ses veines, et presque partout des vers qui sont et pissés et mouchés. [38][102] Les poux mêmes ôtent la vie aux rois, aux philosophes et aux tyrans ; [39][103] des serpents, qui jaillissent du corps en grande quantité, en font parfois de même à d’autres gens. Voulez-vous savoir s’il existe aussi des maladies propres à chacun des âges ? C’est là l’étude de toute une vie. » [40]

Article iv [Texte latin]

« C’est un instant que la durée de notre vie, et même moins qu’un instant ; mais la Nature a divisé ce court moment en plusieurs périodes. [41] À peine conçu et entrepris, l’enfant provoque mille dégoûts chez la mère (qui a acheté au prix fort sa brève volupté) : pica, incube, spasme ; [42][104][105][106] et les femmes pures y sont plus facilement sujettes que les impures. Ô frêle origine de l’homme ! Souvent l’utérus lui sert de tombeau, et bien des fois l’exhalaison d’une chandelle mouchée suffit à causer l’avortement ; ainsi naissent les héros, [43][107] qui sont semblables en tout à ceux dont le corps se couvre parfois d’ulcères avant de mourir, par une prédominance de bile noire, comme il est arrivé jadis à Lysandre de Laconie. [44][108] Tandis que l’enfant est encore dans l’utérus, il émet des geignements comme si son affliction précédait ses misères. [45] Que ne doit-on pas craindre d’une sage-femme inexpérimentée lors de l’accouchement, et après la naissance, d’une nourrice étrangère ? Même si le lait de l’accouchée n’est pas sûr car il engendre la colostration du nouveau-né, [46][109][110] tout comme le lait d’une nourrice bilieuse provoque la lithiase. [47][111][112] La mère frôle la mort pour faire vivre ce fardeau tapi en ses entrailles. [48] Il est embarrassant de dire combien la noblesse de leurs enfants inspire aux hommes de gloire fort imméritée ; il est affreux, mais pourtant vrai, que parfois l’utérus même se démange et grouille de vers, de sorte que les tyrans partagent avec eux leur berceau d’origine, à la manière de jumeaux. Une fois né, l’homme est ordinairement comme l’herbe solsticiale : soit il est emporté au moment même où il apparaît ; soit le premier temps de sa vie l’inonde tant de larmes qu’on tient pleurer pour le propre du nouveau-né ; [49][113] immédiatement après, il fait l’expérience des lames nues, sans lesquelles pourtant il ne peut se maintenir en vie ; [50][114] Bientôt, des entraves, qu’on épargne même aux bêtes nées dans la domesticité, l’étreignent ; lui qu’un empire ne contentera pas. [51] Pensez-vous que dans notre vie la première partie soit la meilleure ? [52] L’être qui devra commander aux autres, ne sachant ni parler, ni se nourrir, ni marcher, mène cette partie de sa vie à quatre pattes. [51] Et pendant ce temps, les maladies n’épargnent pas de si jeunes corps ; bien au contraire, elles attaquent le bambin tout rouge encore au sortir de sa mère : [53][115] la fontanelle cesse de battre pour bomber ou s’affaisser, en cas d’achores, d’hydrocéphalie et de siriase ; [54][116][117][118][119] les oreilles coulent quand les glandes qui leur sont voisines sont écrasées par le gonflement des parotides, véritables et purs germes des enfants sourds ; leur apparition n’est presque jamais favorable aux malades, à moins qu’elles ne soient bilatérales, à l’instar des Dioscures qui annoncent d’habitude une heureuse navigation. [55][120][121] Encore incapable de mâcher les aliments solides, la bouche est en proie aux aphtes ; et le poumon, à la toux quinteuse, rauque et rebelle, due à une sérosité maligne et crue qui suinte des veines ; [56][122] le vomissement brise l’estomac ; les coliques sont un tourment pour le ventre, comme l’inflammation pour l’ombilic, et les insomnies et les terreurs pour l’esprit. Les convulsions, le prurit gingival, les fièvres et les diarrhées torturent l’enfant qui fait ses dents. [57][123] À un âge plus avancé, les amygdales s’enflamment, les vertèbres se déboitent, [124] des vers s’engendrent dans les intestins ; il faut les tuer avec les graines amères, acides, oléagineuses, ou avec de l’eau mercurielle, mais seuls les purgatifs les expulsent de l’intestin. Nul médicament n’est capable de briser la pierre vésicale ; [125] l’emploi des émétiques ou des diurétiques ne guérit pas l’asthme ; [126][127] quand elles sont ulcérées, les écrouelles sont à tenir pour malignes, contagieuses et incurables, à moins qu’une force majeure et métaphysique n’intervienne, à savoir les mains salutaires du roi très-chrétien[58] Le corps tout entier est en proie à la gale et aux furoncles, avec l’épaphérèse et l’épicrase pour seuls remèdes. [59][128][129][130] L’enfance est à ce point féconde en maladies que nul ne souhaite y retomber. N’est-ce pas aussi parce que la sagesse manque alors, elle qui n’est jamais précoce car elle vient juste avant que ne sorte la barbe ? Par elle sévissent les hémorragies et les fièvres prolongées, ainsi que les maladies qui ne se résolvent pas à cet âge, qui ont coutume de s’enraciner et de s’affermir. Cela ne concerne pas la belle croissance qui s’empare alors très prestement du corps ; pouvoir grandir, n’est-ce pas la preuve d’un inachèvement ? » [60]

Article v [Texte latin]

« Bien qu’elle soit la mieux tempérée et qu’elle ait déjà écumé les défauts de l’enfance, la période qui lui succède occasionne cependant les pires maux : épilepsie, parfois par ventosité ; consomption ; [131] crachats sanglants. Quand elles se sont répandues chez les hommes, la péripneumonie ravage le poumon, la pleurésie ravage le thorax, étant plus dangereuse quand elle siège à gauche, la diarrhée et la dysenterie ravagent l’intestin ; [132] fièvre ardente et choléra achèvent les tortures quand une bile violente s’est enflée sous la poitrine, qu’une urne de ciguë peinerait à éteindre ; [61][133][134][135] la phlébotomie et la boisson d’eau froide en sont les seuls et justes libérateurs. La vigueur des forces est-elle utile ? Il est difficile de dire sous quelle sorte de peau se cache une heureuse nature : de fait, la vigueur de l’esprit s’amenuise avec les forces du corps et s’émousse quand la puissance des membres est excessive, comme si être à la fois très sage et très robuste outrepassait la félicité humaine. [62] La production de bile noire proviendrait du déclin de l’âge ; ainsi la quarte n’est pas la moins infortunée des fièvres, sous prétexte qu’elle est entrecoupée par deux jours de rémission ; ce qui, comme a dit Favorinus, lui fait donner deux mères pour une marâtre ; tourment des jeunes hommes, elle provoque la mort des vieillards, et ce plus vite que la fièvre continue ; [63][136][137] c’est un mal opiniâtre et presque plus que charnel, que vous entreprendrez vainement de traiter par la frayeur, par la fraude, par le vomissement, ni même par l’emploi des purgatifs, si la suppuration ne survient pas ; c’est aussi pour cette raison que le sang, qui dans d’autres cas est rejeté en mousse par la bouche, s’écoule par l’anus, et ce principalement si le malade a abusé du vin pur. [138] Pendant ce temps, la vieillesse s’est furtivement approchée sans qu’on y ait pensé ; mauvaise marchandise que les mauvaises années, [64][139][140] elles planent sur nos têtes encore pleines des rêves de l’adolescence. [65] Il n’y a rien à espérer quand c’est la vieillesse qui mène au trépas ; contre elle seule il n’y a pas de recours. Quand elle nous a écrasés de tout son énorme poids, nul genre de mort n’est plus doux aux hommes, mais nul n’est plus lent ; [66] d’où vient qu’ils ne veulent ni vivre, ni mourir. [67][141] La haine de la vie et la peur de la mort les habitent, celui qui s’en obsède vit dans les palpitations perpétuelles du cœur, [68] surtout s’il est en une année climatérique, [142] que le sage redoute inutilement. Quanta senem circumveniunt incommoda ! [69][143] c’est alors qu’en effet l’amandier est en fleurs, la sauterelle est repue et le câprier donne son fruit ; [70][144] la mort procure au vieillard le repos, vivre est pour lui une sévère punition. La tête, sèche et vide de cervelle, [71][145] surcharge d’humeurs les parties voisines ; elle est en proie au vertige, signe précurseur de l’apoplexie qui, si elle survient, aboutit d’ordinaire à la paralysie. En senibus vitæ portio quanta manet ! [72][146] Ses sens s’émoussent, ses lèvres tremblent, et sa voix aussi, son visage est pâle, son nez coule comme aux petits enfants ; [73][147] si des lunettes ne viennent pas à son secours, chaque lettre lui paraît double quand il rouvre ses livres, le jour s’éteint quand la nuit n’est pas tombée ; [74][148] il perd l’odorat, l’ouïe, la marche ; comme au pâle et sinistre Euclion, [75] ses dents, chassées de leurs alvéoles, le font balbutier. Une mauvaise toux lui secoue la poitrine, et l’asthme aussi, qu’il convient d’appeler méditation de la mort, au même titre que la philosophie ; [76] le calcul torture les reins et leurs voies excrétrices ; la dysurie, la vessie (et si elle est opiniâtre, seule la taille du périnée la peut guérir) ; la goutte, les jointures ; la chiragre pierreuse et la podagre noueuse, les articulations ; et parfois même la panagre met sans relâche les malades au supplice. [77] Si le sang afflue au cœur en grande quantité, survient la syncope cardiaque des anciens auteurs, dont la victime suffoque subitement, de la même manière qu’un apoplectique ; nulle médecine n’a le pouvoir d’écarter ce fléau, non plus que les arts de Dardanus eux-mêmes ; [149] quand bien même Salus en personne le désirerait. [78][150][151] Le sang coagulé provoque aussi un prurit cutané et un impétigo malin. En somme, le corps entier ne cesse pas d’être tourmenté tant que le sentiment de la souffrance n’a pas été aboli par la douleur elle-même. [79] Voilà les prémices de la mort, voilà comment s’écoule la vie de ceux pour qui la vie tout entière est un châtiment. [80] Survient la démence, qui surpasse toutes les infirmités du corps : [81][152] de fait, les vieillards blâment la jeunesse, comme si la dernière partie de la vie était la lie de l’existence. [82] Peu nombreux, certes, sont ceux qui, ressentant l’injure du temps dans leur corps, ne la ressentent pas aussi dans leur âme ; et les yeux de l’esprit ne commencent à discerner précisément que lorsque ceux du corps faiblissent ; [83][153] mais chez bien des gens la vie s’allonge assurément sans profit pour eux ; [84] à tel point qu’ils en viennent à se haïr eux-mêmes, étant devenus un fardeau pour les autres ; et alors rien n’est plus désirable que l’approche de la mort, parce qu’elle est à la fois le terme et la délivrance de toutes les souffrances, et que nos maux ne lui survivent pas. [85] Elle est la meilleure invention de la nature, [86] elle met le point final aux misères, elle est la dernière ligne de la vie. Ainsi mourons-nous en naissant ; et la fin est-elle suspendue au commencement. [87]

Par nature, l’homme est donc tout entier maladie. »

Dédicace [Texte latin]

« Au très illustre et très intègre M. Jean Lesné, conseiller de premier rang en la Cour suprême de France. [88][154][155]

Archytas disait qu’un juge et un autel sont la même chose, car les affligés ont pareillement recours à l’un et à l’autre. [89][156][157] Mais, homme illustrissime, bien que je sois exempt de tout litige, j’implore pourtant votre aide, pressentant que l’issue de cette dispute médicale ne sera ni glorieuse, ni heureuse pour moi si vous ne m’accordez pas votre patronage. Pour espérer cela de vous, j’ai constaté de mes propres yeux votre affabilité, et surtout votre affection et votre singulière bienveillance pour les disciples des Muses, que partout vous embrassez, étant vous-même un océan d’érudition. Vous avez attitré à vous tout genre de vertus : qui donc, en effet, ne serait séduit par votre candeur d’esprit, votre extrême bonté de vie, votre admirable courtoisie, votre caractère intègre, généreux et tempéré de douceur en toute circonstance ? Vous ne manquez pas de posséder toutes ces brillantes qualités, car elles habitent entièrement votre famille et votre maison. Je ne parle ni de l’acuité de votre intelligence, ni de votre sagesse acquise par une grande habitude des affaires, ni des autres ornements de votre esprit, car j’aurais plus vite fait de vider toute l’eau de l’océan avec un petit gobelet, qu’entreprendre de les contenir dans l’espace de cette dédicace. Mais pour ne pas m’attarder sur vos remarquables mérites, dignes de louanges, en les exposant sur un plus modeste théâtre, qui n’admire pas votre fermeté de caractère, presque incroyable en ce Siècle de fer, mais tout à fait digne d’un Siècle d’or ? [158] En supposant que je n’en dise rien, jamais assurément la France ne la taira, elle qui eût naguère vivement désiré de nombreux hommes de votre trempe, c’est-à-dire dont jamais l’esprit ne s’abaisserait à la soumission ; mais notre pays a éprouvé à quel point elle en possédait peu. [90] Depuis longtemps, votre illustre nom et votre âme énergique, héritages des vertus de votre aïeul, s’étaient fait connaître des Français comme appartenant au meilleur défenseur du bien public. Mais de même que les épices exhalent plus puissamment quand on les pile et les écrase, de même les causes et les affaires épineuses attisent votre talent. Votre réputation commence à se répandre de loin en loin, et même à se propager par delà les frontières du royaume. Vous tentez certes de la dissimuler par tous les moyens ; mais quoi que vous fassiez, vous ne parviendrez jamais à la tenir dans l’ombre, à notre insu. C’est que les causes que vous avez si hardiment plaidées vous valent une gloire sempiternelle ; et tous ceux qui ont voulu résumer vos mérites ont proclamé d’une seule voix que vous êtes celui que recommanderait sa bonté, qu’embelliraient ses écrits, qu’innocenterait son intégrité. »

Commentaires (Loïc Capron)

La forme de cette quodlibétaire est typique de toutes les thèses médicales parisiennes de l’époque, [91][159] qui suivaient invariablement un plan en cinq articles : i. majeure, ii. sujet, iii. première mineure, iv. seconde mineure, v. conclusion. [92] La dédicace et son illustration étaient facultatives et augmentaient sensiblement le coût de l’impression (qui était à la charge du candidat). Le tout est imprimé sur le recto d’une grande feuille (format d’affiche, dit in‑folio plano). Comme il arrivait assez souvent, l’auteur n’en était pas le bachelier (Paul Courtois), mais le président (Guy Patin). [94] Évidemment rédigée en latin, elle est pimentée de quelques mots grecs, qu’on peut tenir pour simplement décoratifs, voire pédants, sachant que Patin ne maîtrisait pas cette langue. [160]

La thèse est le commentaire d’une parole de Démocrite dans Hippocrate : Ολος ο ανθρωπος εκ γενετης νουσος εστι, Totus homo ab ipso ortu morbus [L’homme n’est de naissance que maladie] ; [94][161][162] a Natura, dans le titre, est donc à comprendre comme voulant dire par le fait des « choses naturelles », qu’on opposait alors aux « choses non naturelles ». [163] Tel est bien le débat sans fin de l’étiologie : les causes des maladies (« choses contre nature ») sont-elles internes, c’est-à-dire liées à la constitution (équilibre des quatre humeurs) de chacun (conception hippocratique développée par Galien), ou externes, c’est-à-dire liées aux influences de l’environnement sur le corps humain (conception alors révolutionnaire de Paracelse et des paracelsistes) ? [95] En termes modernes, quels sont les rôles respectifs de l’inné (les « choses naturelles », relatives à la physiologie, qui composent le corps, et particulièrement les gènes) et de l’acquis (les « choses non naturelles », relatives à l’hygiène, qui composent l’environnement) dans la survenue des maladies ? Achevé en 2006, le décryptage du génome humain complet a relancé le débat : sa connaissance suffira-t-elle à nous procurer l’explication et la maîtrise de tous les maux humains ? Il y a une certaine parenté entre ce dilemme et celui de la grâce divine, où les catholiques s’opposaient alors pareillement sur la prédestination (l’inné) des jansénistes et le libre arbitre (l’acquis) des jésuites. [96][164][165][166] La thèse de Patin, tout en convenant du rôle que certains mauvais penchants de l’homme peuvent jouer dans la genèse de ses tourments, concluait affirmativement en faveur de l’inné (Natura) : Ita nascentes morimur, finisque ab origine pendet. Ergo totus homo est a Natura morbus [Ainsi mourons-nous en naissant, et la fin est-elle suspendue au commencement. Par nature (essence) l’homme n’est donc tout entier que maladie].

Ainsi résumée et placée dans une perspective moderne, la thèse de Patin aurait de quoi séduire les esprits curieux et à première vue, son immense retentissement ne surprendrait pas ; [97] même s’il est aujourd’hui impossible de partager sa conclusion qui, sans surprise, donnait résolument raison à Hippocrate et Galien contre Paracelse. Historiquement, la médecine était dans le long virage qui l’a fait passer en trois siècles (xvie-xviiie s.) du monde borné des quatre humeurs vitales à celui de la physiologie et de la pathologie scientifiques.

Néanmoins, à y regarder de plus près, les digressions de Patin ne mènent pas logiquement à sa conclusion sur l’essence principalement innée des maladies humaines.

  • La majeure (i) est une introduction philosophique sur les vicissitudes de la vie humaine : du début à la fin, elle n’est qu’un long cortège de peines et de maux ; à tel point qu’il faut se demander s’il vaut la peine de naître ; et pourtant, un désir acharné de vivre habite les êtres humains.

  • Dès le sujet (ii), sans avoir bien explicité l’alternative de sa quodlibétaire, Patin prend résolument parti pour l’inné : nos maladies sont principalement héréditaires, liées aux semences mêlées du père et de la mère ; avec un long impromptu sur la variole et ses traitements, dont Patin lie la cause aux anomalies des viscères aggravées par l’emploi de la bouillie dans l’alimentation des enfants ; seule allusion vraiment explicite au rôle de second plan que peut jouer l’environnement (l’acquis). [18]

  • La première mineure (iii) décrit la grande diversité des maladies selon les influences de l’histoire (éléphantiasis lépreux et gemursa des temps antiques, avec leurs remèdes barbares), de la géographie (Europe, Amérique), des saisons, des tempéraments humoraux, du sexe ; mais aussi de la partie atteinte, ce qui fait diverger Patin de l’étiologie (étude des causes des maladies) à la pathologie (étude de leurs caractères) ; au passage, notre donneur de leçons a fourbement brocardé Renaudot (en cachant son nom derrière un acrostiche) [31] et accusé la syphilis de lui avoir pourri et le nez, et la cervelle.

  • La seconde mineure (iv) recense les maladies des enfants, de la naissance à l’adolescence, sans guère se préoccuper de leur origine innée ou acquise.

  • La conclusion (v) examine les affections de l’âge adulte puis de la vieillesse, sans égard pour leurs causes, mais pour finir sur le constat que la vie n’est qu’une longue succession de maladies ; elles sont enracinées dans l’être humain et constituent donc son essence. On devine entre les lignes que l’environnement n’y joue qu’un rôle secondaire de vague modulateur.

La consternation s’ajoute à la déception en découvrant qu’en 1643, Patin n’étaie son raisonnement qu’avec des citations qu’il a presque exclusivement tirées d’auteurs latins anciens, principalement Pline le Naturaliste (l’Ancien) et Sénèque le Philosophe (ier s. de notre ère) : c’est, sans la moindre vergogne, l’antique médecine du premier farcie avec le stoïcisme du second, en y mêlant une drachme d’Hippocrate et un scrupule de Galien ; mais sans rien qui vienne des sommités médicales plus modernes, que pourtant Patin connaissait si bien et admirait tant (Jean Fernel, Louis Duret, Jacques Houllier, Daniel Sennert, etc.). [167][168][169][170]

Pour couronner le tout, le latin de Patin est en grande partie un assemblage de citations (lieux communs) ; ce qu’on appelait alors un centon ou une rhapsodie ; et encore n’ai-je pas la prétention d’avoir débusqué tous les fragments qu’il a extraits d’une trentaine de sources différentes et plus ou moins bien cousus ensemble. Siméon Courtaud a dénoncé ce procédé dans une lettre à Charles Spon datée du 16 avril 1647 ; [98][171] mais Patin en est ingénument convenu et s’en est même amusé. [99] Ce labyrinthe pour latinistes avertis ne dut pas peu contribuer au succès de sa docte diartibe ; en même temps que ses virulents assauts contre les chimistes, les charlatans, les empiriques, l’antimoine, les apothicaires, Paracelse ou Théophraste Renaudot, qui formaient le grand troupeau de ses bêtes noires ; et, ce qui est de loin le plus affligeant, contre tous les hardis novateurs du temps.

Pédant et cadenassé dans l’immobilisme des préjugés passéistes, ce navrant galimatias est aujourd’hui à tenir pour l’œuvre d’un facétieux histrion de la médecine. Ce sont les livres de William Harvey, de Jean Pecquet ou de Jean Chartier qu’il convient de lire pour se faire une meilleure idée de ce que fut vraiment le génie créatif du xviie s. dans ce domaine de la science. [100][172][173][174]

Quoi qu’on puisse en penser 375 ans après, la thèse de Patin remporta un éclatant succès : rééditée pour la 5e fois en 1645 et reproduite in-extenso dans un livre de Jan van Beverwijk, [101][175] elle a établi le renom de son auteur à Paris, mais aussi par toute la France et même toute l’Europe. Elle mordait, elle amusait et surtout elle rassurait en défendant la médecine dogmatique [176] contre les innovations des empiriques dont on mesurait alors bien mal la portée ; et le fait est que la question posée est toujours d’une chaude actualité et demeure un puissant aiguillon du progrès médical. Guy Patin resplendit vraiment là de toutes ses ambiguïtés, oscillant sans jamais se lasser entre le pire et le meilleur.

Il est aisé maintenant de comprendre pourquoi la visionnaire Dissertation contre l’usage de soutenir des thèses en médecine, avec un mémoire pour la réformation de la médecine dans la ville de Paris. Par M. Le François, docteur en médecine de la Faculté de Paris [102][177] (Paris, Guillaume Cavelier, 1720, in‑8o) s’en est si vivement prise aux thèses dans sa critique de l’enseignement prodigué par les facultés de médecine, par comparaison avec la manière d’apprendre le métier en pratiquant simplement auprès d’un maître (pages 8‑9 et 23‑24) :

« Si l’on s’y était bien pris, on aurait pu dans ce changement fixer davantage la médecine en la réduisant aux observations ; on aurait pu en bannir les vaines contestations que les médecins spéculatifs y avaient introduites ; on aurait pu employer de bons moyens pour travailler plus efficacement à la perfection de cet art ; mais bien loin de l’avoir mis dans un si bon état, on l’a jeté dans un plus mauvais qu’auparavant, en y réglant mal la manière d’instruire, de former et d’éprouver les médecins, avant que de les recevoir ; et ce qu’on a fait de pis, c’est d’y introduire l’usage de soutenir des thèses, puisque par là on y a perpétué les disputes et les contestations, on a donné plus de crédit aux systèmes, on a rendu la médecine encore plus variable qu’elle n’était, on en a augmenté la confusion, et l’on s’est détourné de la voie des observations qui seule a conduit à la découverte de tout ce que l’on connaît d’utile pour la santé.

Car ces thèses étant faites pour la dispute, on est obligé d’y insérer des opinions problématiques, dont la plupart son fondées sur des hypothèses de systèmes ; et comme la variété et l’instabilité de ces systèmes sont fort grandes, il arrive souvent qu’une thèse détruise ce qu’une autre a établi ; ainsi, au lieu que les exercices destinés à former les médecins devraient ne rouler que sur des connaissances qui ont pour fondement les observations qu’on a faite de ce qui était utile ou nuisible pour la santé, on s’y amuse à de vaines spéculations, qui sont l’âme de la dispute et, souvent même, l’on y soutient des maximes rejetées par la plus grande partie des meilleurs médecins ; ce qui engage dans une mauvaise pratique ceux qui se font recevoir, bien loin de les rendre plus capables d’exercer comme il faut la médecine. […]

Quand même la dispute des thèses roulerait, comme il arrive quelquefois, sur des vérités connues, ou sur des règles et des maximes de pratique reçues de la meilleure partie des médecins, on ne voit pas de quelle utilité elle pourrait être pour former ceux qui embrassent la profession de médecine ; car pour cela il ne faut que les obliger de bien apprendre les vérités et les règles de cet art. Il est inutile pour bien traiter les maladies qu’ils soient exercés à répondre aux objections qu’on fait contre ces vérités et ces règles ; mais il faut qu’ils sachent s’en servir à propos. D’ailleurs les disputes des thèses ne roulent que fort rarement sur ces vérités et ces règles, et chaque thèse n’en contient ordinairement que très peu ; ainsi, bien loin que les thèses servent à rendre les bacheliers capables d’exercer la médecine, cette sorte d’exercice les en détourne en les mettant dans la nécessité d’employer leur temps et leur application à apprendre des choses ou inutiles, ou dangereuses pour la pratique, et surtout à verbiager beaucoup, comme il est nécessaire pour briller dans la dispute ; ce qui fait qu’ils ne peuvent guère régler leurs études comme il faut pour savoir les vérités et les bonnes maximes de la médecine, dont la grande quantité demande leur application tout entière. »

Post-scriptum, cinq ans après

En novembre 2020, j’ai eu la curiosité de traduire et annoter entièrement l’autre célèbre thèse de Patin : sa cardinale sur la Sobriété disputée en 1647, où il a abordé le rôle de l’environnement dans la santé. Cette étude m’a doublement consterné :

  • quant à la forme, l’écriture recourt exactement au même procédé du centon, en y rapiéçant plus encore de citations latines cachées que dans L’homme n’est que maladie ;

  • quant au fond, Patin laisse au lecteur le soin de concilier les influences de l’inné et de l’acquis sur la santé humaine ; il ignore presque entièrement les unes quand il disserte sur les autres ; sans se soucier de cohérence, il soutient en 1647 la thèse inverse de celle qu’il a soutenue en 1643, quand il est si simple de les réconcilier.

S’il y fallait un argument supplémentaire, il est légitime de refuser à Patin l’entrée dans le panthéon médical de son siècle.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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