L. 424.  >
À Charles Spon,
le 2 novembre 1655

< Monsieur, > [a][1]

Le cardinal Mazarin [2] a depuis deux jours fort maltraité Vallot, [3] l’a appelé charlatan [4] et ignorant, et que c’était lui qui avait fait malade le roi. [5][6] Voilà un homme qui a la chasse et qui en sera mauvais marchand à la fin, nisi numeret[1] On croit qu’il ne pourra pas autrement se faire conserver et qu’on le chassera alors qu’il n’y pensera plus. La reine [7] continue de le haïr, je pense que c’est ce qui le perdra à la fin.

Le Mazarin a fait une belle lettre au pape [8] sur le dessein qu’il a de voir la paix dans l’Europe. Elle sera imprimée, elle est de trois ou quatre feuilles ; il y déclare qu’il ne désire rien tant que cela. Il y a ici deux hommes nommés pour députés qui iront à ce grand traité de la paix, savoir MM. le chancelier de Servien [9] et le surintendant des finances, [10] qui sont deux hommes des plus riches du royaume. Le pape s’offre de lui-même de se rendre au lieu dont les deux rois auront accordé. On parle de Bologne, [11] de Gênes [12] ou de Marseille. À cela près du lieu, je voudrais que la paix fût faite. [2]

On ne parle plus ici de la Pologne que fort piteusement. On dit que tout y est perdu et que le roi de Suède [13] en est le grand maître ; [14] que la reine de Pologne [15] s’est sauvée et retirée en Silésie ; [16] pour le roi [17] son mari, que l’on ne sait où il est. On dit ici tout haut, et cela vient de la cour, que les brigues et les conspirations et les artifices des jésuites [18] sont cause de la ruine de ce royaume. Ils sont les ennemis du bien public et pourtant on les retient. O Romule, ista videbis et feres ? [3][19][20] N’est-ce point des astrologues que Tacite [21] a dit quelque part Odiosum hominum genus et civitati grave, quod semper vetabitur et semper retinebitur ? [4] Nos loyolites ne sont-ils pas astrologues ? ils parlent toujours du ciel, de l’enfer ou du purgatoire. [22] Le cardinal Mazarin [23] est fort pâle et défait, il se plaint d’avoir souvent la goutte ; [24] cela l’oblige de se purger [25] comme il fait, car il hait la saignée. [26]

On dit que le roi de Pologne s’est enfin sauvé de son pays ruiné et occupé par les Suédois, et qu’il s’est retiré avec 25 chevaux à Vienne [27] en Autriche, chez l’empereur [28] qui ne lui a permis qu’un tel nombre pour se retirer chez lui. On dit que nous avons fait ligue offensive et défensive avec Olivier Cromwell, [29] qu’il doit nous fournir une armée navale de tant de vaisseaux moyennant une certaine grosse somme d’argent que nous lui devons fournir tous les ans. [5] Ce sera pour attaquer par mer et par terre la Maison d’Autriche tandis que les protestants se rejoindront ensemble pour le même dessein. Je ne doute point que les Hollandais n’en soient de même intelligence avec nous et Cromwell, en dépit du roi d’Espagne [30] qui a fait saisir tous les effets et arrêter tous les Anglais qui étaient en Espagne et dans les Pays-Bas ; [31] mais ceux d’Anvers [32] ne l’ont point voulu souffrir.

L’Assemblée du Clergé [33] est ici commencée. M. l’archevêque de Narbonne [34] y préside. Le roi leur a fait dire qu’il ne leur permet leur assemblée que pour quatre mois, qui est le terme ordinaire, et qu’il ne veut point leur en accorder davantage. C’est qu’ils l’ont fait quelquefois durer un an entier aux dépens du petit clergé, des pauvres prêtres et curés de village.

M. Chouët, [35] qui imprime l’Hippocrate à Genève, en a écrit à M. Moreau [36] et lui a demandé son avis touchant quelque addition qu’il voudrait y mettre. M. Moreau a dit qu’il n’y a point sur l’Hippocrate de meilleur commentaire que l’Œconomia de Foesius, [37] je suis de son avis. [6] J’ai depuis trois semaines traité ici un gentilhomme du Languedoc d’une très cruelle et très mauvaise petite vérole, [38] âgé de 18 ans. Il a été saigné [39] dix bonnes fois, et ante eruptionem, et in ipsa eruptione, et post plenam eruptionem ; nec aliter fieri poterat propter plenitudinem, febrim, putredinem, suffocationis instantis periculum, et alia perniciosa symptomata ; et hodie felicissime convalescit[7] Il dit qu’il sera quelque jour président en son pays, et qu’il ordonnera aux médecins de Toulouse [40] de faire saigner leurs enfants et ceux d’autrui dans la petite vérole. Ipse morbus totus est a sanguine, eoque multo, putri supra modum, cum febre, anhelitus difficultate, affectu cruentoso, vomitu, diarrhœa, lumborum dolore, et aliis symptomatis quæ sanguinis missionem requirunt ; ideoque graviter peccant hæmophobi[8]

Les Espagnols ont assiégé Condé, [41] le maréchal de Turenne [42] en a été repoussé. [9] Le Mazarin part samedi prochain pour aller à La Fère, [43] qui emmène le roi quant et soi. On parle de le marier avec la Mancini [44][45] et que la reine commence à y consentir. [10][46] Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon âme, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Ce 2d de novembre 1655.


a.

Reveillé-Parise, no cclxxxi (tome ii, pages 217‑219).

1.

« s’il ne paie pas » : phrase de sens incertain, en raison de la locution « avoir la chasse » que je n’ai pas trouvée dans les dictionnaires du temps, mais qu’on peut interpréter comme voulant dire avoir l’avantage d’une belle situation ; sinon, il pourrait s’agir d’une erreur de transcription, chasse pour charge.

Quoi qu’il en soit, on comprend qu’Antoine Vallot était en passe de perdre ses avantages à la cour s’il ne versait pas quelque argent à Mazarin pour calmer son courroux et pour conserver sa charge de premier médecin du roi, au lieu d’en être chassé (mauvais marchand). Après la fâcheuse gonococcie du roi, c’était la suite des démêlés de Vallot avec la cour, tels qu’entendus par Guy Patin, mais tout différents du récit qu’en a laissé l’intéressé (v. notes [19], lettre 419, et [10], lettre 421).

2.

Abel Servien, marquis de Sablé, chancelier et garde des sceaux des Ordres du roi (depuis 1651), et Nicolas Fouquet, avocat général au Parlement, partageaient la surintendance des finances depuis 1653.

On était encore bien loin de la paix des Pyrénées qui ne fut conclue entre la France et l’Espagne qu’en novembre 1659. Je n’ai pas trouvé d’édition imprimée de la lettre de Mazarin au pape Alexandre vii sur la paix dont il réclamait alors la conclusion avec insistance.

3.

« Ô Romulus, verras-tu ces choses et les supporteras-tu ? » : Catulle, v. note [8], lettre 52.

4.

« Espèce d’hommes odieuse et malsaine pour la cité, qu’on interdira toujours et qui toujours se maintiendra » (Tacite, v. note [10], lettre 184).

5.

La Gazette, ordinaire no 152, du 13 novembre 1655 (pages 1269‑1270) :

« De Londres, le 4 novembre 1655. Le 2e de ce mois, les articles du traité de paix et confédération entre la France et l’Angleterre furent conclus et signés par le président de Bordeaux, ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté très-chrétienne, et les commissaires autorisés par Mylord Protecteur : {a} au grand contentement de nos bourgeois et marchands qui se voient ainsi heureusement réunis avec leurs anciens amis et confédérés, malgré tous les artifices dont les Espagnols se sont servis pour l’empêcher. L’ambassadeur de Sa Majesté catholique, {b} pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu de se retirer d’ici, voyant qu’il ne pouvait obtenir son audience, prit lui-même congé par une lettre qu’il écrivit à Son Altesse, {a} laquelle lui fit réponse qu’il pouvait s’en aller quand il voudrait […], il se dispose à partir demain. Cependant, Sadite Altesse continue de faire travailler avec toute la diligence possible à deux grandes flottes : l’une pour faire voile aux Indes Occidentales et y joindre l’escadre que le général Penn a laissée dans la Jamaïque où les nôtres se fortifient, à dessein non seulement de la conserver, mais encore de faire de nouveaux progrès sur les Espagnols de ce côté-là ; et l’autre pour être employée sur les côtes d’Espagne à y traverser {c} le commerce, Son Altesse n’ayant point trouvé de meilleur moyen de tirer raison du mauvais traitement que les Espagnols ont fait à notre flotte à San Domingo. »


  1. Oliver Cromwell.

  2. Cardenas, ambassadeur du roi d’Espagne en Angleterre.

  3. Entraver.

La nouvelle parvint à Paris le 8 novembre. Les articles de ce traité furent imprimés : Traité de Paix entre le Royaume de France et la République d’Angleterre, Écosse et Irlande, conclu à Westminster en 1655 (Paris, Sébastien Cramoisy, 1655, in‑4o). Une clause secrète stipulait que la France bannirait Charles Stuart et ses partisans, et qu’en échange Cromwell expulserait les agents du prince de Condé qui agissaient depuis l’Angleterre (Plant).

6.

V. notes [41], lettre 396, pour la réédition genevoise (1657-1662), chez Jacques Chouët, de l’Hippocrate d’Anuce Foës, et [23], lettre 7, pour son Œconomia Hippocratis.

Le sens obscur des deux phrases mises bout à bout, qui parlent de deux ouvrages distincts de Foës, s’explique sans doute par une suppression maladroite ou par une erreur de transcription.

7.

« et avant l’éruption, et pendant l’éruption elle-même, et après la pleine éruption ; et on ne pouvait faire autrement à cause de la pléthore, de la fièvre, de la putréfaction, du danger imminent de suffocation, et d’autres symptômes pernicieux ; et aujourd’hui, le voilà convalescent. »

C’était la suite de l’observation entamée dans la lettre du 26 octobre précédent (v. sa note [25]).

8.

« Cette maladie même vient entièrement du sang, qui s’y trouve en trop grande quantité et fort corrompu, avec fièvre, difficulté de respiration, saignement, vomissement, diarrhée, douleur des lombes, et autres symptômes qui requièrent la saignée ; c’est pourquoi les hématophobes sont gravement en faute. »

9.

Condé-sur-l’Escaut (v. note [4], lettre 198) ne fut pas à proprement parler assiégée durant cette fin de campagne 1655. Alors que les Français la considéraient comme terminée, les Espagnols et Condé entreprirent une contre-offensive pour tenter de regagner quelques-unes des places qu’ils avaient perdues en Flandre. La manœuvre créa la surprise, mais se limita à quelques escarmouches sans conséquences, dont une des plus chaudes eut lieu à Condé (Gazette, ordinaire no 156, du 20 novembre 1655, page 1294), De Condé, le 15 novembre :

« Le marquis de Castelnau a montré en cette occasion tout ce qu’on peut attendre d’un grand capitaine par sa conduite et sa valeur si extraordinaire qu’il ne donna pas le loisir aux ennemis de se reconnaître »

10.

V. note [1], lettre 405, pour Marie Mancini, nièce de Mazarin, dont le roi était alors éperdument amoureux.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 2 novembre 1655

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(Consulté le 26/04/2024)

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