L. 1011.  >
À Charles Spon,
le 8 décembre 1671

Monsieur mon très bon, très cher et très précieux ami ; et plus dirai-je, mon très fidèle, très constant et ancien ami[a][1]

Ce 7e de décembre. Je viens de recevoir votre lettre du 30e de novembre, avec celle de la veuve de notre bon ami feu M. l’avocat Huguetan, [2] cuius beatis manibus bene precor ex animo[1] Je voudrais bien avoir le moyen de la servir dans l’occasion qui se présente et en toute autre, mais je vous prie de considérer la mauvaise saison dans laquelle nous sommes. Je pense que vous savez bien que dies mali sunt, et durissima tempora[2][3] Tout Paris est gueux comme Job, [4] plein de vanité, de richeté et d’avarice. [3] Les libraires sont secs comme brésil, [5][5] qui se plaignent de ne rien vendre et ne rien gagner. Les livres se donnent plutôt qu’ils ne se vendent : la bibliothèque [6] de feu M. de Sallo [7] avait coûté 34 000 livres, les libraires n’en ont jamais voulu offrir que 7 000 livres ; encore demandaient-ils un an de terme. Enfin, elle a été délivrée au frère du défunt [8] pour 7 000 livres, qui est un conseiller d’Église : [5] voyez Monsieur, quelle justice il y a sur un tel rabais. Néanmoins, nous verrons ce catalogue qui est sur la presse et je le ferai voir à ceux de qui je pourrai espérer quelque chose. [9] Et en attendant, je vous supplie d’assurer ladite veuve, Mlle Huguetan, [10] que je suis tout plein de bonne volonté de la bien servir, et là et ailleurs. [6] Venons à l’autre article de votre lettre, qui est de M. de Virelle : [11] s’il veut payer, peut-il avoir une meilleure décharge que son obligation que vous avez et que vous lui rendrez lorsqu’il voudra rendre l’argent que Ch. P. [12] lui a prêté sur votre nom ? Il me semble qu’il n’y a point de meilleure décharge et de plus grande sûreté pour lui ; et me semble qu’il n’est pas besoin de chercher d’autres subterfuges s’il veut payer ce qu’il doit car quand il aura son obligation, on ne pourra plus lui rien demander en vertu d’icelle. Je hais de tout mon cœur la chicane, et encore plus la malice et l’ingratitude. [7] Mlle Huguetan a bien raison de chercher marchand pour ses livres et d’éviter les libraires tant qu’elle pourra, sunt enim meri et miseri nebulones ; [8] mais où prendrons-nous ce particulier curieux et riche qu’elle désire ? Et certes elle a raison, mais je pense qu’il n’est pas encore né. Vous savez bien comment on a fait à Lyon pour la bibliothèque [13] de M. Gras, [14] mais le temps est encore bien plus misérable aujourd’hui. [9] Vous m’obligerez de faire bien empaqueter tous mes volumes de Thomas Erastus, [15] et puis de les adresser à M. Jean du Bray, [16] libraire rue Saint-Jacques, [17] aux Espics meurs ; [10] ce sera lui qui les retirera du messager et en paiera le port sans autre bruit. Le fils aîné de M. Anisson [18] m’est venu voir une fois, mais je ne sais s’il est encore ici ; s’il y revient, je n’oublierai point ce que vous me recommandez du Galien[19][20][21] Pour le privilège, je pense que cela ne vous arrêtera point : il ne reste qu’une veuve [22] et deux filles, qui en traiteront aisément et fort volontiers ; la première fois que je rencontrerai la veuve, je lui proposerai l’affaire. [11] Je pensais, et l’avais ouï dire, que ce Verny [23] était mort, mais au lieu d’icelui, c’est donc Zwelfer. [24] Pour le Bauderon, [25] nous le verrons quand il sera achevé ; peut-être que les esprits s’apaiseront et que la colère se passera puisque l’autre est mort ; Pascitur in vivis Livor, post fata quiescit[12][26] M. de Saint-Jacques, autrement dit Philippe Hardouin de Saint-Jacques, [27] alors doyen de la Faculté, fit imprimer notre Codex[28] et sans en avoir permission de l’École, y fourra de son chef son vinum emeticum[29][30] qui serait mieux nommé Vinum eneticum, ab enecando, puisqu’il en a tant tué. Cela a bien fait ici du bruit et tout en est demeuré là, per socordiam hominum, et nimiam sacræ Themidis indulgentiam ; [13][31] et certes, le jeu n’en valut jamais la chandelle. Au reste, je baise les mains à monsieur votre fils, [32] comme aussi à cette bonne femme qui me connaît comme si elle m’avait nourri ; [33] et ensuite, s’il vous plaît, à monsieur votre collègue chanoine, M. Meyssonnier, [34] et à M. Huguetan, [35] etc. [14] Causa incarcerationis D. de Peguilin, Comitis de Lauzun, adhuc latet[15][36] On dit qu’on l’a mené à Pignerol, [37] où est M. Fouquet. [38] Voilà deux pauvres malheureux en un même lieu, sans être ensemble. Vale et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin.

Parisiis, 8. Dec. 1671[16]


a.

Ms BnF no 9357, fo 375, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon ». Au revers, de la main de Charles Spon : « 1671./ Paris, 8 décemb./ Lyon, 16 dudit./ par M. Falconet./ Risp./ Adi 1er mars : ensemble/ le catalogue des œuvres d’Erastus./ Sous le pli de M./ Falconet. »

1.

« je prie bien de tout cœur pour ses bienheureuses mânes. »

2.

« les jours sont mauvais et les temps très durs » : saint Paul, v. note [2], lettre 396.

3.

Richeté : vieille manière de dire richesse.

4.

Brésil : « bois rouge et pesant, qui est fort sec et qui pétille beaucoup dans le feu où il ne fait presque point de fumée à cause de sa grande sécheresse. Il est ainsi nommé, à cause qu’il a été d’abord apporté du Brésil » (Furetière). « On dit proverbialement sec comme du brésil, pour dire, extrêmement sec » (Académie).

5.

Catalogue des livres de la bibliothèque de feu Monsieur de Sallo, conseiller au Parlement (Paris, sans nom ni date, 134 pages).

En 1653, Claude Sallo, frère cadet de Denis (mort le 25 mai 1669, v. note [1], lettre 816), chanoine de Notre-Dame de Paris, avait été reçu conseiller clerc au Parlement de Paris en la première Chambre des Enquête ; monté plus tard à la Grand’Chambre, il mourut en 1679 (Popoff, no 2235).

La bibliothèque de Guy Patin et sa dispersion explique pourquoi il s’intéressait alors de très près à la cote des livres qui se revendaient à Paris. Il voyait lui-même les siens, qu’il avait tant chéris, partir à l’encan.

6.

Jean Huguetan, l’avocat, était mort à Lyon le 6 janvier 1671. Sa veuve, née Élisabeth Dupuy, avait dû faire parvenir une lettre à Guy Patin, par l’intermédiaire de Charles Spon, pour lui demander s’il pouvait l’aider à vendre la bibliothèque laissée par son mari (dont je n’ai pas trouvé le catalogue annoncé).

7.

La dette de l’avocat Virelle envers Charles Spon était de cent livres (v. note [2], lettre 933).

8.

« ce sont en effet de purs et misérables vauriens ».

9.

Dans le dernier paragraphe de sa lettre du 7 juillet 1665, Guy Patin a évoqué le rachat de la bibliothèque de Henri Gras par l’archevêque de Lyon.

10.

V. note [39], lettre 222, pour les « Épis mûrs », en seigne du libraire Jean Du Bray à Paris. Guy Patin espérait depuis des années (v. note [8], lettre 358) faire éditer à Lyon les œuvres complètes de Thomas Lieber, dit Éraste. À cette fin, il avait envoyé ses propres exemplaires à Charles Spon. Le projet avait avorté, on les lui renvoyait. Les précautions que Guy Patin prenait pour les récupérer étaient liées au séquestre qu’on avait mis sur sa propre bibliothèque.

11.

Jean Anisson (mort en 1721), fils de Laurent (v. note [28], lettre 155), eut une brillante carrière d’imprimeur, d’abord à Lyon, puis à Paris, en 1687, comme directeur de l’Imprimerie royale.

Le propos de Guy Patin suggère qu’on avait alors dessein d’imprimer à Lyon les trois tomes (ix, x, xii) qui manquaient encore aux œuvres complètes d’Hippocrate et Galien, grec et latin, de René Chartier, qui ne parurent qu’en 1679 et 1689 à Paris (v. note [13], lettre 35). En 1677, les libraires associés Aubouyn, Pralard et Villery présentèrent requête à la Faculté pour lui demander des docteurs qui présideraient au travail d’impression qui devait achever les volumes ; la série en avait été interrompue à cause de la longueur et des frais de l’édition commencée et déjà avancée. La Compagnie fit droit sur leur requête et leur laissa le choix des commissaires. MM. Le Moine et Blondel y donnèrent leurs soins, leurs veilles et leurs travaux. L’édition complète sortit de la presse en 1689 (Hazon b, page 104).

12.

« Vivant, on sert de pâture à l’Envie ; elle ne vous quitte qu’à votre mort » : Ovide Amours, livre i, xv, vers 39.

V. note [3], lettre 726, pour la réédition de la Pharmacopée de Brice Bauderon par François Verny (Lyon, 1672), qui était alors en préparation. À la fin du second livre, la Réponse de François Verny… à l’Apologie de M. Jean Zwelfer… occupe les pages 341 à 401. Elle est suivie de la Réfutation de la nobilissime confection d’alkermès de M. J. Zwelfer (page 402), {a} qui se termine sur ces mots encore furibonds (page 415) :

« Cher ami Zwelfer, pour la fin, je vous dirai avoir du déplaisir de ce que je me suis écarté contre vous, en des termes qui ne sont pas dans la bienséance parmi les gens d’honneur de notre profession. Ce n’est pas que par un juste ressentiment humain, je ne vous en eusse pu dire beaucoup au delà ; mais comme les injures et les invectives ne peuvent rien de notre démêlé, j’ai fait gloire de n’en dire pas davantage ; et encore, ç’a été en forçant mon inclination parce que vous avez excédé en cette matière, de manière que, joignant à mon naturel un mouvement de charité, il ne tiendra qu’à vous que tout le passé ne soit oublié. Sinon, en attendant votre réponse, je vous souhaite toute sorte de prospérité à Dieu. »


  1. V. notule {a}, note [48] de la Leçon sur le Laudanum et l’opium, pour la critique de Zwelfer sur la confection d’alkermès de Montpellier dans sa Pharmacopœa de 1657.

13.

« par la nonchalance des hommes et l’excessive indulgence de la divine Thémis ».

Thémis était la déesse de la Justice chez les Grecs. Fr. Noël la décrit comme :

« fille du Ciel et de la Terre, sœur aînée de Saturne [v. note [31] des Deux Vies latines de Jean Héroard] et tante de Jupiter, mère des Heures et des Parques, se distingue par sa prudence et par son amour pour la justice. Jupiter la força de l’épouser et lui donna trois filles, l’Équité, la Loi et la Paix. C’est un emblème de la justice, qui produit les lois et la paix en rendant à chacun ce qui lui est dû. »

V. note [7], lettre 122, pour le Codex medicamentarius de la Faculté de médecine de Paris (en 1638, sous le décanat de Philippe ii Hardouin de Saint-Jacques) et son approbation du vin émétique [vinum emeticum], que Guy Patin, dans sa persistante furie à son encontre, surnommait vin énétique [vinum eneticum], pour tuer.

14.

Salutations de Guy Patin à Jacob Spon, fils de Charles, et à son épouse, née Marie Seignoret, puis à Lazare Meyssonnier, médecin agrégé au Collège de Lyon (apparemment devenu chanoine en 1671), et à Jean-Antoine ii Huguetan, le libraire.

15.

« La cause de l’incarcération de M. de Puyguilhem, comte de Lauzun, demeure cachée. »

Antonin Nompar de Caumont (1633-1723), marquis de Puyguilhem et comte puis duc (1692) de Lauzun, Gascon sans fortune, était venu à la cour. Ses intrigues lui permirent de se faire remarquer du roi, qui lui accorda ses faveurs. Louis xiv l’avait successivement nommé colonel de son régiment de dragons, gouverneur du Berry, maréchal de camp et colonel général des dragons, grade créé tout exprès pour lui. En 1669, Puyguilhem avait brigué la charge vacante de grand maître de l’Artillerie. Faute du rang et des mérites suffisants, elle lui avait été refusée sur l’insistance de Louvois.

Caché sous le lit où le roi s’ébattait avec Mme de Montespan, par « la plus hasardeuse hardiesse dont on ait jamais ouï parler » (Saint-Simon, Mémoires, tome viii, page 623), Lauzun avait entendu la favorite ne dire que du mal de lui. Sans avouer son procédé, Lauzun avait ensuite copieusement injurié Mme de Montespan, puis s’était impertinemment et violemment plaint au roi de n’avoir pas obtenu la charge qu’il briguait, allant jusqu’à briser son épée devant le souverain (ibid. page 624) :

« Le roi, transporté de colère, fit peut-être dans ce moment la plus belle action de sa vie : il se tourne à l’instant, ouvre la fenêtre, jette sa canne dehors, dit qu’il serait fâché d’avoir frappé un homme de qualité, et sort. Le lendemain matin, Puyguilhem, qui n’avait osé se montrer depuis, fut arrêté dans sa chambre et conduit à la Bastille. »

Lauzun avait su inspirer une vive passion à Mlle de Montpensier, fille aînée de Gaston d’Orléans, et après sa brève incarcération, obtenir du roi l’autorisation d’épouser sa cousine (décembre 1670) ; mais les hauts cris de la cour avaient fait revenir Louis xiv sur sa permission et rompre le mariage. On avait consolé le prétendant en le nommant lieutenant général (ibid. pages 626-627) :

« En 1670, le roi voulut faire un voyage triomphant avec les dames, sous prétexte d’aller visiter ses places de Flandres, accompagné d’un corps d’armée et de toutes les troupes de sa Maison, tellement que l’alarme en fut grande dans les Pays-Bas, que le roi prit soin de rassurer. Il donna le commandement du total au comte de Lauzun, avec la patente de général d’armée. Il en fit les fonctions avec beaucoup d’intelligence, une galanterie et une magnificence extrême. Cet éclat et cette marque si distinguée de la faveur de Lauzun donna fort à penser à Louvois, que Lauzun ne ménageait en aucune sorte. Ce ministre se joignit à Mme de Montespan, qui ne lui avait pas pardonné la découverte qu’il avait faite et les injures atroces qu’il lui avait dites, et firent si bien tous deux qu’ils réveillèrent dans le roi le souvenir de l’épée brisée, l’insolence d’avoir si peu après, et encore dans la Bastille, refusé plusieurs jours la charge de capitaine des gardes du corps, le firent regarder comme un homme qui ne se connaissait plus, qui avait suborné Mademoiselle jusqu’à s’être vu si près de l’épouser, et s’en être fait assurer des biens immenses ; enfin, comme un homme très dangereux par son audace et qui s’était mis en tête de se dévouer les troupes par sa magnificence, ses services aux officiers, et par la manière dont il avait vécu avec elle au voyage de Flandres et s’en était fait adorer. Ils lui firent un crime d’être demeuré ami et en grande liaison avec la comtesse de Soissons, {a} chassée de la cour et soupçonnée de crimes. Il faut bien qu’ils en aient donné quelqu’un à Lauzun, que je n’ai pu apprendre, par le traitement barbare qu’ils vinrent à bout de lui faire. Ces menées durèrent toute l’année 1671, sans que Lauzun pût s’apercevoir de rien au visage du roi ni à celui de Mme de Montespan, qui le traitaient avec la distinction et la familiarité ordinaires. Il se connaissait fort en pierreries et à les faire bien monter, et Mme de Montespan l’y employait souvent. Un soir du milieu de novembre 1671, {b} qu’il arrivait de Paris, où Mme de Montespan l’avait envoyé le matin pour des pierreries, comme le comte de Lauzun ne faisait que mettre pied à terre et entrer dans la chambre, le maréchal de Rochefort, capitaine des gardes en quartier, y entra presque au même moment et l’arrêta. Lauzun, dans la première surprise, voulut savoir pourquoi, voir le roi ou Mme de Montespan, au moins leur écrire : tout lui fut refusé. Il fut conduit à la Bastille, et peu après {c} à Pignerol où il fut enfermé sous basse voûte. »


  1. Olympe Mancini.

  2. Le 25, « jour de la fête de Sainte-Catherine », selon les Mémoires de Mlle de Montpensier (seconde partie, chapitre xix, page 309).

  3. Le 26 novembre.

Conduit par D’Artagnan, Lauzun arriva à Pignerol le 12 décembre 1671, y rejoignant Nicolas Fouquet. Toujours amoureuse, Mlle de Montpensier consentit à céder au duc du Maine, fils adultérin de Louis xiv, outre la principauté de Dombes, le comté d’Eu et le duché d’Aumale dont elle avait fait don à Lauzun. Libéré en 1680, Lauzun renoua avec sa princesse amoureuse et l’épousa secrètement avant de reprendre sa vie d’incurable aventurier.

16.

« Vale, et aimez-moi.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.

À Paris, ce 8e de décembre 1671. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 8 décembre 1671

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(Consulté le 26/04/2024)

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