L. 64.  >
À Claude II Belin,
le 24 mai 1642

Monsieur, [a][1]

Je suis si peu curieux que je n’ai vu le buveur d’eau [2][3] tant qu’il a été ici. Plusieurs l’ont vu qui l’ont admiré, mais il ne fait pas tout ce qu’il dit. Il y a bien quelque chose d’étrange et d’extraordinaire en son estomac ; mais M. Guillemeau, [4] qui a eu la curiosité de le voir, m’a dit que c’était un imposteur qui promettait tout autrement qu’il ne faisait. Je ne vous en saurais dire autre particularité. [1] Sénèque le Philosophe [5][6] en ses Épîtres raconte qu’il ne pouvait regarder des fous : Ipse enim, inquit, aversissimus sum ab istis prodigiis : si quando fatuo delectari volo, non est mihi longe quærendus, video me et rideo ; [2] je suis naturellement de l’humeur de ce grand homme. Excusez-moi si je ne vous dis davantage de ce Maltais. Le roi [7] est en personne au camp devant Perpignan ; [8] M. le cardinal [9] est encore à Narbonne [10] au lit, malade de son bras, où est Juif [11] depuis trois semaines. [3] L’air de Narbonne est fort corrompu ; dès qu’il aura assez de force, il en sortira, ut transeat ad locum salubriorem, et aerem puriorem[4] Pline [12][13] même a décrié l’air de Narbonne, lib. 26, Hist. naturalis, cap. i[5] quand il a appelé carbunculum peculiare Narbonensis provinciæ malum[6][14] Beaucoup de gens, qui ont plus d’intérêt à sa conservation que le commun, disent toujours qu’il va en amendant ; sed non ego credulus illis[7] je sais bien que le mal est fort grand et que le personnage est fort affaibli. Utinam pristinæ restituatur valetudini[8] s’il est nécessaire au bien de l’État ; mais je pense qu’il fait bien chaud en ce pays-là, ea ipsa hora qua scribo[9] Je vous baise très humblement les mains, à mademoiselle votre femme, à Messieurs vos frères, à M. Camusat et à M. Allen, et suis, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 24e de mai 1642.


a.

Ms BnF no 9358, fo 68 ; Triaire no lxvi (pages 222‑224) ; Reveillé-Parise, no liv (tome i, pages 88‑89).

1.

Du buveur d’eau de la Foire Saint-Germain est le titre de la conférence qui s’était tenue au Bureau d’adresse de Théophraste Renaudot (v. note [15], lettre 324), le lundi 5 mars 1640. C’est aussi le titre de la réédition qu’en a donné et publié Jeanne Mauret (Angers, Librairie ancienne, 1931), en même temps que deux autres conférences : Si les grosses têtes ont plus d’esprit que les autres, et De la mandragore (v. note [85], lettre latine 351).

Voici l’exposé des faits sur le buveur d’eau :

« Puisque la pluralité {a} des voix nous a donné pour tâche à traiter de ce célèbre buveur d’eau qui s’est fait admirer des grands et des petits presque par toute la chrétienté, et naguère en notre cour et durant tout le cours de la foire Saint-Germain, il est à propos de commencer par le fait avant d’en rechercher les causes. Ce personnage, de médiocre stature, ayant la poitrine fort large, comme aussi le visage et particulièrement le front, les yeux fort grands, se dit être âgé de 60 ans, bien qu’il n’en paraisse avoir qu’environ 40. Natif de la ville de Note, au territoire de Malte, il se fait nommer Blaise Manfredé. Ceux qui l’ont observé dans les maisons particulières et sur le théâtre ont remarqué qu’il fait son expérience, non seulement tous les jours, mais souvent deux fois en une après-dînée. {b} Aussi, vomissant si librement comme il fait, il est toujours à jeun quand il veut. Sa pratique est fort éloignée de ses affiches, par lesquelles il promet de boire cent pintes {c} d’eau, et il n’en boit que quatre {d} sans la rendre ; ce qu’il fait en cette sorte : il se fait apporter un seau presque plein d’eau tiède, et 15 ou 20 petits verres ou fioles ayant l’ouverture fort large et en forme de ventouses aplanies en sorte qu’elles se peuvent tenir renversées ; il boit ordinairement d’abord deux ou trois de ces verres pleins d’eau qu’il puise dans ce seau, s’étant lavé la bouche pour montrer qu’il n’a rien entre les dents, puis se met à discourir en italien quelque demi-quart d’heure ; lequel temps passé, il boit 23 ou 24 de ces verres, qu’il puise dans le même seau ; après quoi, il rejette impétueusement une eau rouge et qui semble du vin, mais n’en a que la couleur. Cette eau paraît rouge au sortir de sa bouche, et néanmoins la soufflant en deux de ses bouteilles, elle se trouve rouge en une et rousse en l’autre ; et changeant la situation de ses bouteilles du côté gauche de sa bouche au droit, et du droit au gauche, ces couleurs paraissent toujours différentes dans la bouteille ; à savoir l’une rouge et l’autre citrine ou rousse. Il s’en trouve aussi de couleur de vin paillé et d’œil de perdrix ; et plus il vomit, plus aussi l’eau qu’il rejette se trouve claire et moins colorée. Il a promis plusieurs fois de rendre de l’huile et du lait ; mais je n’ai rien vu de pareil, ni entendu dire à aucun qu’il l’eût vu. Il met ensuite sur un banc ses bouteilles exposées à la vue d’un chacun, au nombre de 15 ou 16. Ce fait, il plonge d’autres bouteilles dans son seau, en boit quelques-unes et les rend en eau claire, en eau de fleur d’oranger, eau rose, et enfin eau-de-vie, qui se manifestent par leurs odeurs et par le feu que l’eau-de-vie conçoit après en avoir mouillé un mouchoir ; ayant été remarqué avoir toujours gardé cet ordre dans l’effusion de ses liqueurs que l’eau rouge sort la première, et l’eau-de-vie la dernière. Il ferme cette action par 30 ou 40 demi-verres d’eau qu’il puise dans le même seau et qui ne peuvent revenir qu’à trois ou quatre pintes au plus. Puis, ayant fait entendre au peuple que son estomac, bien que ce ne soit pas un muscle qui est l’instrument du mouvement volontaire, lui obéit, jette cette eau en l’air avec sa couleur naturelle, de telle impétuosité, qu’il imite le jet d’eau des fontaines qui saillent contre haut, ce qui ravit encore en plus grande admiration que tout le reste le peuple, lequel y est accouru en telle foule qu’il ne s’est passé jour depuis six semaines qu’il ne s’y soit trouvé plus de 400 personnes. »


  1. Majorité.

  2. Après-midi.

  3. 93 litres.

  4. 3,7 litres.

Après l’exposé des huit disputants anonymes, le compte rendu s’achève sur ces mots :

« de quoi la vérité se saurait en l’enfermant quelques jours en lieu où il n’eût de quoi déguiser l’eau qu’il prend, et on verrait sans doute qu’il la rendrait telle qu’il l’aurait prise. »

2.

« Car j’ai moi-même, dit-il, la plus grande aversion pour de tels monstres ; et si je veux m’amuser d’un fou, je ne vais pas le chercher bien loin : je me vois et j’en ris » (Sénèque, Lettres à Lucilius, épître l, § 2 ; avec renforcement de me rideo en video me et rideo).

Sénèque le Jeune, le Philosophe ou le Tragique (Lucius Annæus Seneca, Cordoue 3-Rome 65), fils de Sénèque l’Ancien, dit le Rhéteur (v. note [22] du Naudæana 4), et oncle du poète Lucain, est le plus fameux philosophe stoïque de la Rome antique, où il passa l’essentiel de sa vie. Il y fut d’abord questeur, avant d’abandonner la magistrature pour se consacrer à la littérature. Exilé en Corse (41-48) par Messaline, première épouse de l’empereur Claude, il revint à Rome après la mort de sa persécutrice, et devint le précepteur de Néron, dont il ne parvint pas à réfréner les instincts cruels et se fit un solide ennemi. Compromis dans la conjuration de Pison (Caius Calpurnius Piso, en 65), il obéit à l’ordre que lui donna Néron de se suicider en s’ouvrant les veines (v. note [6], lettre latine 425).

Guy Patin vouait une immense admiration pour ses traités philosophiques (ici les Épîtres morales) et pour ses tragédies (Les Troyennes, Médée, Phèdre, etc.). Il y prisait notamment le regard stoïque de Sénèque sur la mort.

3.

Le cardinal, se dirigeant sur la Catalogne, avait été atteint à Narbonne, le 18 mars, d’un premier accès de fièvre, suivi d’un abcès au bras (abcès froid tuberculeux). Triaire cite ici deux passages de sa correspondance avec de Noyers.

Narbonne (Aude), en Languedoc, était française depuis le viiie s. C’était le siège d’un archevêché, dont le titulaire portait le titre de primat du Languedoc, avec la charge de président-né des états de cette province.

4.

« pour gagner un lieu plus salubre et un air plus pur. »

5.

Pline l’Ancien (Caius Plinius Secundus, né à Côme, sous le règne de Tibère en 23, mort à Stabies, près de Pompéi, sous le règne de Titus en 79) servit d’abord dans l’armée romaine sous Lucius Pomponius. Revenu à Rome, à l’âge de 30 ans, il se distingua au barreau, et composa plusieurs traités d’histoire et de rhétorique.

Guy Patin admirait et citait très souvent l’ouvrage majeur de Pline, son Histoire naturelle (Naturalis historia) en 37 livres. Dernier et le plus considérable de ses écrits, le seul qui soit arrivé entier jusqu’à nous, c’est une véritable encyclopédie des arts et des sciences de l’Antiquité.

Aujourd’hui devenue un objet de curiosité et une précieuse source historique, l’Histoire de Pline était encore au xviie s. la référence vénérée et quasi incontestable sur laquelle se fondaient les progrès du savoir. Émile Littré en a publié une traduction française intégrale en deux volumes (parus 1848 et 1850, disponibles sur Medica), souvent citée dans notre édition sous le titre abrégé de Littré Pli.

Victime de son insatiable curiosité, Pline périt lors de l’éruption du Vésuve qui ensevelit Herculanum et Pompéi.

6.

« charbon un mal particulier à la province narbonnaise » ; Pline, Histoire naturelle, chapitre iv (et non i) du livre xxvi (Littré Pli, volume 2, pages 196‑197) :

L. Paullo, Q. Marcio censoribus, primum in Italiam carbunculum venisse, Annalibus conscriptum est, peculiare Narbonensis provinciæ malum : quo duo consulares obiere condentibus hæc nobis eodem anno, Julius Rufus, et Q. Lecanius Bassus, ille medicorum inscientia sectus : hic vero pollice lævæ manus evulso acu ab semetipso, tam parvo vulnere, ut vix cerni potest.

« Ce fut, est-il écrit dans les Annales, pendant la censure de L. Paullus et de Q. Marcius (an de Rome 590), que parut pour la première fois en Italie le charbon, maladie particulière à la province narbonnaise. Il est mort de cette affection, dans la même année, et pendant que nous écrivons ceci, deux personnages consulaires, Julius Rufus et Q. Lecanius Bassus : le premier par l’ignorance des médecins qui pratiquèrent des incisions ; le second s’étant fait lui-même une plaie au pouce gauche avec une aiguille, plaie si petite qu’on pouvait à peine l’apercevoir. »

Charbon (carbunculus) était une dénomination réservée au bubon pesteux compliqué (v. note [6], lettre 5). Il s’agissait plutôt ici d’un abcès (apostume) moins malin, appelé anthrax ou furoncle (Furetière) :

« espèce de phlegmon ou tubercule, aigu et pointu, avec inflammation et douleur, qui provient d’un sang gros et vicieux, mais moins bouillant que celui du carboncle. On l’appelle en latin furunculus, ou fervunculum, a fervore, {a} d’où vient que les Grecs l’appellent anthrax. » {b}


  1. « par effervescence » ; au doigt, le furoncle prend le nom de panaris.

  2. Ανθραξ, « charbon », pour désigner la couleur noire du furoncle mûr, prêt à rompre.

Tallemant des Réaux (Historiettes, tome i, page 286) a narré les aboutissants de cette allusion à Pline :

« Le cardinal, {a} qui avait traîné M. de Thou après lui sur le Rhône, eut bien de la peine à gagner la Loire. On le portait dans une machine et pour ne le pas incommoder, on rompait les murailles des maisons où il logeait, et si c’était par haut, on faisait un rampant dès la cour et il entrait par une fenêtre dont on avait ôté la croisée. Vingt-quatre hommes le portaient en se relayant. Une fois qu’il eut attrapé la Loire, on n’avait que la peine de le porter du bateau à son logis. Mme d’Aiguillon {b} le suivait dans un bateau à part ; bien d’autres gens en firent de même. C’était comme une petite flotte. Deux compagnies de cavalerie, l’une deçà, l’autre delà la rivière, l’escortaient. On eut soin de faire des routes {c} pour réunir les eaux qui étaient basses ; et pour le canal de Briare qui était presque tari, on y lâcha les écluses ; M. d’Enghien {d} eut ce bel emploi. Il {e} passa aux bains de Bourbon-Lancy ; mais ce remède ne lui servit guère. On trouva dans Pline que deux consuls romains étaient morts de furoncles qu’ils prirent, comme lui, dans la Gaule narbonnaise. Le cardinal était sujet aux hémorroïdes, et Juif l’avait une fois charcuté à bon escient. » {f}


  1. Richelieu était affligé de furoncles et de fistules au périnée (fondement).

  2. V. note [62], lettre 101.

  3. Chenaux.

  4. Le futur Grand Condé.

  5. Le cardinal.

  6. Jean Juif (v. note [10], lettre 35), chirurgien de Richelieu.

V. note [10], lettre 71, pour un autre récit de ce voyage extraordinaire.

7.

« mais je ne les crois pas » (v. note [4], lettre 19).

8.

« Plaise à Dieu qu’il retrouve sa santé première ».

Le cardinal n’avait plus que quelques mois à vivre. On venait de découvrir la conjuration de Cinq-Mars (v. note [12], lettre 65). Malgré son état de santé, Richelieu recherchait activement la preuve matérielle de la trahison du favori, qui était indispensable pour convaincre le roi. Son état s’aggravant, les médecins conseillèrent à Richelieu de quitter Narbonne dont le climat était insalubre, pour se rendre en Provence. Louis xiii se joignit à ces sollicitations. Le cardinal obéit, quitta Narbonne le 27 mai, se dirigeant sur Tarascon. On lui remit à Arles la preuve qu’il recherchait, livrée peut-être par l’Espagne elle-même : la copie du traité conclu avec celle-ci par Gaston d’Orléans, le duc de Bouillon (v. note [8], lettre 66) et Cinq-Mars ; ce document, qui devait entraîner la perte du favori et raffermir l’influence de Richelieu, parut lui rendre un instant les apparences de la santé. Après son entrevue avec le roi, qui était venu le rejoindre à Tarascon, et où ils arrêtèrent la mort des conspirateurs avant même la décision du tribunal qui devait les juger à Lyon, il écrivait au roi que sa visite lui avait produit un si bon effet « qu’en me faisant panser à six heures, je levai mon bras tout seul à la vue de toute la Faculté » (Triaire).

9.

« à l’heure même où j’écris. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 24 mai 1642

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(Consulté le 12/12/2024)

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