L. 690.  >
À Hugues II de Salins,
le 15 avril 1661

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à la vôtre, je vous dirai que, Dieu merci, je suis en bonne santé, bien près de 60 ans avec la même vigueur qu’auparavant, hormis que je me trouve quelquefois un peu plus pesant et le pied droit un peu plus faible, principalement lorsque j’ai marché fort. [1][2] Je ne sens rien du tout, Dieu merci, de pierre [3] ni de goutte. [4] J’ai eu autrefois quelque chose au rein gauche, mais cela est fort passé. Bref, je me porte fort bien quand j’ai bien dormi. Je bois peu de vin, mais il faut qu’il soit bon. [5] Je suis bien fâché de la nouvelle que vous me donnez de M. de Saumaise, [2][6] je l’ai averti de bonne heure de son malheur. Plût à Dieu que le mérite de Monsieur son père [7] lui pût servir, mais la mort n’exempte personne. Le lait de femmes [8] l’achèvera et s’il n’est mort de l’heure que j’écris la présente, il ne lui faut que du bouillon, de la tisane, [9] des œufs frais ou fort peu de vin vieux dans beaucoup d’eau. Les Anciens se sont servis du lait de femmes, mais il n’a jamais guéri personne : posset tamen interdum conferre convalescentibus[3] Le Paradoxe de M. Merlet [10] de tussi est véritable et l’ai vu maintes fois ici avant qu’il en eût écrit. [4] Marcor pulmonum est sine sputo sanguinis, et sine pure : est morbus materiæ Fernelii[5] Quand ils sont morts, on leur trouve le poumon fort rétréci, desséché et friable. In lue venerea [6][11] on ne fait plus suer du tout ; et quand même cela serait nécessaire, il ne faudrait point que ce fût en purgeant[12] ces deux mouvements contraires à la nature seraient pernicieux. Voici comment il faut les traiter : les saigner [13] hardiment des deux bras et même du pied, nequid supersit plethora in universo corpore ; [7] après, il les faut purger plusieurs fois et les baigner dans un bain d’eau tiède, [14] puis les repurger et leur donner le flux de bouche ; [15] le bain peut durer six jours entiers, deux fois par jour, si vires ferant[8] et le flux de bouche, pour être suffisant, environ 16 jours ; le bain y est absolument requis, principalement si le corps est bilieux ; [16] toto morbi decursu iuscula refrigerentia ex carnibus optimis, cum ptisana vulgari, et decocto salseparilli[9][17]

Ne cogites unquam de provocando vomitu, est aliquod contrà naturam[10] Ce n’est pas que quelques-uns n’aient été soulagés d’un vomissement qui est survenu, sed istud est Naturæ lienica genti committendum, quæ non agit per ratiocinationem, et tamen debita facit, quamvis sit απαιδευτος, και ου μαθουσα : ut ait Hipp. 6 Epid. v. 2[11][18] In tertiana contumaci est iterum secanda vena ; postea debent parve ali ; confert etiam aeris et loci mutatio, et paulo validior purgatio[12][19][20] Le vomissement n’est bon qu’aux Allemands qui ont large poitrine et bien du gras double dans le ventre ; principalement quand ils sont saouls, l’estomac plein de bière, [21] de fromage [22] et même de vin. Nostri Galli non indigent vomitu, a quo nimirum et nimium gravatur caput[13]

Ce petit Martin, que vous avez connu et qui avait commencé ici à un examen, est fils d’un Jean Martin, [23] natif de Troyes, [24] lequel j’ai connu et qui mourut l’an 1625 ; mais celui qui a fait in Hipp. de Morbis intern. était de Paris, fils d’un parcheminier, fort savant homme qui mourut en l’an 1608, le dernier de décembre. [25] Tous deux étaient de notre Faculté et tous deux savants hommes. Le dernier n’a rien fait imprimer. L’autre avait beaucoup écrit, nous en avons deux livres, savoir in Hipp. de Morbis internis, l’autre in Hipp. de Aere, locis et aquis[26] Je les achèterai pour vous quand je les rencontrerai. Porteur de rogatons, c’est ce que vous avez dit. [14]

Je baise les mains à Mlle Marguerite de Bonamour et à la petite fille, [27] je vous prie de les baiser toutes deux à cause de moi. Ma femme et mes deux fils vous baisent les mains et vous remercient de votre souvenir. Vale, et me quod facis, amare perge. Tuus ex animo, Guido Patin[15]

De Paris, ce vendredi 15e d’avril 1661.

Je ne vous envoie point d’épitaphes, d’autant qu’il y en a trop et que l’on dit qu’on en fera un recueil ; interim habe sequentiam[16]

Avant le mot fatal Jules finit sa course,
Passe vite passant, et prends garde à ta bourse.

Ci gît Jules entortillé
Depuis les pieds jusqu’aux épaules,
Non celui qui conquit les Gaules,
Mais celui qui les a pillées.

Peuples faisons réjouissance,
Chantons un Regina Cæli[17]
Nous avons un saint Jules en France
Si l’on en croit M. Iolio.

Ci gît dans une croûte fine le véritable original
Des pâtés à la mazarine, [18] car ici gît le cardinal.

L’on dit qu’autrefois à Mazare [19]
Jules était un vrai Lazare
En extrême nécessité ;
Mais, par faveur d’Anne d’Autriche,
Ce Lazare est ressuscité,
Et devenu un mauvais riche.

À Rome, le cardinal Jules
Ne valait point un demi-jule, [20]
Mais les Français fort étourdis
l’ont estimé plus qu’un louis.

Vale. Je baise très humblement les mains à monsieur votre frère aîné et à M. de Saumaise, si superat, ne adhuc vitalibus occubat umbris. [21]

Le roi, [28] la reine et toute la cour s’en vont à Fontainebleau [29] après les fêtes ; même tout le Conseil y va.

Il est prélat, soldat, marchand,
Mais en tous trois il est méchant,
Et tous les jours il se déguise :
Il nous vole comme soldat,
Comme marchand il vend l’État,
Et prélat vend les biens d’Église.

Je n’ai jamais pu voir Jules sain ni malade,
J’ai souffert mainte rebuffade
Dans sa salle et sur son degré :
Mais enfin je l’ai vu sur son lit de parade,
Et l’ai trouvé fort à mon gré.

Jules a passé l’Achéron,
Enfin les médecins nous en ont fait justice :
Il fallait dix bourreaux au moins pour le supplice
D’un si fameux larron.

Iulius occubuit tandem : res mira, tot inter
Carnifices, furem vix potuisse mori
[22]

Jules le cardinal a passé l’Achéron,
Fallait-il dix bourreaux pour tuer un larron ?

Je l’ai vu, il est vrai, ce grand prince de Rome,
Sur un lit de velours mollement étendu :
J’en ai grand mal au cœur, car un si méchant homme,
Au lieu d’un lit d’honneur, devait être pendu.<.p>

Vale.


a.

Ms BnF no 9357, fo 346, « À Monsieur/ Monsieur de Salins, le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; Chéreau no xxvii (41‑42).

1.

Guy Patin disait ici souffrir d’une claudication intermittente, qui est une gêne dans un membre inférieur apparaissant après avoir marché une certaine distance. Comme il ne parlait pas de douleur, mais de faiblesse, on peut penser que son symptôme était plutôt lié à une compression nerveuse au niveau du rachis lombaire qu’à une obstruction artérielle. À la fin de sa lettre du 4 février 1661 à André Falconet, Patin s’est plaint d’avoir enduré une « fluxion douloureuse sur la hanche droite, sans tumeur et sans fièvre » ; dans le même ordre d’idée, il aurait pu s’agir d’une sciatique droite tronquée.

2.

Ce fils fort malade de Claude i Saumaise était Claude ii, sieur de Saint-Loup ; v. note [1] de sa notice biographique, pour sa mort survenue le 18 avril 1661.

3.

« il pourrait pourtant quelquefois être utile aux convalescents. » V. note [19], lettre 223, pour l’emploi médical du lait de femme, en dernier recours, dans le marasme.

4.

V. note [14], lettre 557, pour les Opuscula medica duo… [Deux opuscules médicaux…] de Jean Merlet (Paris, 1659). Le Paradoxum de tussi [Paradoxe de la toux] en occupe les pages 61 à 76.

Guy Patin approuvait le paradoxe de Merlet, mais il n’a pas convaincu Thomas Bartholin : v. notes [9] et [10] de sa lettre datée du 30 septembre 1663. Il n’a de réalité aujourd’hui que dans les collections purulentes formées sous le diaphragme (abcès sous-phréniques) qui peuvent exceptionnellement s’ouvrir dans le thorax par une fistule et se drainer dans une bronche.

Le phénomène pourrait aussi correspondre à une interprétation erronée ce qu’on appelle une vomique : expulsion en jet par la bouche, à la manière d’un vomissement, d’une grande quantité de pus liquide et grumeleux qui caractérise l’évacuation (devenue très rare de nos jours) d’un vaste abcès collecté dans le thorax.

5.

« La putréfaction des poumons se fait sans crachement de sang, et sans pus : c’est la maladie de la matière de Fernel ». {a}


  1. V. notes [9], lettre 159, et [18], lettre latine 78.

6.

« Dans le mal vénérien » : v. note [9], lettre 122, pour le traitement de la syphilis par les sels mercuriels qui provoquaient une salivation abondante (flux de bouche).

7.

« pour qu’il ne subsiste de pléthore nulle part dans le corps ».

8.

« si les forces du malade le supportent ».

9.

« pendant toute la décrue de la maladie des bouillons rafraîchissants faits des meilleures viandes, avec de la tisane ordinaire et la décoction de salsepareille [v. note [4], lettre 220]. »

10.

« Ne songez jamais à provoquer le vomissement, c’est quelque chose contre nature. » Le vin émétique d’antimoine était alors le moyen le plus efficace de provoquer le vomissement, ce qui explique la vigoureuse mise en garde de Guy Patin.

11.

« mais pour ceux qui souffrent de la rate, cela doit être confié à la nature, laquelle n’agit pas en raisonnant, tout en faisant ce qu’elle doit, bien que ce soit sans instruction et sans savoir, comme a dit Hippocrate au livre vi des Épidémies, 5e section, 2. »

Le passage d’Hippocrate est au 1er et non 2e paragraphe de la 5e section, livre vi des Épidémies (Littré Hip, volume 5, page 315) :

« La nature est le médecin des maladies. La nature trouve pour elle-même les voies et les moyens, non par l’intelligence ; […] sans instruction et sans savoir la nature fait ce qui convient. » {a}


  1. απαιδευτος [η φυσις εουσα] και ου μαθουσα [τα δεοντα ποιει] (avec mise entre crochets des mots éludés par Guy Patin).

12.

« Dans la fièvre tierce rebelle il faut saigner itérativement ; après quoi les malades doivent se nourrir peu ; et même un changement d’air et de lieu est salutaire, tout comme une purge un peu plus vigoureuse. »

13.

« Nos Français n’ont pas besoin du vomissement, il alourdit assurément et par trop la tête. »

14.

V. notes :

Tous deux étaient docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris et professeurs royaux (le premier en médecine, le second en langue arabe).

Un porteur de rogatons est « celui qui porte des vers, des sonnets, des placets à des grands seigneurs pour tâcher de tirer d’eux quelque présent » (Furetière). Pris isolément, un rogaton est une « permission de quêter, ou placet, pour demander l’aumône » (ibid.). Hugues ii de Salins avait dû qualifier de « rogatons » les incessantes requêtes de livres et de conseils médicaux qu’il adressait à Guy Patin.

15.

« Vale et continuez de m’aimer comme vous faites. Votre Guy Patin de tout cœur. »

16.

« en attendant, ayez ce qui suit. »

17.

Regina Cæli, lætare, alleluia… [Reine du ciel, réjouis-toi, alleluia…] est l’un des quatre hymnes du rite catholique à la Vierge Marie.

18.

Créé en l’honneur du cardinal Mazarin, le pâté à la mazarine était « celui qui a la croûte feuilletée » (Furetière).

19.

Mazare : Mazara del Vallo, ville épiscopale située à la pointe sud-ouest de la Sicile.

20.

Jule : petite monnaie, valant cinq ou six sols, qui avait cours en Italie, et particulièrement à Rome. Elle tirait son nom du pape Jules ii (1503-1513, v. note [98] du Faux Patiniana II‑7).

21.

« s’il a le dessus, et ne s’aille pas encore reposer dans les ténèbres mortelles [Virgile, v. note [5], lettre 557]. »

22.

« Jules a enfin été enterré ; c’est une chose étonnante que parmi tant de bourreaux un voleur ait pu avoir du mal à mourir » (v. note [8], lettre 684).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 15 avril 1661

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0690

(Consulté le 26/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.