L. 950.  >
À Charles Spon,
le 22 février 1669

Monsieur, [a][1]

Je ne suis pas en peine seulement de votre santé, mais aussi de votre bonne grâce. Dites-moi donc tout à votre loisir, s’il vous plaît, de vos nouvelles. Je vous adresse ici deux lettres que je vous prie de faire rendre à ces Messieurs et de recevoir d’eux ce qu’ils vous donneront pour moi ; et quand vous l’aurez chez vous, nous chercherons les moyens de le faire venir à Paris. [1] Il y a longtemps que les médecins n’ont guère d’affaires à Paris, mais il me semble que les maladies veulent recommencer. Je puis vous assurer que depuis trois jours j’ai vu toutes maladies vernales dont Hippocrate [2] a fait mention, aphor. 20 sect. 3 : crachement de sang, goutte, [3] épilepsie, [43] toux, rhumatisme, [5] etc. [2][6] On parle fort ici de la nouvelle comédie de M. Molière, Du Bigot, faux dévot, ou Tartuffe[7] Peut-être qu’à la fin elle sera imprimée afin que ceux qui ne vont point au Palais-Royal [8] la puissent voir en quelque façon chez eux. J’apprends qu’il y a là de bons mots et que l’hypocrisie de tant de fourbes y est bien réfutée. [3] Le roi [9] s’en va envoyer un notable secours à Candie [10] contre les Turcs sous le commandement de M. le duc de Navailles ; [11] quod utinam succedat[4] Nous avons ici la paulette [12] morte. Je ne sais quand il plaira au roi de la ressusciter, au profit de tant de familles qui en ont besoin et qui auront bien de quoi pleurer si elle ne revient au monde. Je loue fort le dessein de M. Théophile Bonet, [13] médecin de Genève, [14] pour ce qu’il a fait sur les œuvres de notre Gul. Ballonius, [15] mais quand viendra donc la deuxième partie ? Ce que j’espère et que je demande à M. Anisson [16] est son Febrilogia in‑fo [17] et la vieille copie manuscrite de son Hofmann ; [18] et à M. Huguetan, [19] c’est le cinquième tome de son Sennertus [20] in‑fo, qui sont les Épîtres médicin. de lui et de Döringius. [5][21] Avez-vous vu quelque chose imprimé à Genève, en français, du dernier pape, Alexandre vii[22] et de la création de celui-ci, qui est Clément ix ? [6][23] L’on dit que cela est gaillard et bien ingénieux. Les Italiens ne peuvent s’empêcher de faire des écrits satiriques ; on dit que, sans croire en Dieu, ils ne lisent la Sainte Écriture que pour brocarder et pour s’en moquer. Avez-vous vu Perroniana, qui est un recueil de quelques bons mots et choses remarquables que l’on a ouï dire au feu cardinal Duperron ? [24] On dit que cela est imprimé, an [7] à Genève ? J’en ai autrefois ouï parler à un homme qui l’avait vu manuscrit, aussi bien que Thuana de feu M. le président de Thou. [25] Si talia prostent apud vos, eme mihi quæso[8] Depuis la guerre de Flandres, [26][27] il ne nous vient plus ici de livres ; joint que les marchands hollandais haïssent d’envoyer leurs livres à nos marchands de la rue Saint-Jacques, [28] desquels ils ont trop de peine de tirer le paiement, tanta est nostrorum tenuitas, et proprie mendicitas[9][29] On dit qu’il vient un livre nouveau in‑fo de Ger. Ioannes Vossius, [30] quem nondum vidi, audivi tamen. Te, tuam et tuos omnes saluto[10] avec M. Huguetan l’avocat et M. de Gonsebac. Enfin, j’ai tant tiré que me voilà au bout de ma page. Vale, et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin.

Parisiis, 22 Febr. 1669[11]


a.

Ms BnF no 9357, fo 372.

1.

Probablement la conclusion d’un accommodement que Charles Spon avait obtenu dans le différend qui opposait Guy Patin aux Tournes, libraires de Genève.

2.

Vernales signifie printanières ; Hippocrate, aphorisme no 20, 3e section :

« En effet, dans le printemps, règnent les affections maniaques, mélancoliques, épileptiques ; des hémorragies, des angines, des coryzas, des enrouements, des toux, des lèpres, des lichens, des alphos, beaucoup d’éruptions ulcéreuses, des furoncles et des affections arthritiques. »

alphos est un mot grec signifiant blanc et, spécifiquement, dartre (v. la triade 74 du Borboniana manuscrit, notule {c}, note [39]) blanche et farineuse. Celse lui donnait à l’alphos le nom de vitiligo ; cette lèpre non contagieuse était probablement ce qu’on appelle aujourd’hui le psoriasis.

Jean Fernel en a donné la confitmation dans sa description sémiologique de l’alphos (livre vii, chapitre vi, Des taches qui paraissent sur le cuir), aux pages 555‑556 de sa Pathologie (traduite en français, Paris, 1655, v. note [1], lettre 36) :

« Il y a trois espèces de vitiligos : alphos, mélas et leucé. Elles gâtent le cuir de taches dispersées et non continues ni conjointes, mais qui changent de place et se vont étendant. En ces défédations, {a} le sentiment ou périt entièrement, ou devient plus stupide ; tellement qu’en écorchant la peau, et quelquefois même en la perçant légèrement avec une aiguille, on ne sent rien de cela. {b} La tache de l’alphos est blanche, celle du mélas est noire et paraît comme un ombrage ; et toutes les deux sont seulement à la surface du cuir. La leucé fait pareillement une tache blanche, comme l’alphos, mais elle pénètre plus avant et infecte toute la peau. Ce mal fait tomber les cheveux, en la place desquels il en vient d’autres, blancs et déliés comme du poil follet. {c} Quand la leucé est confirmée, elle ne devient jamais rouge en la frottant ; et si on la pique d’une aiguille, il n’en sortira point de sang, mais seulement une sanie aqueuse. » {d}


  1. Ce mot n’existe pas dans les dictionnaires que j’ai consultés. Le latin d’origine permet de le prendre pour « souillures » : In his cutis fœdatur dispersis maculis [Dans ces affections, la peau est souillée de taches éparses].

  2. Dépigmentation et insensibilité sont les signes caractéristiques du premier stade de la lèpre cutanée. J’ai souvenir d’une photographie montrant, en Inde, un officier de santé dépistant la maladie en passant une plume sur les dos nus d’écoliers alignés en rang d’oignons.

  3. « Le premier poil qui vient au menton des jeunes gens » (Furetière) ; mais le mot latin d’origine est ici lanugo, duvet laineux qui couvre la peau des nouveau-nés.

  4. Le suintement d’une « rosée sanglante », provoqué par la friction, est caractéristique du psoriasis.

3.

Molière avait représenté les trois premiers actes de Tartuffe ou le faux dévot à Versailles devant le roi le 12 mai 1664, puis, la pièce entière et achevée en cinq actes, au Raincy, devant le Grand Condé, le 29 novembre suivant. V. notes [2], lettre 936, pour Gabriel de Roquette, modèle possible du personnage de Tartuffe, et [2], lettre 963, pour le personnage de Montufar, dans Les Hypocrites, nouvelle de Paul ii parue en 1655.

Le parti des dévots s’était alarmé du contenu de l’œuvre et avait fait intervenir la Compagnie (secrète) du Saint-Sacrement (v. note [7], lettre 640) pour en obtenir l’interdiction (v. note [6], lettre 777). Louis xiv n’en avait pas moins donné une permission verbale de la jouer.

Molière ayant atténué sa pièce par quelques modifications du texte et des personnages, la première représentation publique avait eu lieu à Paris, au Palais Royal, le 5 août 1667, sous le titre de Panulphe ou l’Imposteur. Dès le lendemain, le premier président de Lamoignon avait interdit qu’on la jouât de nouveau, disant que « ce n’était pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Évangile ».

Le 11 août, l’archevêque de Paris, Beaumont de Péréfixe, avait publié un mandement interdisant de lire ou d’entendre L’Imposteur sous peine d’excommunication. Les dévots triomphèrent. Quand leur influence eut baissé, Louis xiv autorisa de nouveau la pièce qu’on rejouait alors au Palais-Royal, sous son titre original, depuis le 5 février 1669. La première édition imprimée de Tartuffe ou l’Imposteur parut, aux dépens de l’auteur, en 1669 (Paris, Jean Ribou, in‑12) (Georges Mongrédien).

Raoul Allier a consacré le chapitre xix de sa Cabale des dévots au Tartuffe et à l’acharnement de la Compagnie du Saint-Sacrement, alors en déclin, pour obtenir sa censure.

En 1637, Richelieu avait fait ériger une salle de théâtre sur une aile du Palais-cardinal (depuis théâtre du Palais-Royal, v. note [33], lettre 104), en vue de briser le monopole de l’hôtel de Bourgogne (v. note [46], lettre 516).

4.

« pourvu qu’il y rencontre le succès. » V. note [3], lettre 697, pour le duc de Navailles.

5.

V. notes :

6.

Je n’ai trouvé sur ce sujet qu’un livre anonyme en italien :

Conclave fatto per la Sede Vacante d’Alessandro vii. nel quale fù creato Pontefice il Cardinale Giulio Rospigliosi, Pistoiese, detto Clemente ix. Con la Relatione di quanto occorse dentro, e fuori del Conclave. Aggiuntovi un Discorso sopra la Rivolutione del Conclave causata dalle trame di M. Ravizza. Con un compendio della sua vita.

[Le Conlave pour la succession d’Alexandre vii, où fut élu pape le cardinal Giulio Rospigliosi, natif de Pistoia, sous le nom de Clément ix. {a} Avec la relation de ce qui s’est passé à l’intérieur et à l’extérieur du conclave. On y a ajouté un discours sur la perturbation du conclave provoquée par le complot de M. Ravizza. {b} Avec un résumé de sa vie].


  1. Conclave réuni du 2 au 20 juin 1667, v. note [7], lettre 917.

  2. Francesco Ravizza (Orvieto 1616-Rome 1675), alors tout récemment nommé évêque in partibus de Sidon par Alexandre vii et tout dévoué à son parti, avait vainement intrigué auprès des 64 cardinaux du conclave en faveur du cadinal Angelo Celsi.

  3. Sans lieu ni nom, 1669, in‑12 de 131 pages.

7.

« est-ce ».

8.

« Si telles choses se vendent chez vous, achetez-les pour moi, je vous prie. » V. note [16], lettre 957, pour les Perroniana et les Thuana (1669).

9.

« tant est grande la pauvreté des nôtres et à proprement parler, leur extrême indigence. » La guerre de Dévolution d’Espagne était terminée depuis le 2 mai 1668, mais continuait à perturber les affaires entre la France, les Pays-Bas et les Provinces-Unies. Le dénûment des libraires de Paris navrait particulièrement Guy Patin.

10.

« que je n’ai pas encore vu, j’en ai cependant entendu parler. Je vous salue, ainsi que votre épouse et tous les vôtres ».

Guy Patin voulait sans doute parler de la réédition augmentée des livres de Gerardus Johannes Vossius sur l’idolâtrie :

Gerardi Ioannis Vossii de Theologia Gentili, et Physiologia Christiana : sive de Origine ac Progressu Idolatriæ… Libri ix. Editio nova, quorum iv Libri priores ab Auctore plurimum aucti, Addendaque in calce eorum suis locis inserta. Posteriores v Libri ex Authoris autographa nunc primum prodeunt…

[Neuf livres de Johannes Gerardus Vossius sur la Théologie païenne et la Nature chrétienne, ou sur l’origine et le progrès de l’Idolâtrie… Nouvelle édition, {a} où l’auteur a beaucoup augmenté les quatre premiers livres et ont été ajoutés à la fin les passages les passages qu’il y a insérés, et où paraissent pour la première fois les cinq suivants, tirés de ses autographes…] ; {b}

Tomus ii. Comprehendens librum quartum ; et quinque posteriores…

[Tome ii contenant le quatrième livre et les cinq derniers…]. {c}


  1. V. note [29], lettre 206, pour les quatre premiers livres parus pour la première fois à Amsterdam en 1641.

    Isaac Vossius (v. note [19], lettre 220), fils de l’auteur (mort en 1649), a pris soin de cette réédition.

  2. Amsterdam, Ioannes Blaeu, 1668, in‑fo de 634 pages, tome i contenant les trois premiers livres.

  3. Ibid. et id. 1668, in‑fo de 305 pages ; suivi du livre de Moïse Maimonide sur l’Idolâtrie, avec les notes de Dionysius Vossius (87 pages, c. note [3], lettre 53, pour la première édition de 1641).

11.

« Vale, et aimez-moi.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.

À Paris, le 22e de février 1669. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 22 février 1669

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(Consulté le 26/04/2024)

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