L. 797.  >
À André Falconet,
le 24 octobre 1664

Monsieur, [a][1]

< Ce 17e d’octobre. > Vous aurez par cet ordinaire plusieurs lettres qui vous devaient être rendues quatre jours plus tôt, mais il n’y a plus de remède, je ne suis pas garant de la faute des autres, je suis assez empêché des miennes. Homère [2] a dit quelque part, ingénieusement à son accoutumée, que Jupiter avait ôté aux valets la moitié de la cervelle ; [3] mais en quoi gît la grandeur du miracle, c’est qu’il ne leur a pas cassé la tête. La peste diminue fort en Hollande, [4][5] dont les marchands sont fort réjouis : jusqu’à ce que notre commerce des Indes Orientales [6] soit bien établi, nous aurons besoin du secours des Hollandais, comme eux de notre argent. On a apporté d’Italie en cette ville un certain petit fragment de Pétrone, [7] ci-devant trouvé en Dalmatie et imprimé à Padoue ; [1] il y a quatre mois qu’il est entre les mains de l’imprimeur [8] des jésuites qui l’a enfin imprimé, mais qui s’est avisé d’y mettre une préface et d’en avoir le privilège. J’ai peur que cela ne nous tienne encore longtemps et ne nous empêche de lire une chose si curieuse ; et même, je ne sais si M. le chancelier [9] en voudra donner un privilège, se laissant peut-être épouvanter par ce nom de Pétrone qui a dit tant de bons mots en sa vie. J’apprends qu’il n’y a plus que l’indice des œuvres du P. Théophile [10] à imprimer et que nous aurons ce grand ouvrage vers Pâques. [2] Je souhaite qu’il réussisse au profit du marchand qui s’y est si fort engagé et à l’étude de ceux qui le pourront acheter.

Ce 19e d’octobre. La fièvre a quitté M. Rainssant, [11] mais il n’en est guère mieux. Il faut bien du temps pour revenir de si loin, après l’extraction d’une pierre, [12] 19 saignées, six mois de maladie, de méchants remèdes. La mauvaise saison dans laquelle nous entrons, et qui durera tout au moins cinq mois, fait peur aux plus hardis. On dit ici que c’est par la sagesse que la trêve s’est faite entre l’empereur [13] et le Turc, [3][14] par la grande apparence qu’il y a que le roi d’Espagne [15] meure l’hiver prochain, et qu’en ce cas, l’empereur avait besoin de bons soldats pour défendre la Maison d’Autriche de différentes attaques. Hoc vere est leoni mortuo barbam vellere[4][16] on peut dire encore aujourd’hui du roi d’Espagne Philippe iv ce qui fut dit autrefois de son aïeul Philippe ii : [17]

Ut cavit mundus fieret ne præda Philippo,
Sic caveat mundo ne fiat præda Philippus
[5]

On parle ici d’abattre quelques grandes maisons pour achever le bâtiment du Louvre, [18] on dit même que le roi [19] veut envoyer les moines de Saint-Germain-des-Prés à Saint-Maur-des-Fossés, [20] et donner ce monastère à habiter aux chanoines de Saint-Nicolas [21] et Saint-Thomas-du-Louvre, et que c’est un dessein pris par le roi et M. Colbert, [22] ces deux églises étant nécessaires à la perfection du grand dessein ; mais je doute de tout cela. [6] Plusieurs se sont plaints que la Chambre de justice [23] leur faisait tort, qu’elle empêchait le commerce et qu’elle devait finir bientôt. Aujourd’hui, l’on dit au contraire que le roi va ordonner qu’elle durera encore un an, durant lequel on réglera les taxes des partisans. M. Fouquet [24] donne bien de la besogne à ces juges, il leur fait de jour en jour de nouvelles productions qui les occupent fort ; [7] il en a depuis peu baillé deux fort étranges et bien hardies, et qui ne seront pas les dernières.

Le roi reviendra samedi prochain de Versailles [25] avec toute la cour pour passer ici l’hiver et on dit que le printemps prochain, il entreprendra un grand voyage qui sera de faire le tour de toute la France en commençant par la Bourgogne, Lyon, Provence, etc. Les princes protestants d’Allemagne commencent à faire remuer contre l’électeur de Mayence [26][27] qui, sous ombre de quelque droit et intérêt ecclésiastiques, harcèle la ville libre d’Erfurt. [8][28] Ils lui ont mandé que s’il ne retire ses troupes de ce quartier-là, ils en enverront trois fois autant dans le sien. Ceux qui parlent ainsi sont principalement les ducs de Saxe [29] < et > de Brunswick-Lünebourg. [30] J’ai peur que ce ne soient là des fruits qui feront graine, et qu’ils ne produisent une guerre civile en Allemagne entre les princes protestants et les électeurs ecclésiastiques. M. le cardinal de Retz [31] s’en va de la part du roi à Rome, mais cela est assez incertain. [9] On ne parle plus de la suppression de la Chambre de justice, il y en a qui y trouvent trop bien leur compte, qui la feront durer, et même par delà le procès de M. Fouquet. Je vous recommande l’incluse pour M. Comba. Je salue de tout mon cœur M. Troisdames. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 24e d’octobre 1664.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxiv (pages 366‑367), et Bulderen, no cccxxxii (tome iii, pages 9‑10), datée du 17 octobre ; étant donné sa brièveté, j’ai cru bon de la souder à celle qui la suit : Bulderen, no cccxxxiii (tome iii, pages 10‑12).

1.

V. note [11], lettre 792, pour le nouveau fragment du Satyricon découvert en Dalmatie, publié à Padoue et à Paris en 1664.

2.

Les 17 Operum omnium Indices generales [Index généraux des œuvres complètes] du P. Théophile Raynaud (Lyon, 1665, v. note [6], lettre 736) forment à eux seuls le tome xix et dernier de ce gigantesque ensemble.

3.

V. note [3], lettre 791, pour la trêve de Vasvár (10 août 1664) qui avait suivi de peu la bataille de Saint-Gotthard, remportée par les Impériaux contre les Turcs.

4.

« C’est en vérité arracher sa barbe au lion mort » ; Martial (Épigrammes, livre x, xc, vers 9‑10) :

Quare si pudor est, Ligeia, noli
Barbam vellere mortuo leoni
.

[Cesse donc, Ligella, {a} s’il te reste un peu de pudeur, d’arracher sa barbe au lion mort]. {b}


  1. Courtisane hors d’âge qui s’épilait encore le pubis.

  2. Vers cités dans deux adages d’Érasme : nos 1369, Barbam vellere [Aracher la barbe], et 1411, Leonem radere [Raser un lion].

5.

« Autant le monde a redouté de devenir une proie pour Philippe, autant Philippe redoute maintenant de devenir une proie pour le monde » (v. note [10], lettre 369). Philippe iv mourut le 17 septembre 1665, laissant le trône d’Espagne à son fils Charles ii, âgé de quatre ans.

6.

La construction de la galerie du Louvre (v. note [4], lettre 735) allait épargner les églises Saint-Nicolas et Saint-Thomas-du-Louvre, qui se trouvèrent dès lors, comme l’hôtel de Longueville (v. note [5], lettre 735), incluses dans l’enceinte du château des Tuileries.

7.

Production, « en termes de Palais, se dit de quelques titres ou papiers qu’on fait paraître en justice pour appuyer le bon droit qu’on a en un procès, la vérité des faits qu’on y allègue » (Furetière).

Nicolas Fouquet et ses alliés continuaient d’exploiter tant qu’ils pouvaient les faux grossiers en écriture que Louis Berryer avait produits contre lui (v. note [1], lettre 761), ainsi que les soustractions de pièces à conviction défavorables à Colbert. Ces fraudes se faisaient avec la complicité tacite des autres magistrats instructeurs, et tout cela les mettait dans la situation fort incommode d’accusateurs mis en accusation (Petitfils c, pages 417‑419).

8.

Erfurt, ville du Cercle de la Haute-Saxe, était la capitale de la Thuringe. Siège d’un évêché et cité libre de l’Empire, elle avait dépendu des archevêques de Mayence et croyait s’en être affranchie ; mais en 1664, l’archevêque-électeur de Mayence, Philipp von Schönborn (v. note [29], lettre 484), faisait de nouveau valoir ses droits. Le prélat obligea la ville à reconnaître son autorité, soutenu par l’empereur qui mit Erfurt au ban de l’Empire, et par le roi de France qui donna des troupes pour la soumettre (v. note [2], lettre latine 333, pour le siège d’Erfurt). Son territoire comprenait 80 à 90 bourgs ou villages ; mais en 1665 l’archevêque de Mayence en céda 17 à l’électeur (protestant) de Saxe en échange de tous les droits qu’il pouvait prétendre sur la ville (Trévoux).

9.

Le bruit courait sans doute déjà, mais Louis xiv n’allait envoyer Retz en mission à Rome qu’en mars 1665 (v. note [7], lettre 814).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 octobre 1664

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(Consulté le 26/04/2024)

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