L. 539.  >
À Charles Spon,
le 24 septembre 1658

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 24 septembre 1658

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(Consulté le 19/03/2024)

 

< Monsieur, > [a][1]

Le 7e de ce mois, on a chanté le Te Deum [2] à Notre-Dame [3] pour la prise de Gravelines [4] et de Mortare, [1][5] où les quatre compagnies ordinaires ont assisté, savoir Messieurs du Parlement, de la Chambre des comptes, de la Cour des aides [6] et de l’Hôtel de Ville ; et outre tout cela, grand nombre d’évêques qui font leur résidence à Paris pour plusieurs commodités qu’ils trouvent ici et qui leur pourraient manquer en leurs villes. Le prince de Conti [7] est arrivé à Paris le même jour que sa femme [8] y est accouchée d’un fils. [2][9] M. de La Haye, [3][10] notre ambassadeur à Constantinople, [11] y a été maltraité par le grand vizir [12][13] pour quelque intelligence qu’il avait avec les Vénitiens, ce qui a été découvert par un pendard de renégat français nommé de Vertamont. [4][14] Le cardinal Mazarin [15] a couché la nuit du 6e de ce mois au Bois de Vincennes, [16] où plusieurs sont allés pour le saluer qui n’ont pu le voir : les grands du siècle ressemblent aux esprits bienheureux, [5] ils sont invisibles quand ils veulent ! Il s’en va à Fontainebleau [17] où est le duc d’Orléans, [18] et l’on fait ce que l’on peut de gentillesses et de comédies pour réjouir le roi [19] qui sera encore tout autrement réjoui quand il verra le cardinal Mazarin tout triomphant à son retour.

Je vous supplie de me permettre que je vous sois importun. Je voudrais bien avoir un petit livre imprimé à Grenoble l’an 1656, intitulé Septem miracula Delphinatus, dont l’auteur est un certain savant, fort honnête homme, nommé M. de Boissieu, [20] premier président de la Chambre des comptes de Dauphiné, [21] que j’ai autrefois vu en cette ville. [6] Voilà le fils de M. Saumaise [22] qui vient de me dire adieu jusqu’à Noël. Le jeune augustin natif de Tours [23][24] à qui l’on avait coupé le bras pour ses blessures est mort et enterré. Il y en a encore un troisième qui, pour même malheur, penetrabit in regionem mortuorum[7] Si tous les moines étaient morts, Dieu voudrait-il permettre que le pape en fît d’autres ? Il est vrai qu’il a besoin d’eux, ils lui servent d’espions par tout le monde, aussi bien que les jésuites de janissaires[25][26] On ne sait si le roi ira à Compiègne [27] ou s’il viendra à Vincennes ; < que > les minimes [28] qui y ont un couvent disent qu’il faut nommer Vie saine. Des médecins m’ont donné les vers suivants sur la maladie du roi et sur son vin émétique : [29]

Ad regem ab epoto stibio servatum.

Monstra rebellantum rabiemque leonis Iberi,
Atque ignes tuleras, queis furit atra lues.
Cum stibium quanta quanta feritate timendum
Irruit, invicto pectore fers stibium.
Alcides dici poteras, rex magne, sed illum,
Iam facit, ut superes, ultimus iste labor :
Interit Alcides sola contage veneni ;
Intus ab exceptum visceribusque domas
[8][30]

Le roi était ici attendu dans huit jours pour être parrain du petit-neveu du cardinal Mazarin et fils du prince de Conti, [2] mais ce voyage est rompu car le petit enfant est mort à midi le 14e de ce mois. Voilà le nombre des princes du sang diminué et réduit au nombre ancien, c’est peut-être que Dieu ne veut point qu’il reste dans la Maison royale de ce sang italien, etc.

Le 15e de ce mois de septembre, il est venu un commandement de la part du roi à M. le président de Mesmes [31] et à son fils, [32] le maître des requêtes, qu’ils aient à se retirer en Champagne, à une terre qui lui appartient, nommée Avaux, [33] qui est devers Reims. [9][34] Ce sont les augustins qui ont eu ce crédit, se plaignant fort de lui, et qui ont fait connaître au cardinal Mazarin que c’est lui qui est cause de tout le désordre qui est arrivé en leur maison. Il est vrai qu’il est dans la querelle et que plusieurs l’ont blâmé ; mais néanmoins, le traiter ainsi, c’est presque autoriser la rébellion des moines. Aussi est-ce ce qui fait croire que le pape [35] se mêle de cette affaire envers le Mazarin et que ce qui s’est fait est par ordre de Rome.

Notre armée a pris de nouveau en Flandres [36] les villes d’Oudenarde [37] et Menin ; [10][38] elle est à présent devant Ypres. [39] Nous avons trouvé dans Oudenarde trois régiments qui ont passé de notre côté. Le 17e de ce mois, sur les trois heures après midi, trois compagnies du régiment des gardes ont été jusqu’à la porte de la Conciergerie, [40] avec ordre d’enfoncer la porte si d’aventure on leur refusait ce qu’ils avaient charge de demander. Le geôlier n’a rien refusé. Ainsi, ils ont tiré des prisons les douze moines augustins que l’on a mis en trois carrosses et qui ont été comme en triomphe ramenés à leur couvent, [41] où ils ont aussitôt dit le Te Deum de réjouissance. [42] Ils ont aussi tiré de là le faussaire nommé Palliot, [11][43] par ci-devant président à Chaumont-en-Bassigny, [44] que l’on a ramené au For l’Évêque [45] où son procès lui sera fait par les maîtres des requêtes, et d’où le Parlement l’avait fait enlever.

La mort de Cromwell [46] est arrivée le 13e de ce mois et jusqu’à ce jour, cela avait été bien caché. [12] Il est mort d’une difficulté d’uriner pour une carnosité [47] qui était, à ce qu’ils disent, dans le col de la vessie, car il en avait tous les signes il y a plus de deux ans ; joint que toutes ces carnosités des chirurgiens [48] sunt pura mendacia[13] Ces docteurs de la petite spatule [49] s’en font merveilleusement accroire quand les médecins n’y sont point. La pierre [50] est bien commune, mais il n’y a rien de si rare que ces prétendues carnosités.

Le président de Mesmes a obtenu permission de la cour de ne point aller jusqu’à Avaux, mais qu’il demeurera à Fismes, [51] petite ville près de Reims. [14] Les moines augustins délivrés de prison sont partis ce matin pour aller à Fontainebleau y remercier le roi de leur délivrance. Le prince de Condé [52] est à Tournai, bien empêché de sa personne : il n’a ni hommes, ni argent, on dit que sa femme [53] est bien malade à Malines. [54] Don Juan d’Autriche [55] est dans Anvers [56] où il demande de l’argent aux bourgeois, qui se moquent de lui, ne le craignant point et le méprisant. Les villes de Gand, [57] d’Anvers et quatre autres des meilleures du pays sont après pour traiter d’un accord avec les Hollandais, voyant que le roi d’Espagne [58] ne les peut défendre contre ses ennemis.

La dernière Gazette[59] c’est de samedi dernier, fait ici merveilleusement parler du monde pour ce qui s’y lit contre le Saint-Père le pape (je ne la garde ni le la lis) : [15] il y a de l’apparence que l’on se moque de lui, ou tout au moins que l’on ne s’en soucie guère ; il y avait sans doute quelque dessein, que la mort de Cromwell survenue étouffera ou fera évanouir. La reine d’Angleterre, [60] qui est ici, a été si fort réjouie de la mort de Cromwell qu’elle l’a envoyé dire à tout le monde ; mais j’apprends que sa joie ne pourra être longue car Cromwell a un successeur arrêté, agréé et approuvé de la ville de Londres, du Parlement [61] et de l’armée, savoir le colonel Lambert, [62] qui a été tiré de prison pour être mis sur le trône. [16] Je ne veux pas dire de lui ce que l’on disait de Tibère [63] à Rome en pareil cas, Et sic Roma perit ! regnavit sanguine multo, ad regnum quisquis venit ab exilio[17][64] car on dit que ce milord Lambert est un habile homme et qu’il vaut encore mieux que Cromwell, qui est bien heureux d’être mort dans son lit. Vous savez que : [65]

Ad generum Ceresis sine cæde et vulnere pauci
Descendunt reges et sicca morte tyranni
[18][66]

Le faussaire Palliot a été enlevé du For l’Évêque et a été mis à la Bastille. [67] Le Parlement ne pourra pas l’enlever de là, où les maîtres des requêtes iront à leur aise lui faire son procès.

Un seigneur anglais m’a dit que Cromwell était un illustre scélérat et qu’il avait été bienheureux de n’avoir pas été rompu tout vif comme il le méritait. [68] Il n’est mort que le vendredi 13e de septembre. Sa mort n’a été ni celée, ni cachée, il venait de mourir quand notre ambassadeur l’écrivit à la cour. Quelques-uns disent qu’il est mort des gouttes [69] supprimées et remontées dans la poitrine. Il a recommandé son fils [70] par son testament, mais on ne sait pas encore si la République l’acceptera. Il a aussi recommandé à son fils qu’il ne manquât jamais de prendre conseil, en toutes ses affaires, du cardinal Mazarin.

Omnes idiotæ, ut et illi qui sunt minus versati in operibus artis[19] ne parlent que de crises [71] et ne savent ce que c’est. Rara avis in terris[20][72] un bon médecin la doit faire bonne plutôt que de l’attendre, nulle ou mauvaise. La vraie et pure doctrine des crises et des jours critiques est sanctuarium, vel potius sanctum sanctorum, ad quod paucissimi patent aditus ; penetralia ista profani non subeunt, nec ad talia sacra introdunctur imperiti vel extranei[21]

M. Charpentier [73] se porte mieux de sa goutte, néanmoins il garde encore la chambre. Le roi de Danemark [74] se défend contre les Suédois, [22] mais nous n’avons encore aucune nouvelle certaine de ce qu’il en faut croire ; je tiens pour douteux et incertain tout ce qui s’en est dit par ci-devant. J’oubliais à vous dire que M. Charpentier, en toutes ses prélections qu’il a dictées dans nos Écoles, [23] a toujours été un grand plagiaire. Je l’ai toujours vu et ouï accusé de cela ; même, il y a fait autrefois des harangues funèbres qu’il avait pillées de Muret. [75] Une autre fois il harangua devant le feu prince de Condé [76] et M. Bouvard, [77] premier médecin du roi y présidant, l’an 1634, où il se plaignait fort du délabrement et chétif bâtiment de nos Écoles, des fenêtres cassées, etc. Il avait pris tout cela d’une harangue faite par feu M. Grangier, [78] professeur du roi, au cardinal de La Rochefoucauld, [79] grand aumônier, pro instaurandis Scholis nostris regiis[24][80] à quoi l’on travaille présentement.

Bon Dieu ! qui est-ce qui a élu pour professeur à Valence [81] votre M. Robert ? [82] Ce pauvre homme est-il capable de parler en public sans se rendre ridicule ? La bêtise et l’ignorance acquièrent tous les jours du crédit dans le monde, et faut avouer que nous sommes en un siècle bien ridicule et bien extravagant. Votre Basset [83] est un autre fou, glorieux et impudent, qui putat sibi multa deberi[25] À ce que m’écrivez de lui, il n’a que ce qu’il mérite, et peut-être méritera, car ces gens-là, superbi generis[26] ne s’amendent jamais guère. Quoi qu’il fasse, il ne m’importe que pour l’honneur de la profession ; ideoque habeat sibi res suas, et abeat in malam rem. Turbones isti et ignei nebulones non placent[27] Bourdelot [84] n’est guère mieux, à ce que m’en ont appris deux des nôtres qui l’ont quitté pour ses inepties. Il est tout atrabilaire [85] de corps et d’esprit, sec et fondu, qui dit que tout le monde est ignorant, qu’il n’y a jamais eu de philosophe au monde pareil à M. Descartes, [86] que notre médecine commune ne vaut rien, qu’il faut des remèdes nouveaux et des règles nouvelles, que tous les médecins d’aujourd’hui ne sont que des pédants avec leur grec et leur latin, et qu’ils n’ont pas l’esprit de s’adonner à la recherche de quelques remèdes non vulgaires, quorum novitate capiantur et alliciantur ægri, qui volunt decipi : [28] ne voilà pas un homme de bien pour un abbé ? Il dit qu’il se guérira bien lui-même puisque les médecins ne le peuvent guérir. Néanmoins, il doit craindre l’hiver prochain puisqu’il est si décharné, ψυχ<ρ>ος δε λεπτω χρωτι πολεμιωτατον, inquit Euripides [87] dans Cicéron. [29][88] Au moins fera-t-il beaucoup s’il peut guérir son esprit, qui est bien extravagant.

M. Cramoisy [89] est toujours le directeur de l’Imprimerie royale, il a sagement et doucement assoupi le bruit de sa banqueroute ; [90] ou plutôt celle de son frère Gabriel, [91] qui a été pour quelque temps absent et qui depuis est revenu. La boutique n’a point été fermée, et a traité et accordé avec ses créanciers avec quelque perte. De futuro solus Deus novit[30] car tous les marchands sont ici en branle et se méfient, et maltraitent, et médisent les uns des autres. Figulus figulo invidet, cantor cantori, etc. Deliria morientis sæculi[31][92]

Je trouve beaucoup de difficultés à la proposition que vous me faites pour M. Falconet, [93] de laquelle il m’a lui-même écrit. Voilà un mot de réponse que je lui fais là-dessus, sur quoi il pourra prendre ses mesures ; [32] et ne vous en mande rien afin que n’en ayez la tête rompue. Les augustins sortis de prison, et qui triomphalement sont rentrés dans leur couvent, maltraitent les autres qui y étaient demeurés et qui n’étaient de leur parti. C’est ce qui a obligé ces derniers de s’aller jeter à genoux devant M. le chancelier [94] et lui demander sa protection contre les autres.

Ce 23e de septembre. Hier au soir, la nouvelle arriva que M. le comte de Charost, [95] le fils (qui a épousé depuis peu la fille du premier lit de M. Fouquet, [96][97][98][99] procureur général et surintendant des finances), qui est devant Ypres, a reçu un coup de mousquet au milieu du corps. [33] On dit que le roi s’en va à Compiègne et delà à Amiens, [100] mais que le cardinal avancera jusque dans la Flandre. Ypres n’est pas encore prise, mais elle le sera bientôt. On dit aussi que les augustins ont tort et que le Conseil d’en haut [101] a été trop vite contre M. le président de Mesmes ; en vertu de quoi l’on dit que bientôt il sera rappelé. Le prieur des augustins, qui avait été tiré de la Conciergerie [102] et était rentré triomphant en son monastère, a été de nouveau, par ordre de M. le chancelier, arrêté et mis en prison dans son couvent, et un autre prieur établi pour la maison, nommé le P. Rousseau. [103] Le milord Richard, fils de Cromwell, a été proclamé protecteur en la place de son père mort, du consentement des principaux officiers de l’armée et de la ville de Londres. On croit pourtant que cela ne durera guère et que c’est en attendant l’assemblée du Parlement. [34] Le maréchal de Grancey, [104] qui est gouverneur de Thionville, [105] redemande son gouvernement de Gravelines, [106] prétend qu’il lui doit être rendu et en fait imprimer un manifeste. Le nommé Chastelain, [35][107] qui a acheté 1 120 000 livres la charge de secrétaire du Conseil, a été reçu, mais il y est inquiété : le cardinal demande quelque chose pour soi, que l’autre ne veut pas donner ; il dit que, tout au pis aller, il y a bourse commune, que son rang de servir ne vient que dans neuf mois, et qu’entre ci et neuf mois il pourra arriver quelque chose, c’est-à-dire que le singe parlera ou que le pape mourra, ou quelque autre. Le maréchal de Grancey dit que quand on lui aura remis Gravelines, qu’il se défera de Thionville dont le gouvernement lui appartient fort légitimement puisqu’il l’a bien acheté et bien payé. Je viens de voir passer le train du roi qui arrive de Fontainebleau. L’on dit qu’il ne sera ici que deux ou trois jours puis après, s’en ira à Compiègne et à Amiens, et que le cardinal Mazarin ira jusqu’à Dunkerque [108] où il doit traiter avec le gouverneur anglais nommé milord Lockhart [109] pour la sûreté de la place, etc. On en allègue encore plusieurs autres causes. On dit que M. le maréchal de Gramont, [110] qui est ici de retour de Francfort, s’en va être ambassadeur extraordinaire à Londres vers la nouvelle République. Enfin, me voilà au bout de mes nouvelles et de mes six pages. Si Dieu me fait la grâce d’un peu de loisir et de matière propre, je vous les continuerai par ci-après ; et en attendant, je vous prie de croire que je serai toute ma vie, Monsieur, tuus ære et libra, [36] G.P.

De Paris, ce mardi 24e de septembre 1658.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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