Je viens d’apprendre que M. de La Haye, [2] ambassadeur de France à Constantinople, [3] en est parti, et qu’il vient delà à Malte [4] y prendre M. le comte de Saint-Pol [5] pour s’en revenir en France. [1] Le roi [6] n’est pas content des parlements et outre la paulette [7] qui ne leur est guère avantageuse au prix qu’elle leur est accordée, on prend encore le chemin de les ruiner ; voilà qui fait belle peur à tous les officiers du Parlement. Mais outre ces Messieurs les officiers des cours souveraines, [8] tous les marchands se plaignent fort ici de ce qu’il y a peu d’argent et de commerce. On ne parle plus que de manufactures nouvelles, de gros impôts que l’on met sur les marchandises étrangères afin qu’on n’en amène plus. [2][9] On dit que le duc de Savoie [10] viendra à Paris l’été prochain et que le roi lui fera une fort belle et somptueuse entrée, et qu’il viendra voir le camp et les revues que le roi a faits dans la campagne devers Saint-Germain. [3][11]
Nous avons ici un des nôtres nommé Pierre Yvelin, [12] premier médecin de Mme la duchesse d’Orléans, [13] qui est fort malade d’une inflammation de poumon. [14] On dit que la reine mère d’Angleterre [15] est fort malade, que le roi d’Angleterre [16] et Messieurs des États de Hollande apprêtent une grande ambassade pour envoyer vers le roi, lui proposer qu’il rende aux Espagnols ce qu’il a pris en Flandres, [17] en récompense de quoi on lui donnera Cambrai [18] et tout ce qui en dépend. On dit que le roi veut ôter les privilèges à Messieurs du Parlement, Chambre des comptes et Cour des aides [19] en leur ôtant le franc-salé, [20] le droit de noblesse, etc. [4][21] La déclaration fut lue publiquement hier devant tout le monde en la chancellerie et c’est ce qui fait bien parler du monde. Il y a aussi un arrêt du Conseil pour le retranchement de tous les couvents de moineries qui ont été bâtis ici alentour depuis 30 ans. [5][22]
Ce 6e d’avril. Notre M. Yvelin se porte un peu mieux et il y a bien de quoi espérer qu’il guérira, mais il a le poumon bien faible. Et en contre-change, en voici un autre qui est tombé dans une atteinte d’apoplexie, [23] in ictum sanguinis, [6] d’où il est déjà paralytique de la moitié du corps : c’est Urbain Bodineau, [24] qui a été mon compagnon de licence [25] et qui est aujourd’hui âgé de 72 ans.
M. Bodineau est mort de son apoplexie. On lui a trouvé du sang dans sa tête, épandu en plusieurs endroits, vere fuit ictus sanguinis, de quo Aurelius Victor, in Vero Imp. [7][26][27][28] Il nous viendra bientôt un jubilé [29] de Rome pour obtenir la grâce de Dieu et victoire contre les Turcs par le moyen des troupes que l’on va embarquer en Provence la veille de Pâques prochaines. Le P. Nithard, [30] jésuite allemand qui est chassé d’Espagne, doit passer par Lyon pour retourner à Vienne. [8][31] On dit que le roi va mettre les rentes au denier 24 afin que l’on mette son argent au commerce. [9] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 9e d’avril 1669.
Bulderen, no cccclxxxix (tome iii, pages 306‑308) ; Reveillé-Parise, no dcclxxxii (tome iii, pages 692‑694).
Denis de La Haye (v. note [35], lettre 547) avait été nommé ambassadeur de France auprès de la Porte en décembre 1665, quatre ans après la mort de son père, Jean de La Haye (v. note [3], lettre 539) ; mais le roi avait donné ordre de le rappeler car on jugeait à Paris qu’il défendait mal les intérêts de la France en Turquie. Une escadre de trois vaisseaux de guerre était arrivée à Constantinople le 2 janvier 1669 pour le ramener, mais le Grand Seigneur refusa de le laisser partir, préférant envoyer Soliman Aga pour traiter directement de ses affaires avec Louis xiv (v. note [2], lettre 949). La Haye dut rester en Turquie jusqu’en octobre 1670, quand, à l’issue de longues négociations avec Soliman Aga, Charles-François Olier, marquis de Nointel (v. note [3], lettre 910), y prit sa suite.
Jean-Baptiste Colbert avait la ferme volonté d’améliorer la qualité des produits, principalement textiles, manufacturés en France, pour en rendre l’importation inutile et en favoriser l’exportation. À cette fin de protection commerciale, l’État mettait les corps de métier sous surveillance et imposait de strictes règles de fabrication (I. Murat, Dictionnaire du Grand Siècle).
Louis xiv avait campé et faisait manœuvrer les troupes de sa Maison au fort de Saint-Sébastien, à deux lieues au nord-est du château de Saint-Germain, en lisière de la forêt (Levantal). Ce camp fut levé en septembre 1670 (v. note [1], lettre 995).
Le droit de noblesse touchait ici à la noblesse de robe (par opposition à la noblesse d’épée qu’on gagnait en donnant son sang pour le roi) ; Trévoux :
« Il y a des charges et des dignités par lesquelles on acquiert une parfaite noblesse qui passe à la postérité : tels sont les offices de la Couronne, les charges de conseillers d’État, etc. Mais il y a des offices qui n’acquièrent qu’une noblesse accessoire et personnelle : ils donnent les privilèges de la noblesse et ne la transfèrent pas aux enfants ; par exemple, un conseiller au Parlement jouit des droits et des exemptions de la noblesse, mais ses enfants ne sont pas nobles. Cependant, elle devient graduelle dans un cas, et l’on a jugé que celui qui peut montrer que son père et son aïeul ont été conseillers au Parlement, est noble lui-même, et sa postérité. C’est ce qu’on appelle Patre et avo consulibus. {a} Il en est de même des charges des chambres des comptes et des autres compagnies supérieures. »
- « Par père et grand-père conseillers. »
Les exemptions fiscales étaient le droit de noblesse le plus apprécié des gens de robe. Tel était entre autres le Franc-salé : « droit de prendre à la gabelle certaine quantité de sel sans payer : il a tant de minots de sel pour son franc-salé » (Académie).
« ce fut vraiment un coup de sang, sur quoi Aurelius Victor [écrivit] à propos de l’empereur Verus » (v. note [20], lettre 104).
Le P. Nithard allait peut-être passer à Lyon, mais Rome était sa destination finale : v. note [9], lettre 953.
Faire chuter l’intérêt des placements financiers à un taux si bas (1/24, soit 4,2 pour cent, alors qu’on était jusque-là au moins au denier 12 ou 6, soit le double ou le triple) visait à réduire le déficit de l’État et à orienter les spéculateurs vers d’autres investissements plus favorables à l’économie du royaume. En 1661, la dette liée aux seules rentes antérieures au règne de Louis xiii s’élevait à 23 millions de livres ; et en 1663, les rentes à verser annuellement absorbaient plus du tiers des revenus royaux (J.‑B. Geffroy, Dictionnaire du Grand Siècle).