L. 66.  >
À Claude II Belin,
le 28 juillet 1642

Monsieur, [a][1]

En continuant mes devoirs à votre endroit, je vous assurerai par la présente que monsieur votre frère [2] va toujours de mieux en mieux. L’accès de samedi après-midi fut plus tolérable au prix des autres, et bien plus court. Lui-même l’avoue franchement et se contente fort de notre procédé. Hier, qui fut dimanche, il fut repurgé, levi et benigno medicamento, a quo mire deiecit[1] et surtout un grand plein bassin de bile jaune, [2][3] crasse, épaisse et visqueuse, au grand contentement du malade et du médecin. Sa fièvre étant devenue dorénavant simple tierce, [4] son accès sera aujourd’hui après-midi ; mais j’espère qu’il sera bien léger et que nous irons toujours en amendant jusqu’à la fin. Dès qu’il y aura quelque autre changement, qui sera à ce que j’espère dans deux ou trois jours, je vous en donnerai avis. Votre M. Le Fèvre, [5] qui a appris son empirique [6] à Rome, nous a laissé ici de la pratique avant que de partir : il a conseillé à une femme phtisique, [3][7] qui avait un flux de ventre, [8] de prendre de la thériaque [9] pour lui apaiser ce flux ; elle en a pris quatre fois, elle a achevé de brûler son luminaire avec grandes douleurs. [4][10] M. Moreau [11] en a consulté ce matin avec moi, [12][13] elle n’a pas oublié de maudire son docteur thériacal. Voilà comment les charlatans [14] nous donnent bien de la pratique malgré eux. On dit qu’il a bien emporté de l’argent de deçà, je le veux bien, per me sint omnia protinus alba ; [5][15] j’aimerais mieux moins gagner et savoir mieux faire mon métier, n’être point charlatan, etc., mais qu’y ferions-nous ? Necesse est hæreses esse, ut veritas manifestetur. De rebus aulicis nihil novi[6][16] La cour est à Fontainebleau, [17] comme aussi M. le chancelier [18] qui delà s’en va à Lyon faire le procès aux prisonniers qu’on y doit amener. [7][19][20][21] On dit que le prince d’Orange [22] a envoyé au roi [23] pour obtenir quelque chose en faveur de M. de Bouillon. [8][24] Ce sont affaires de princes, de quibus Deus ipse viderit[9][25] Je vous baise les mains, à madame votre femme et à monsieur votre frère, pour être toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce lundi 28e de juillet 1642.


a.

Ms BnF no 9358, fo 70 ; Triaire no lxviii (pages 228‑229) ; Reveillé-Parise, no lvi (tome i, pages 91‑92).

1.

« à l’aide d’un médicament léger et doux, d’où il évacua admirablement ».

2.

Avec le sang, la pituite (lymphe) et la bile noire (atrabile), la bile jaune était une des quatre humeurs fondamentales, assimilée au feu (v. note [4], lettre de Jean de Nully, datée du 21 janvier 1656) : « humeur jaune et âcre qui est dans le corps des animaux. Le fiel [vésicule biliaire] est le réceptacle de la bile. Un dégorgement de bile, quand il n’est pas trop violent, est fort bon pour la santé » (Furetière).

Produite par le foie, la bile joue un rôle essentiel dans l’absorption intestinale des graisses et dans leur évacuation. Sa rétention, par obstruction des canaux qui la véhiculent, produit un ictère (jaunisse). « Les gens d’une humeur bilieuse, d’un tempérament bilieux, sont plus propres pour la guerre que pour l’étude. Les gens bilieux sont colériques » (ibid.).

3.

Phtisie (Furetière) :

« Maladie du poumon qui donne une fièvre lente, qui consume le corps, l’exténue et l’amaigrit. Elle fait d’abord cracher le sang en toussant et dans la suite, du pus qui va au fond de l’eau. {a} Quelquefois elle fait cracher une partie du poumon pourri après une longue exulcération et enfin, l’on devient en chartre. Les Latins l’appellent tabes. ». {b}


  1. La densité d’un crachat s’évaluait en regardant s’il flottait ou sombrait dans un verre d’eau.

  2. V. note [9], lettre 93, pour le tabès.

    Phtisie dérive du grec φθισις, phthisis, « dépérissement », ce qui explique l’ancienne orthographe française du mot, « phthisie ».


Le lait était le pathétique traitement qu’on opposait alors, en dernier recours, à ces états désespérés. On recommandait tout spécialement celui d’ânesse, et même celui de femme.

Synonyme de consomption et de cachexie, phtisie est l’ancien nom de la tuberculose, maladie extrêmement fréquente au xviie s. Les pneumologues, spécialistes des maladies des poumons, ont commencé à perdre leur second nom de phtisiologues au milieu du xxe s., avec la raréfaction de la tuberculose en France.

4.

« On dit proverbialement qu’un homme a usé son luminaire, qu’il a perdu son luminaire, quand il a perdu la vue, soit par excés d’étude, ou de débauche » (Furetière).

Phtisie, fièvre, diarrhée et cécité font évoquer divers diagnostics :

La toxicité oculaire d’un des multiples composants de la thériaque pourrait fournir une autre interprétation de cette observation, mais elle est moins plausible.

5.

« pour moi que tout soit toujours blanc comme neige » [j’approuve tout] : per me equidem sint omnia protinus alba (Perse [v. note [16], lettre 81], Satire i, vers 110).

6.

« Il est nécessaire qu’il y ait des hérésies pour que la vérité se manifeste [saint Paul, v. note [18], lettre 514]. Je n’ai rien appris de nouveau sur les affaires de la cour. »

7.

Henri de Cinq-Mars, François-Auguste de Thou et François de Chavagnac, v. note [12], lettre 65.

8.

Le prince d’Orange, stathouder des Provinces-Unies et comte de Breda, était alors Frédéric Henri de Nassau (Frederik Hendrik Graaf van Nassau, Prins van Oranje ; Delft 1584-La Haye 14 mars 1647). Fils benjamin de Guillaume ier d’Orange, le Taciturne (v. notule {d}, note [2], lettre latine 452), et de sa quatrième épouse, Louise de Coligny, fille de l’amiral de Coligny (v. note [156], lettre 166), il avait succédé à son frère aîné, Maurice, en 1625. Sa vie fut remplie par sa lutte contre l’Espagne en faveur de l’indépendance de sa patrie, qu’il mena à un état de puissance et de prospérité inégalées. Par le traité de Paris, il avait en 1636 conclu une alliance avec la France ; mais il s’en dégagea plus tard pour traiter directement avec l’Espagne.

Frédéric Henri était oncle du duc de Bouillon, Frédéric-Maurice de la Tour d’Auvergne (Sedan 1605-Pontoise 9 août 1652), fils aîné de Henri, prince de Sedan (v. note [2], lettre 187), et d’Élisabeth de Nassau, fille de Guillaume le Taciturne. Le frère cadet de Frédéric-Maurice était le maréchal de Turenne (v. note [9], lettre 135). À la mort de son père, Frédéric-Maurice, à peine âgé de 17 ans, était devenu duc de Bouillon et prince de Sedan. Il avait fait ses premières armes en Hollande, sous les ordres du prince d’Orange, son oncle. Il était entré en 1635 au service de la France avec le grade de maréchal de camp. En 1641, de concert avec le comte de Soissons, résolu à écarter Richelieu du pouvoir, il s’était joint aux Espagnols et avait combattu les Français, qu’il avait mis en déroute à la bataille de La Marfée (v. note [1], lettre 110) ; mais après cette victoire, abandonné par les Espagnols, il s’était retiré à Sedan et avait fait sa paix avec le roi. Devenu lieutenant général en 1642, il avait le commandement de l’armée française en Italie ; mais compromis dans le complot de Cinq-Mars, il fut arrêté, emprisonné à Lyon, et peut-être eût-il été mis à mort si sa femme, comprenant l’étendue du péril, n’était accourue pour déclarer qu’elle livrerait Sedan aux Espagnols si son mari n’était pas amnistié. Sous cette menace, Richelieu fit sortir le duc de prison. En 1644, Frédéric-Maurice allait quitter la France, passer en Italie, abjurer le protestantisme et recevoir le commandement des troupes du pape. De retour en France en 1645, il se déclara contre Mazarin et se jeta en 1648 dans le parti de la Fronde avec son frère Turenne (G.D.U. xixe s.).

9.

« dont Dieu seul sait ce qu’il en adviendra » : Deus ipse viderit : hominem quidem scire arbitror neminem [Dieu seul Dieu seul sait ce qu’il en adviendra : je pense que nul homme n’en sait rien] (Cicéron, De la Consolation).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 28 juillet 1642

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(Consulté le 08/12/2024)

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