L. 964.  >
À André Falconet,
le 28 août 1669

Monsieur, [a][1]

Il y a ici beaucoup de monde affligé de la mort de M. de Beaufort. [1][2] On dit que les prêtres y gagneront d’autant que plusieurs font prier Dieu pour son âme : ainsi, quand l’un perd, l’autre y gagne ; mais quoi qu’il en soit, Sancta et salubris est cogitatio orare pro defunctis, ut a peccantis solvantur[2][3] Cela ne saurait manquer d’être bon pour un prince, pour un général d’armée, pour un courtisan, mais en avait-il grand besoin, vu qu’il combattait contre le Turc [4] et qu’il défendait la chrétienté ? Hoc est dubium theologicum [3] que je laisserai résoudre à Messieurs de Sorbonne. [5]

Ce 22e d’août. Nous avons ici un médecin dangereusement malade ex fluxu dysenterico cum ατονια hepatis[4][6] outre qu’il est détenu d’une maladie incurable à cause des années passées : il a 72 ans, c’est M. Jacques Mentel, [7] meilleur médecin qu’il n’est éloquent. Nous allons avoir un nouveau cardinal qui sera M. le duc d’Albret,  neveu de M. de Turenne, [8] et qui sera nommé le cardinal de Bouillon. [5][9] Il est docteur de Sorbonne, [6] savant, libéral, agréable, aimé et prisé de tous ceux qui le connaissent. Dieu lui fasse la grâce de faire autant de bien à la France que les deux derniers lui ont fait de mal. [7] Il y a bien du monde ici qui veut que M. de Beaufort ne soit pas mort, mais seulement blessé et prisonnier à Candie, [10] plût à Dieu que cela fût vrai !

Le 25e de ce mois est mort un des nôtres nommé M. Chartier, [11] âgé d’environ 35 ans. [8] Il avait heureusement vendu sa charge de médecin par quartier il n’y a pas six mois. Il restait professeur du roi ; la charge est aujourd’hui perdue, au moins est-elle au pillage. Il était, à ce que j’entends, fort débauché. Inciderat in fluxum dysentericum[9] ensuite la fièvre continue [12] l’attrapa, dont il est mort le neuvième jour, tant faute de bon appareil qu’autrement : [10] il n’a été guère saigné, [13] on dit qu’il a été purgé [14] trop tôt ; tant y a que, malo, imo pessimo suo fato transiit ad plures, imo illam regionem penetravit, unde negant redire quemquam[11][15] J’ai vu le père, [16] les deux fils, [17] qui tous trois sont passés. De ces trois on n’aurait su en faire la moitié d’un bon médecin ; mais en ce monde, et les ânes et les chevaux meurent aussi bien que les mulets et les chartiers. [12] Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 28e d’août 1669.


a.

Bulderen, no ccccxcvii (tome iii, pages 321‑322) ; Reveillé-Parise, no dcclxxxix (tome iii, pages 702‑703).

1.

V. note [3], lettre 968, pour la disparition du duc de Beaufort au siège de Candie.

2.

« C’est une saine et sainte méditation de prier pour les morts, afin qu’ils soient délivrés du péché » ; adaptation du Second Livre des Maccabées (12:46) :

Sancta ergo et salubris cogitatio pro defunctis exorare ut a peccato solverentur.

[Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu’ils fussent délivrés de leur péché].

3.

« C’est une conjecture théologique ». Guy Patin tenait, à n’en pas douter, le duc de Beaufort pour un insigne libertin noyé dans le péché.

4.

« d’un flux dysentérique avec faiblesse [atonia en grec] du foie ».

5.

Emmanuel-Théodose de La Tour d’Auvergne (Turenne 1643-Rome 1715), cardinal de Bouillon, fils de Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne (v. note [8], lettre 66), duc de Bouillon, était neveu de Turenne. Entré dans les ordres sous le nom d’abbé-duc d’Albret, puis devenu chanoine de Liège en 1658, il avait obtenu, grâce à son oncle, la faveur de Louis xiv. Le roi lui avait octroyé de riches bénéfices, lui faisait avoir le chapeau de cardinal et le nomma son grand aumônier. Son excessive fierté, ses hauteurs, ses prétentions sans mesure lui créèrent de nombreux ennemis, entre autres Louvois, et finirent par le brouiller avec le roi qui le bannit de la cour (G.D.U. xixe s.).

Eusèbe Renaudot {a} a noté dans son Journal (pages 260‑261) :

« J’ai présenté, vers le commencement de cette année 1669, {b} à M. le duc d’Albret un poème latin fort ample, avec des épigrammes et autres compositions en grec, chaldaïque, syriaque, hébreu, égyptiaque et samaritain, sur le sujet de la nomination que le roi a fait de sa personne à la dignité de cardinal pour la première promotion, {c} que ce prince {d} reçut avec une joie et satisfaction singulières, qu’il a témoignées à plusieurs personnes de qualité qui le sont venues complimenter sur cette élévation que son mérite ne lui a pas moins procurée que sa naissance. Mon fils Eusèbe, {e} qui en était l’auteur et qui se perfectionne fort dans la connaissance de ces langues orientales, l’a salué ensuite et a été fort bien reçu de Son Altesse, laquelle est partie, depuis sa création, de cette ville pour Rome au commencement de février 1670. » {f}


  1. V. note [16], lettre 104.

  2. Sic.

  3. Première des deux promotions que fit le pape Clément ix en 1669 (5 août et 29 novembre).

  4. Les Bouillon étaient princes étrangers (de Sedan), et non princes du sang.

  5. Le savant abbé Eusèbe Renaudot (1646-1720) fut élu membre de l’Académie française en 1688.

  6. L’abbé-duc d’Albert reçut le chapeau à Rome le 19 mai 1670.

6.

Ce doctorat en Sorbonne n’était pas allé sans quelque difficulté (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, tome ii, pages 104‑105, année 1664) :

« L’après-dînée, {a} je fus en Sorbonne, à l’acte de M. le duc d’Albret, neveu de M. de Turenne. M. l’archevêque de Paris {b} présidait. Le répondant se couvrait quelquefois, comme étant prince, et la chose avait été ainsi résolue en Sorbonne, dont les jeunes bacheliers de condition étaient fort offensés et avaient fait ligue entre eux de ne pas disputer. J’ai su depuis que M. de Marillac, seul des bacheliers de condition, avait disputé, M. le premier président {c} l’ayant voulu absolument pour obliger M. de Turenne ; que les autres lui en avaient fait reproche et que l’abbé Le Tellier {d} s’était le plus signalé, ayant dit beaucoup de choses fort désobligeantes. […]

Le mardi 4 mars, je fus voir M. de Turenne sur l’acte de son neveu. Il me parla de l’intrigue des bacheliers, avec grand sentiment que l’abbé Le Tellier se fût déclaré chef contre lui, et que M. Le Tellier l’eût vu deux fois sur cela, ne lui eût donné que des paroles générales et n’eût pas empêché son fils d’agir ; que à bien faire des compliments il en savait aussi faire ; mais que ce n’était pas là être bon ami ; qu’il était sensiblement obligé à M. le premier président, et qu’il avait été remercier M. de Marillac. »


  1. Du jeudi 28 février.

  2. Hardouin de Beaumont de Péréfixe.

  3. Lamoignon.

  4. Frère de Louvois et archevêque de Reims en 1710.

7.

Guy Patin voyait un grand avenir au cardinal de Bouillon, puisqu’il le comparait ici, avec espoir de mieux, à Richelieu et Mazarin.

8.

Philippe Chartier (Paris 1633-ibid. 25 août 1669), fils du second lit de René (v. note [13], lettre 35) et demi-frère cadet de Jean (v. note [13], lettre 271), avait été camarade d’études de Charles Patin, le second fils de Guy, et classé devant lui dans le rôle des licenciés en 1656. Reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en janvier 1657, Chartier avait obtenu en 1662 la chaire du Collège de France dont son père puis son demi-frère aîné, Jean, avaient été titulaires avant lui. Il avait revendiqué le traité de Jean en faveur de l’antimoine (Paris, 1651, v. note [13], lettre 271), dont il se vantait d’être l’auteur, quoique rien ne paraisse moins probable (O in Panckoucke). Il ne nous reste de ce professeur royal que quatre thèses :

9.

« Il était devenu la proie d’un flux dysentérique ».

10.

Appareil (Furetière) : « en termes de chirurgie, se dit de la première application d’un remède sur une plaie qu’on panse. On ne saurait juger de la qualité d’une blessure qu’après avoir levé le premier appareil. Cet homme est mort faute de bon appareil, ou autrement ». Le mot est à prendre ici au sens général de traitement.

11.

« par un mauvais sort, et même le pire de tous, il est parti pour l’au-delà [v. note [13], lettre 248] ; et le voilà entré dans cette contrée d’où, dit-on, nul ne revient jamais [Catulle, v. note [11], lettre 237]. »

12.

Chartier était l’orthographe de charretier au xviie s.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 28 août 1669

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(Consulté le 26/04/2024)

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