L. française reçue 15.  >
De Hugues II de Salins,
le 16 décembre 1656

Monsieur, [a][1][2]

J’ai reçu en un mois deux des vôtres que je tiens très chères, aussi bien que les précédentes ; la première desquelles m’a appris mille belles choses touchant les difficultés que je vous avais proposées, et la seconde m’a fait connaître que vous aviez reçu le petit présent que je vous avais envoyé, qui ne méritait pas que vous missiez la main à la plume pour m’en remercier de la façon que vous faites. Je souhaiterais avoir eu quelque chose plus digne de vous, je vous l’aurais offert de tout mon cœur, je veux dire avec la même affection que je vous ai présenté ce peu de vin que je souhaite avec passion que vous trouviez aussi bon à Paris qu’il était quand il sortit de Beaune. [1][3] Je vous remercie de tant d’affection que vous me témoignez dans toutes vos lettres et que je n’ai jamais méritée ; tout le monde en ces quartiers m’estime heureux de posséder un si grand bien, et c’est ce que j’estime le plus au monde et que je vous prie toujours de me conserver. C’est dans cette espérance que je prends la liberté de continuer toujours mes importunités en vous faisant de nouvelles demandes, dont la première sera qui a le mieux écrit de morsu canis rabidi [2][4] et s’il est vrai que le bain dans la mer [5] guérisse assurément ceux qui sont dans l’hydrophobie ? Depuis quelque temps on ne parle d’autre chose en ce pays que de morsures de chien enragé et c’est ce qui a donné occasion à cette question.

La seconde sera de lepra, savoir qui a écrit le mieux de la lèpre, [6] et qui a le mieux donné à connaître quand elle était confirmée et quand il fallait séquestrer les lépreux de la société des hommes. L’on est assez souvent commis en ces quartiers par les maire et échevins [7] à visiter et faire rapport des personnes qui sont soupçonnées par le peuple d’être lépreuses. C’est pourquoi cette matière nous doit être assez connue. Nous avons environ à 200 pas de Beaune une maladrerie qui a été bâtie il y a fort longtemps pour loger les lépreux, et dans laquelle j’en ai vu quatre ou cinq qui ont tous très peu vécu. [3][8] Il n’y en a pas présentement. Il y en a qui ont écrit que pisces recenter expiscati lepram iudicant[4] je ne sais s‘il est vrai.

Ma femme vous fait ses très humbles baisemains, et à Mlle Patin. Elle vous remercie de votre bon souvenir et dans l’envie qu’elle a que vous n’oubliiez pas son nom, elle m’a prié de vous mander que son nom était Marguerite et non pas Louise ; pour le surnom, vous l’écrivez fort bien. [9] Je sais bien que je vous ai écrit qu’elle fit il y a environ 18 mois un enfant au huitième < mois >, qui ne vécut que trois ou quatre heures ; mais je crois ne vous avoir pas mandé que sept mois après, étant devenue grosse d’un second, elle ne le porta que cinq mois, au bout desquels elle le mit au monde au 27e < jour > d’une fièvre continue [10] qui la traita si rudement que nous ne la crûmes jamais assurée et hors de péril qu’après ce 27e et par conséquent, cet accouchement ; et ce qui fut le plus remarquable dans cette maladie, c’est que dès le 3e ou 4e jour de cette fièvre, qui était au commencement du 5e mois de la grossesse, les seins lui devinrent prodigieusement gros et durs, fort remplis de lait blanc et épais, et lui faisaient d’effroyables douleurs avec très grande chaleur qu’elle y sentait, tant à cause de la fièvre que de ses seins, desquels nous désirions faire évader le lait. Nous lui fîmes tirer [11] à diverses fois 18 poêlettes de sang, [12] chaque poêlette de trois onces, et n’osant pas, à cause de son enfant, la faire tirer par les petits chiens ou par quelque petit enfant, nous y appliquions des cataplasmes [13] qui avaient tous vertu de résoudre ; ce qu’ils firent si bien qu’il ne fut pas besoin d’en venir à percer cela avec la lancette. [14] Toutes ces saignées, qui furent toutes des bras, n’empêchèrent pas que l’enfant ne tombât comme je vous ai dit, et la mère étant soulagée et déchargée de ce fardeau, commença tout aussitôt à se mieux porter et fut guérie après une saignée qui lui fut faite au pied peu de temps après l’accouchement. Depuis ce temps-là, qui fut sur la fin du mois de mai dernier, elle n’est point devenue grosse. Timeo ne illi abortus fiat familiaris et δυσθεραπευτος, [5] mais je crois qu’on le pourra éviter quand elle sera grosse par les saignées des bras que l’on fera en temps et lieu, qui serviront aussi pour empêcher quelque fièvre continue, y joignant quelque légère purgation [15] de la façon que vous l’avez prescrite dans votre pénultième ; mais c’est assez parler de abortu[6] duquel je lus hier votre belle thèse, An mulieri periculose laboranti abortus ? [7][16]

Je vous prie de vous souvenir toujours de moi touchant le cahier de vos écrits que je serai ravi de voir. [8][17]

Quelle maladie est-ce que gemursa ? Et variolæ in pueris suntne semper a reliquiis menstrui sanguinis impuri in utero hausti ? [9][18][19] Quelles maladies pourraient arriver aux enfants si, incontinent après leur naissance, ils ne rendaient cet excrément noir qui est appelé μηκωνιον papaverculum ? [10][20] Pour la fièvre quarte, [21] obligez-moi, s’il vous plaît, de m’apprendre comme vous avez accoutumé de la traiter et lesquels sont le mieux : ceux qui y saignent et purgent la veille de l’accès, ou bien ceux qui disent novercante die, dum motitat humor extra focum, emungendum esse catharticis ? [11][22] Et en passant, ce qu’il vous semble de la section de la salvatelle [23] en cette maladie. [12] Je vous prie d’excuser la liberté que je prends de vous demander tant de choses à la fois. Je vous remercie fort de vos curieuses nouvelles, comme aussi des particularités que vous m’avez apprises du livre des Préadamites et de son auteur. [24][25] Après avoir salué mademoiselle votre femme et tous Messieurs vos fils, et vous avoir présenté les baisemains de mon père et de mon frère, je demeurerai avec votre permission, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur et écolier,

H. De Salins puîné.

À Beaune, le 16 décembre 1656.

M. le porteur de la présente est un de nos parents, fort honnête homme, nommé M. de La Mare, [26] des meilleures familles de cette ville, [13] qui a fort bien étudié et qui a désiré avoir votre connaissance qui lui sera fort avantageuse.


a.

Lettre de Hugues ii de Salins « À Monsieur/ Monsieur Patin père/ Docteur régent et professeur du/ Roy en Médecine, en sa maison/ en la place du Chevalier du guet/ À Paris » : ms BIU Santé no 2007, fos 325 ro‑326 ro.

1.

V. note [1], lettre 452, pour la feuillette de vin de Beaune que Hugues ii de Salins avait fait expédier à Guy Patin.

2.

« sur la morsure d’un chien enragé ».

La rage est une infection aiguë du cerveau (encéphalite) par un virus que transmet la bave des animaux infectés, tant domestiques (chiens, chats) que sauvages (loups, renards, chauve-souris), à l’occasion d’une morsure ou d’un simple contact (éclaboussure de salive, coup de langue). Le temps qui sépare la contamination de la maladie varie entre dix jours et un an. Une fois installée, l’encéphalite rabique est constamment mortelle en quelques jours. Elle consiste principalement en accès d’agitation furieuse avec spasmes musculaires qui deviennent de plus en plus rapprochés.

Le symptôme le plus caractéristique est l’hydrophobie, aversion totale pour les liquides liée à une impossibilité de déglutir, ce qui mène le malade à « écumer de rage ». Le vaccin inventé par Louis Pasteur (1885) demeure le seul traitement prophylactique s’il est administré avant le début de l’encéphalite. La rage sévit toujours, principalement dans les pays les plus pauvres. Elle était commune en France au temps de Guy Patin ; les bains de mer, les prières et offrandes à saint Hubert (v. note [20], lettre 426), et les attouchements d’un certain chevalier de Saint-Hubert (v. note [1], lettre 778) servaient alors à en prémunir les crédules.

3.

La léproserie de Beaune, dont certains bâtiments sont toujours debout, se situait à Meursault, à 8 kilomètres de Beaune (les pas de Salins étaient ceux d’un géant). Cet hôpital ferma vers le milieu du xviie s., et ses lits furent transférés à l’Hôtel-Dieu (appartenant aux hospices) de Beaune.

4.

« les poissons fraîchement pêchés provoquent la lèpre », v. note [10], lettre 460.

5.

« Je crains que l’avortement ne lui devienne coutumier et difficile à soigner [dustherapeutos] ».

6.

« sur l’avortement ». V. notes :

7.

« Faut-il recourir à l’avortement quand une femme est atteinte d’une maladie qui met sa vie en péril  ? » : deuxième thèse quodlibétaire de Guy Patin soutenue sous la présidence de François Mallet, le 26 novembre 1625, conclusion négative, avec un énoncé légèrement différent, mais de même sens, v. note [4], lettre 3.

8.

Le « cahier de vos écrits » que Hugues ii de Salins rappelait ici au bon souvenir de Guy Patin n’était probablement pas celui de ses « leçons » au Collège de France, dont il a été question dans les lettres du 28 mars (v. sa note [1]) et du 14 juillet 1656 (v. sa note [19]) : il pouvait s’agir plutôt du cahier contenant les entretiens de Patin avec Nicolas Bourbon le Jeune, que Salins a transcrit et qui figure dans notre édition sous le titre de Borboniana manuscrit (en 11 chapitres).

9.

« Et chez les nouveau-nés, la variole ne provient–elle pas toujours des résidus de sang menstruel impur retenu dans l’utérus  ? »

V. note [13], lettre 460, pour la réponse de Guy Patin sur le gemursa (durillon, v. note [18], lettre 99).

10.

« méconium qui a l’aspect du pavot ».

Le méconium (du grec mêkôn, pavot, papaver en latin) est à proprement parler « le suc ou le jus de pavot tiré par expression, qui diffère de l’opium en ce que celui-ci est une larme qui en découle après une incision » (Furetière) ; en dérive le sens analogique d’amas de « matières visqueuses, verdâtres ou brunâtres, ainsi nommées à cause de leur ressemblance avec du suc de pavot, qui s’accumulent dans les intestins du fœtus durant la gestation et que l’enfant rend presque immédiatement après sa naissance » (Littré DLF).

11.

« au jour défavorable, quand l’humeur se meut hors du foyer, on doit faire cracher par les cathartiques ? »

12.

Salvatelle « est un nom que les Arabes donnent à un rameau fameux de la veine céphalique [veine externe du bras], qui s’étend au petit doigt et à son proche voisin. On en saigne fort à propos aux fièvres quartes et aux maladies provenant de la mélancolie, et les obstructions de la rate » (Furetière).

13.

Dans sa lettre du 9 mars 1657 à de Salins, Guy Patin a qualifié ce personnage de jeune homme. Ce pouvait être un des fils de Philibert de La Mare, conseiller au parlement de Dijon (v. note [3], lettre 393) ; et parmi ceux-ci, peut-être le prénommé Philippe qui a publié :

Historicorum Burgundiæ conspectus ex Bibliotheca Philiberti de La Mare Regii Ordinis Militis, Senatoris Divionensis.

[Regard sur les historiens de Bourgogne tirée de la bibliothèque de Philibert de La Mare, chevalier de l’ordre royal et militaire, {a} conseiller de Dijon]. {b}


  1. Ordre de Saint-Louis, créé en 1693.

  2. Dijon, Jean Ressayre, 1689, in‑4o de 71 pages, suivi du Philiberti de La Mare Senatoris Divoniensis Commentarius de Bello Burgundico, mdcxxxi [Commentaire de Philibert de La Mare, conseiller de Dijon, sur la Guerre de Bourgogne, 1636] (40 pages), édité par son fils Philippe


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Hugues II de Salins, le 16 décembre 1656

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(Consulté le 26/04/2024)

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